Interview par Marc CLUZEAU, de M. Henri ZIEGLER président de l’Aérospatiale

M. Henri Ziegler, Président-Directeur Général de la Société Nationale Industrielle Aérospatiale (SNIAS), répond aux questions du PELERIN.


Le Pèlerin – Le Président de la République vient de donner, et avec quel éclat ! Sa caution personnelle à la réalisation d’importance gigantesque qu’est Concorde. Cet appareil supersonique a coûté très cher, monsieur le Président, et subit des attaques virulentes. L’on a vu le président Pinay rejeter « l’avion des milliardaires américains” et le député Jean-Jacques Servan-Schreiber traiter de ”désastre économique » un projet dont il faisait l’éloge en 1967 ?

Henri Ziegler – Soyons sérieux. Le Tupolev Tu-144 devrait, dès cette année relier Moscou à Khabarosvsk, sur les rives du Pacifique, puis Moscou à Calcutta, capitale d’un pays paralysé par l’éloignement et le sous-développement. L’avion des milliardaires devient l’avion des prolétaires. Dans deux ans, peut-être, un réseau supersonique géré par l’URSS rapprochera les peuples sous-développés de l’Asie, et de l’Extrême-Orient, de l’Australie, de l’Europe, de l’Amérique du Sud, de l’Afrique en marche vers le progrès.

Ne restera-t-il alors à Air France et aux autres lignes européennes, pour sauver leurs réseaux, qu’à acheter des Tupolev Tu-144, en pleurant sur les ruines du Concorde, effort d’audace d’une Europe rajeunie, prématurément arrêté au moment où se précise le succès ? Non ! Cela ne saurait arriver.

Un avion nouveau, un moteur nouveau = longs essais.

Le Pèlerin – Pour beaucoup de Français, les essais semblent s’éterniser. On a parlé de problème de mise au point des moteurs. Ces délais sont-ils normaux ou les techniciens se heurtent-ils à des problèmes plus ardus que prévu.

Henri Ziegler – Les essais, qui ont commencé avec le premier vol en 1969, et le Pèlerin était présent à Toulouse, se sont déroulés jusqu’en mars 1971 dans des conditions particulièrement satisfaisantes. Ils ont apporté, en particulier, la confirmation des performances de l’appareil dans le fameux équilibre charge utile, rayon d’action qui était la clé du succès technique du problème.

L’appareil est facile à manoeuvrer au décollage, à l’atterrissage, en approche, en vol. Le contrôle, depuis les basses vitesses, est excellent. Nous avons complété les essais par l’arrêt brutal de deux moteurs ; le contrôle reste parfait.

Si ses essais ont été un long, c’est qu’il a fallu explorer, avec beaucoup de méthode, des domaines nouveaux dans lesquels on n’avait jamais pénétré. Il faut également tenir compte du fait que les moteurs sont en évolution. Il est dans toute l’histoire de l’aviation un problème difficile : c’est celui de développer en même temps un avion nouveau et un moteur nouveau.

Pourquoi prendre le supersonique pour cible ?

Le Pèlerin – Une polémique passionnée s’est déclarée ces derniers mois autour de problème de la pollution de l’atmosphère et de modifications écologiques. Que peut-on en penser.

Henri Ziegler – En réalité, il y a un problème de pollution très sérieux dans le monde moderne ; l’accroissement explosif de la population et tout ce dont cette population s’entoure en moyens de transport, en sources d’énergie, en produits chimiques, ont créé des problèmes de pollution. Il donc normal qu’aujourd’hui ces problèmes soient au premier rang des préoccupations des populations. Mais pourquoi prendre l’avion supersonique comme cible dans cette affaire. Car, enfin, la pollution atmosphérique due aux avions est absolument insignifiante et je vous renvoie aux documents et aux études sérieuses qui ont été faites sur ce point. Il en ressort que pour une même masse de combustible utilisé, Concorde émet trente à cinquante fois moins de polluant qu’une automobile

Une flotte de trois cents Concorde en exploitation produira à peu près la quantité de polluants du millième du parc mondial automobile. J’ajoute que lorsque des améliorations sont possibles, des mesures sont prises et en particulier les moteurs du Concorde, dont les premiers modèles expérimentaux produisaient pas mal de fumées, ont été modifiés. Une chambre de combustion annulaire remplacera les chambres de combustion multiples et ceci doit pratiquement faire disparaitre les fumées.

Les bangs : moins nombreux que chez les militaires

Le Pèlerin –  A deux fois et demi la vitesse du son, les « bangs” ne risquent-il pas de troubler plus encore la vie des populations survolées. Le phénomène qui résulte du passage de l’onde choc, liée au vol d’un avion en régime supersonique, risque en effet d’entrainer des troubles physiologiques profonds.

