Article de Jean PICKENS
Quelques aspects de l’utilisation de l’avion de transport supersonique.
Un point de vue étude, conception et réalisation technique, l’appareil de transport supersonique est déjà entré dans l’histoire. Que, dans ce domaine toutefois, les ingénieurs n’aient pas encore maitrisé tous les problèmes, rien là, que de très normal. Mais les constructeurs restent pratiquement sûrs d’y parvenir. Voilà pourquoi, dès aujourd’hui, les utilisateurs entrent en scène. Assurés d’avoir vers 1970, à mettre en service ces machines sur leurs lignes aériennes, ils se disposent à affronter des éléments d’exploitation encore peu ou mal connus. C’est pour étudier une partie de ces questions et apporter ainsi une aide constructive aux industries aéronautiques mondiales que la Fédération Internationale des Associations de Pilote de Ligne (IFALPA) va organiser, à Londres, du 12 au 14 novembre, un très important congrès au cours duquel des experts français, anglais et américains aborderont ces problèmes dans le cadre de cinq commissions présidées chacune par un pilote de ligne. En attendant les résultats des travaux de ce congrès, nous avons pensé qu’un rapide et, bien sûr, incomplet survol des difficultés posées par la venue de l’aviation de transport supersonique trouverait un écho favorable auprès de nos lecteurs.
Tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes aéronautiques. La situation peut se résumer ainsi : les Etats-Unis ont possédé jusqu’à présent le monopole quasi exclusif de la fourniture du matériel aéronautique civil. Or, cette position a été fortement entamée en Europe (Caravelle) et maintenant les Européens prennent pied aux USA avec divers appareils, dont notamment le ”Concorde“, le ”Mystère 20″ et le « BAC 111”. En contre partie, les Américains essaient de rétablir leur hégémonie sur les réseaux internationaux, sur la base des années 45 à 50.
Il est évident que l’avion de transport supersonique (ATS) franco-britannique représente une arme de valeur dans cette lutte. Les commandes récentes le prouvent. Toutefois, il ne nous appartient pas d’examiner les motifs économiques sociaux et politiques qui ont conduit à la mise en chantier d’un ATS. Restons donc dans le domaine purement aéronautique.
Nous avions déjà évoqué quelques problèmes que posait l’arrivée de l’ATS. Tant pour l’avion lui-même que pour son milieu ambiant. D’une manière fort schématique d’ailleurs, car fouiller le détail nous eût amené à d’épais bouquins.
La réalisation d’un ATS prête à beaucoup de discussions, ce n’est pas niable. Mais puisqu’il doit être réalisé, autant que ce soit par nous. Nous disposons d’une avance confortable, gardons-là. Sur le plan technique pur, la réalisation d’un ATS (Mach 2,2) pose des problèmes sérieux, bien entendu, mais pas insurmontables. Les ingénieurs anglais et français sont d’une compétence établie et reconnue, il n’y a qu’à leur faire confiance.
Cela n’est pas discutable ; néanmoins certains problèmes inhérents à l’ATS ne sont pas sans préoccuper les dirigeants des Compagnies. En premier lieu, ils craignent d’avoir à rééditer, à la puissance ”X » la trop fameuse histoire de la mise en service des quadriréacteurs. On en a fait, ainsi qu’il est de règle, un recueil d’histoires drôles. Il y a quelque trois ou quatre ans, personne ne songeait à rire, surtout parmi les navigants. Il ne faut pas oublier cette vérité première qu’un avion, aussi réussit soit-il, n’est pas qu’une machine.
Sur l’autonomie d’abord …
Nous allons évoquer les trois problèmes majeurs qui rendent les compagnies soucieuses. Ce sont l’autonomie, le bruit et la rentabilité de l’appareil. C’est une équation dont deux termes sont résolus (ou résolvables) partiellement et à une inconnue. Pour parapher le slogan « Caravelle”, ”l’avion de demain sur les terrains d’aujourd’hui », nous pouvons dire que l’ATS (Mach 2) est, dans une certaine mesure « l’avion de demain avec une technique d’aujourd’hui ». Ce sera, toutes proportions gardées, un avion classique, construit en matériaux classiques. D’ailleurs, en bonne logique, il vaut mieux voler en supersonique qu’en transsonique. Les problèmes aérodynamiques y sont plus simples et les phénomènes plus stables. Un constructeur en a fait la pénible rt coûteuse expérience.
