Article de Jacques MORISSET

Ce XXIXème Salon du Bourget restera probablement celui de la confrontation entre les deux plus gros avions supersoniques existants au monde : Concorde représenté par le prototype 001, et le Tupolev Tu-144 ; le fait qu’il s’agisse, en même temps, d’avions de transport commercial matérialise l’extraordinaire pari qu’ont fait, il y a huit ou dix ans, les ingénieurs britanniques, français et soviétiques en décidant leurs gouvernements à supporter la création d’avions de transport supersonique. Un pari qui ne s’oubliera pas de sitôt, étant donné les enseignements gigantesques qu’il implique désormais : la division par 2 ou par 3 des temps de transport, le rapprochement de pays éloignés, le coup de fouet donné à l’industrie, l’abandon total de tout complexe d’infériorité vis-à-vis du quasi monopole américain en matière de transport aérien, l’importance enfin du coût du programme de développement, coût que les adversaires politiques de Concorde ne cessent de souligner et de regretter.

Cela étant, comparer l’avion franco-britannique et son concurrent soviétique n’est guère facile. D’un côté, un appareil, Concorde, dont les caractéristiques techniques et les performances ont été largement dévoilées : un avion de 175 tonnes en version de série, capable de transporter 120 passagers (et même probablement un peu plus) sur l’étape classique Paris-New York en un peu moins de trois heures et demie. Vitesse de croisière raisonnable (sous l’angle de la durée de vie de l’avion et de son économie) : Mach 2 à Mach 1,05, soit 2100 à 2150 km/h à 18.000 mètres d’altitude. Un niveau de bruit enfin qui ne sera pas supérieur à celui des avions actuels, mais dépassera sensiblement celui des avions de la nouvelle génération.

De l’autre, un avion à la fois bien connu, en ce qui concerne l’aspect extérieur, et dont les performances commerciales sont l’objet de diverses spéculations, car la seule publication des deux chiffres déjà connus : Mach 2,5 et 6000 kilomètres, ne permet pas, et de loin, d’apprécier le niveau des performances réelles de l’appareil. L’arrivée au Bourget, mardi dernier, du Tu-144 n’a pas permis tout au moins au moment où nous écrivons ces lignes, de déduire quoi que ce soit sur ce niveau de performances, sauf sur un point : le Tu-144 semble peu bruyant ; encore faudrait-il l’entendre au décollage et à pleine charge. L’appareil, ne l’oublions pas, est en effet doté de moteurs à double flux dont le bruit en approche et en vol à basse vitesse devrait principalement être un bruit amont, provenant des soufflantes : mais étant donné la longueur des manches d’entrée d’air, celles-ci peuvent jouer un rôle insonorisant non négligeable.

De plus – et c’était là ou résidait le vrai suspense – on se demande quel Tu-144 viendrait : le prototype qui a volé en décembre 1968 ou une machine plus proche de la série ? La réponse est simple ; c’est le prototype qui est venu ; avec ses formes relativement peu évolutif, nettement moins sophistiquée que celle de Concorde. C’est donc très probablement sur les entrées d’air et les tuyères d’éjection que les techniciens vont focaliser leur attention. Tout en se demandant précisément si les Tu-144 de série – dont la sortie serait proche – ne seront pas finalement assez différents de l’avion exposé.

Il n’est pas exclu, bien entendu, que M. Alexi Tupolev puisse donner quelques précisions sur l’avion qui sera mis en service. En attendant, la présentation des 5 et 6 juin aura au moins le mérite de lever un peu le voile sur l’appareil, sur ses caractéristiques de décollage et de bruit.

C’est finalement à Toulouse que nous avons trouvé la réponse à une question qui fait couler beaucoup d’encre : est-il concevable qu’un appareil de cette classe (et sur ce point, Concorde et le Tu-144 ne devraient guère différer) puisse survoler en régime supersonique des territoires habités. Pour le savoir, il faut faire des mesures. Et précisément, dans le cadre des Journées d’études des problèmes posée par l’aviation commerciale supersonique, organisées récemment à Toulouse par Sup’Aero et le Centre de Perfectionnement Technique, l’ingénieur en chef de l’Air J C Wanner, spécialiste connu du “bang” sonique, a apporté quelques lumières en faisant état des études théoriques et expérimentales menées conjointement par le ST Aé, le CEV et l’Institut franco-allemand de Saint-Louis.

Des mesures ont été faites en vol avec le Mirage IV et Concorde volant à Mach 2 et 15.000 mètres (conditions représentatives de la croisière). La classique signature en N, perçue sur une bande de 70 kilomètres de largeur, a les caractéristiques suivantes (vol rectiligne en régime stabilisé) :

– pour le Mirage IV, une variation de pression de 3,6 millibars, et une durée de 0,45 s.
– pour Concorde (plus gros et plus lourd), 1 millibar et 0,30 s.

Ces valeurs correspondent à des effets physiologiques et mécaniques négligeables. Mais en accélération rectiligne, en virage, en mise en descente, les phénomènes de focalisation induisent des variations de pression qui peuvent être cinq fois plus élevées (superbang). Il existe même des cas de superfocalisation (virage focalisant) induisant des variations de pression neuf fois plus élevées, et insupportables. Or le CEV a pu déterminer avec précision les types de manoeuvre correspondant à ces cas, et en déduire les limitations d’évolutions qui en éviteront l’apparition ou permettre de placer le superbang là où il ne serait pas gênant (ce superbang étant inévitable en accélération).

Conclusion ; le vol supersonique d’avions de transport au-dessus des terres sera très probablement possible, à conditions de respecter strictement certaines règles de vol.