Henri Ziegler – Un grand nombre de facteurs entre dans ce phénomène et aujourd’hui encore mal connus. Dans ces facteurs, la régularité du vol joue un rôle important, car les évolutions de l’avion peuvent produire des problèmes de focalisation et c’est à des problèmes de focalisation de cette nature que sont dus des bangs explosifs, comme ceux qui sont produits par des avions militaires effectuant des manoeuvres et ne reprenant pas suffisamment d’éloignement.

L’altitude joue également un rôle très important, de sorte qu’actuellement on ne peut pas dire quelle sera exactement l’incidence réelle, la répercussion, la perceptivité réelle d’un vol supersonique sur une zone habitée. A tout hasard, un certain nombre de milieux politiques ont pris des précautions. C’est ainsi qu’aux Etats-Unis on a interdit les vols supersoniques au-dessus des régions habitées, avant même que l’on sache exactement quel en sera l’effet.

Je vous dirai que ceci n’est pas une gêne importante pour la mise en service du Concorde. En effet, les vols au-dessus des zones habitées maritimes et zones désertiques sont infiniment plus importantes que ceux qui s’effectuent sur les zones à haute densité de population.

Le bruit : le législateur n’y a pas pensé

Le Pèlerin – C’est un fait que les avions font du bruit autour des aérodromes. C’est sans doute le véritable problème. On a redouté, lors du lancement du programme Concorde, que le voisinage des aéroports ne devienne intenable.

Henri Ziegler – Le problème du bruit existe et est sérieux, mais on y travaille. Il est important tout de même de donner des explications pour savoir de quoi l’on parle quand on parle du bruit.

Quand on veut l’évaluer, on prend trois points de référence : 1 – Un point de mesure à l’approche qui est situé à un mille nautique, c’est-à-dire à 1850 kilomètres avant l’entrée de la piste ; 2 – Un point de mesure au décollage qui est situé à 6500 kilomètres du point de départ ; 3 – Une ligne de mesure latérale, dont on prend le point le plus élevé et qui est situé à 0,35 nautique, c’est-à-dire à 650 mètres de l’axe de la piste.
Lorsqu’on considère ces trois points de référence, on constate que, par rapport à des avions qui depuis des années sont en service : Boeing 707, DC 8-50, par exemple, Concorde n’a rien d’aberrant. En ce qui concerne l’approche, il fait moins de bruit ; en ce qui concerne le décollage, il est équivalent ou légèrement au-dessous, et, en ce qui concerne le bruit latéral, il est un peu plus fort.

Je crois qu’il faut ajouter quelque chose au sujet du bruit. Il est certain qu’un effort pour la réduction du bruit des avions est une chose importante. Mais si elle n’a pas été faite plus tôt, c’est en l’absence de réglementation. Il est vient évident, par ailleurs, que la réduction du bruit se paye par une réduction d’efficacité du rendement des moteurs.

Ce n’est pas un avion de rêve, mais une réalité

– Pour moi, l’avenir de Concorde, c’est quelque chose en quoi j’ai confiance. Je l’ai montré en montant à bord et je suis bien décidé à tout faire pour que cet avenir se réalise (Georges POMPIDOU, Président de la République, le 7 mai 1971)

Le Pèlerin – A quel types de lignes aériennes sera réservé Concorde. On a parlé de Paris-New York, ce qui est exclu pour l’instant.

Henri Ziegler – Pour l’exploitation des lignes par le transport supersonique, on a trop parlé de la seule ligne Paris-New York ou Londres-New York, sur laquelle on ne gagne que trois heures et demie. Effectivement, si cela n’est pas sans intérêt, on peut être certain que pour tous ceux dont les obligations professionnelles les obligent à des voyages fréquents, un gain de temps de cette nature sera une source d’efficacité et une diminution de la fatigue qui ne sera pas négligeable. Mais ce qu’on oublie, c’est toute une partie du monde est située à des distances considérables, Le parcours d’Europe en Australie représente de l’ordre de trente à trente-six heures de voyages.

Le parcours du Japon est très long. Ces pays sont en expansion formidable. Les liaisons à travers le Pacifique sont d’une distance d’une tout autre dimension que la petite distance transatlantique. Et c’est là où le vol supersonique va apporter une révolution considérable. Par ailleurs, ce sur quoi je veux insister, c’est que l’arrivée du supersonique représentera pour l’économie mondiale, l’économie planétaire, une transformation absolument fondamentale et qu’il en résultera des modifications dans les concepts économiques, des rapprochements sociaux, des évolutions politiques considérables.

Cela ce n’est plu du domaine de l’imagination et du rêve. C’est une réalité.