Par définition, un ATS est un avion très ”serré” au point de vue du carburant, notamment en ce qui concerne les réserves à l’arrivée. On ne peut pas prévoir ”large » car, si l’on augmente le tonnage, les frais d’exploitation grimpent dans une proportion interdisant toute notion de rentabilité. Pratiquement, un ATS est un appareil prévu pour une étape type. En supposant que la version long-courrier ait une autonomie suffisante pour accomplir, dans tous les cas de vol, une étape dont la longueur de base soit environ 3200 MN, autrement dit Paris-New York. Il en demeure que dans beaucoup de cas l’appareil pourra être qualifié de « tout ou rien”. Nous voulons dire par-là qu’il ne pourra quitter son altitude de croisière pour entamer la procédure de décélération et de descente que s’il est sûr de pouvoir se poser. Le dégagement en approche pu à basse altitude étant pratiquement exclu.
Problème de l’attente- En fonction d’un vol type transatlantique effectué avec un ATS Mach 2,2 (dessin du haut), voici (en bas) le profil de consommation établie d’après les documents officiels (IATA et OACI°. On notera la faiblesse des réservoirs à l’arrivée, qui ne permettent pas la souplesse d’exploitation des subsoniques. Nous excluons volontairement la réserve d’attente, car on ne sait pas quelles seront les conditions prévues (attente basse ou en altitude). Au surplus, il est difficile de trancher le problème si l’on songe qu’on ne peut dire actuellement ce que coûte l’attente par an sur Boeing 707 et ”Caravelle« . Et comment faire autrement, comment chiffrer notamment les délais variables en procédure ?
On conçoit qu’il soit difficile de prendre son temps à Mach 2,2. La notion d’urgence prend tout de suite un aspect quelque peu inquiétant. Ce qui, entre parenthèses, suppose un équipement très développé pour présenter immédiatement à l’équipage l’état de sa machine. Pour le cas qui nous occupe, nous nous trouvons devant une alternative. Ou l’équipage doit pouvoir disposer d’une manière continue d’informations précises et immédiates et en grand nombre, ou il dispose d’un équipement lui permettant, dans une certaine mesure, de se passer d’une partie de ces informations. Dans le premier cas, cela suppose une infrastructure au sol considérablement développée. Il semble illusoire de pouvoir s’attendre à pareille chose. Le deuxième terme de l’alternative conduit à un suréquipement de l’avion en appareils de navigation, d’approche et de communications. Si l’on se fonde sur des exemples connus d’appareils supersoniques ”autonomes », l’équipement de navigation seul revient à quelque 30 ou 40% du prix total de l’avion. C’est considérable. D’autant plus qu’il n’y a pas que cela à bord. D’équipement en équipement on arrivera vite à des sommes astronomiques. En se limitant raisonnablement, il faut tout de même compter sur quelques 20 à 25 millions de francs, semble-t-il. Quoiqu’en ce domaine il soit assez hasardeux de risquer des chiffres, l’absence de toute doctrine laissant le champ ouvert à toutes les suppositions. On ne sait pas encore quels seront les désidératas des compagnies. Mais le phénomène est irréversible (voir les engins spatiaux).
La question de l’approche et de l’atterrissage est particulièrement importante sur un ATS. Pour de multiples raisons, il faudra, presque obligatoirement, un système d’approche et d’atterrissage automatique. Sans préjuger des équipements autres, comme le régulateur d’approche. L’approche sur un « Delta” se fait aux grands angles, au deuxième régime, le tout assorti d’une certaine instabilité de vitesse. Il faut pouvoir corriger vite et bien. C’est le but du régulateur qui, en fonction de l’angle d’attaque et de la vitesse ajuste à la meilleure poussée. Il parait qu’en cas de panne de ce dispositif l’approche est rendue très difficile et nécessite l’intervention continue et simultanée des deux pilotes.
Beaucoup de choses reposent sur le système de propulsion qui constitue la pierre d’achoppement de l’ATS. Il faut pour obtenir l’autonomie avoir un bon rendement de propulsion dans tous les cas de vol. Pour le décollage et l’accélération supersonique, il semble qu’il faille avoir un rendement de poussée maximal. Autrement dit, il faut concilier – avec bonheur – des exigences contradictoires.
La solution adoptée pour l’ATS franco-anglais est celle d’un turbofan associé à une PC (Post Combustion) avec des dessins de partie avant et partie arrière assez compliqués. Résumons : entrée d’air à section variable et évolutive, le GTR, puis la PC, tuyère à sections variables sur l’air primaire et l’air secondaire, silencieux et inverseur de poussée. Ceci pour obtenir un rendement correct tant en subsonique qu’en supersonique. D’où complexité certaine. Il convient de noter que la solution du Nord ”Griffon” – qui a été écartée – était beaucoup plus simple.
Rappelons-le, l’ATS ne sera pas si supersonique que cela. Des segments importants du vol seront accomplis en subsonique. Outre, bien entendu, le décollage et l’atterrissage, il y aura la montée et la descente, les accélérations de subsonique au supersonique et inversement se faisant en altitude.
et puis sur le bruit…
Le décollage et, au moins la montée initiale, se feront avec GTR et PC allumés (1), de même que l’accélération. Le vol en supersonique devant, en principe, se faire sur la seule PC qui fonctionne en statoréacteur. C’est bruyant.
Pour le décollage, aux questions que l’on peut poser, on répond que cela ne dure pas longtemps. Réponse assez discutable sur plus d’un aspect. Poursuivant plus avant, je me suis attiré la réponse : ”Les gens n’ont qu’à pas habiter là« . C’est sans doute le principe inverse qui a conduit au projet de Paris-Nord, aérodrome construit à un endroit où l’on ne risque pas de gêner les gens d’une part et où l’on peut se construire l’aérodrome que l’on veut sans avoir à tenir compte de ce qui a été plus ou moins bien fait auparavant (2).
Vu en coupe horizontale (dessin du haut) et horizontale, voici le champ des variations de pression pour un vol d’ATS. La croissance maximale des pressions se fait entre Mach 1,5 et la croisière. Ce qu explique le problème délicat de l’accélération qui ne peut avoir évidement lieu au-dessus des régions habitées.
Il reste qu’en régime établi supersonique, l’ATS traîne tout un système d’ondes de choc dont la taille et la force croissent sensiblement avec la masse de l’appareil. La vitesse au-dessus de Mach 1,5 importe assez peu. Le problème est très complexe : qu’il nous suffise de savoir que, pour les tonnages considérés comme probables pour l’ATS, les effets de variations de pression rapides dues aux ondes de choc sont déplaisantes et même intolérables au-dessus des régions habitées. En régime établi. En accélération subsonique-supersonique l’intensité des variations de pression est beaucoup plus grande. Il n’y a aucun moyen d’y échapper, car le « bang” est lié à l’angle d’attaque de l’aile (qui augmente avec l’altitude) (Théorie discutée mais vérifiée cependant par les faits). Il en résulte que, dans l’état actuel des choses, les accélérations devront se faire dans des zones particulièrement (sans parler du vol). Ce ne sera pas très gênant pour des lignes transatlantiques, mais très pénalisant pour les autres.
Sur la rentabilité enfin.
L’ATS sera un avion cher, donc produit en série relative petites. Ce qui, au départ, nous donne tous les éléments d’un parfait cercle vicieux. Bien que les promesses de commande affluent et que l’avenir de l’ATS Mach 2,2 apparaisse dégagé de toute concurrence immédiate. Il serait illusoire de compter sur des séries très importantes, disons dépassant des dizaines. Au surplus, il ne faut pas s’attendre non plus à une baisse importante du prix, qui au départ, doit certainement inclure la certitude d’une série.
A ceci, il convient d’ajouter les limitations en ligne que nous évoquions en partie plus haut. En outre, commes toutes les étapes ne correspondent pas à l’étape type (Paris-New York par exemple) et bien qu’il soit prévu une version moyen-courrier, on doit s’attendre à des fluctuations sensibles de prix de revient en exploitation. Bref, l’ATS sera nettement plus cher au km/passager que les quadriréacteurs. On avance environ 30%. A ce sujet, il convient de rappeler que les jets subsoniques qui revenaient à 20 ou 30% moins cher du km/passager que les avions conventionnels n’ont pas pour autant ^permis de baisser les tarifs. A moins que tout le monde suive l’exemple de la PAA et sa politique de baisse à outrance des tarifs aériens.
Les évènements actuels n’aident pas à se faire une idée précise de ce que sera le futur. On ne peut que partager l’inquiétude des dirigeants de Compagnies qui vont avoir un avion techniquement parfait mais cher et dont les conditions d’exploitation restent encore à définir.
La guerre de Mach 3 aura-t-elle lieu ?
Comme nous le disions au début de cet article, l’ATS s’inscrit dans un contexte dépassant largement le domaine aéronautique. S’il faut voler supersonique on volera supersonique. Prenons cela comme postulat de départ. Dans ces conditions, le Mach 2 est logique, c’est la grande vitesse aux moindres frais et aux moindres problèmes. Par contre, il s’agit d’une génération différente en ce qui concerne le Mach 3 qui, lui, n’est plus un avion en matériaux traditionnels (gare à l’addition !) et semble soulever des problèmes difficilement solubles pour ne pas dire plus. Les Américains l’ont bien compris. Ils sont coincés entre le marteau et l’enclume. D’une par les Européens, pour avoir su prendre le risque à temps, bénéficient d’une avance confortable pour le Mach 2 et, vont rafler le marché. D’autre part, la réalisation d’un ATS Mach 3 ou plus est considéré par beaucoup comme une hérésie technique et commerciale.
Un avion commercial volant à Mach 3 et amorçant au-dessus de Paris un virage incliné à 20° à gauche (virage pratiquement imperceptible pour les passagers), se retrouve 15 minutes plus tard dans le ciel de Nice. Il faudra donc décoller comme un obus dans l’azimut du but.
Par exemple, la plupart des projets Mach 3 (et plus) sont à géométrie variable. Ce qui est logique en soin. Mais il faut alors prévoir le cas où les ailes ne voudront pas se déployer. Il parait d’ailleurs que ce sera un élément de certification. Il faudra alors atterrir en configuration supersonique, ce qui implique des vitesses d’atterrissage considérables. D’après ce qui a été avancé, on pense que ce serait de l’ordre de 6 à 700 km/h. Où trouvera-t-on les pneus, les pistes et les dispositifs d’arrêt ?
Il est bien certain que nous abordons un domaine assez curieux. Pour nous changer les idées, voici ce que nous avons trouvé dans une revue professionnelle. Aux altitudes de croisière communément admises pour un ATS Mach 3, la force d’attraction terrestre est diminuée (voir Mr Newton). L’appareil sera plus léger en vol qu’au sol, sans tenir compte du carburant brûlé, bien entendu. Les satellites, quel que soit leur poids au sol, gravitent en état d’apesanteur. Le Mach 3 n’en est pas encore là et son poids variera suivant la latitude et la direction du vol. Ainsi, cap à l’Est à l’équateur, un Mach 3 de 140 tonnes « perd » à peu près 3,6 tonnes. En ajoutant l’effet d’altitude, on arrive à un allègement total de 4,6 tonnes environ. Bien entendu avion et occupants subissent ce phénomène.
Le problème des évolutions est assez surprenant lui aussi. Un Mach 3, cap à l’Ouest au départ de Paris et prenant une inclinaison à gauche de 20° environ, se retrouvera quelques quinze minutes plus tard, volant au cap inverse du côté de Nice. Si, pour des raisons de confort des passagers, on limite l’inclinaison à 30° et l’accélération à 1/3 de g (sensiblement ce que l’on ressent pendant un décollage en quadri jet) on décrira des cercles de 300 km de diamètre. Pour faire un virage de 180° en 40 km, il faudra prendre une inclinaison de 70° et « encaisser” 3 g, soit presque le seuil du voile gris. Pourtant cela ne représente qu’un taux de virage de 100°/mn. Moralité : il ne faut pas virer.
Un certain M. Coriolis a dit que les mobiles étaient déviés sur leur droite dans l’hémisphère Nord proportionnellement, entre autres, à leur vitesse et au sinus de la latitude. Un Mach 3 volant vers l’Est sur le parallèle 80° N et incliné de 5° à gauche fera des cercles autour du Pôle sans quitter le 80° N. Pour rester sur le parallèle 50° N (approximativement Gander-Paris) il faudra voler incliné de 1,5°.
Dans la plupart des cas avec un Mach 3 on précède le soleil. On arrive en temps local avant d’être parti. D’astucieux programmateurs pourront, compte tenu des escales, calculer des horaires où l’on ne servira que des petits déjeuners. D’où forte économie sur les prestations. On sait que lorsqu’on franchit la ligne de changement de date on ajoute ou retranche un jour suivant le sens du vol (cap à l’Ouest on ajoute, cap à l’Est on retranche). Avec un peu d’imagination, on peut envisager des cas où cette ligne est franchie dans le même sens plusieurs fois par jour. Nous laissons à nos lecteurs le soin de déterminer quel jour il sera.
Nous termineront là cette étude qui n’est pas, tant s’en faut, complète. Nous avons négligé beaucoup de problèmes pour nous consacrer aux préoccupations des dirigeants des Compagnies. Il existe encore nombre de choses sur lesquelles il faudrait nous étendre. Par exemple les équipements, le propulseur, les problèmes relatifs à l’équipage, de quoi aura-t-il besoin ? etc. Nous aurons certainement l’occasion de revenir à l’ATS un jour ou l’autre. On a parlé de révolution lors de l’apparition des quadriréacteurs. C’était un peu exagéré. Mais avec l’avion de transport supersonique le mot risque d’être faible.
(1) La montée proprement dite s’effectuerait à 300 kts, pour raison de bruit, soit la vitesse identique à celle des quadri jets subsoniques.
(2) C’est parfait pour Paris, cela résout le problème – en partie – pour nous. Oui, mais les autres ? C’est la solution qui écarte la ville. Ce n’est pas nouveau : Saint-Pierre-des-Corps pour Tours. Les Aubrais pour Orléans, ont été réalisés au XIXe siècle par les Chemins de Fer