Aviation Magazine – 1er au 14 Avril 1969
Article de Roger CABIAC

Concorde a volé, Concorde a même bien volé. Et les enseignements recueillis à la suite de ses premiers vols constituent, c’est certain, un facteur encourageant à la suite des polémiques plus ou moins bienveillante qu’on a vu fleurir, ça et là, de part et d’autre de la Manche, autour de l’appareil.
Ce facteur positif ne constitue pas, cependant, à nos yeux, une surprise de taille. Et ceux de nos lecteurs qui nous font l’honneur et l’amitié de lire notre revue peuvent attester qu’Aviation Magazine a toujours défendu la thèse suivant laquelle l’heure de vérité de Concorde ne sonnera pas à l’occasion de ses premiers vols, ni même lors de l’exploration de la plage d’essais subsoniques mais bel et bien dès que l’appareil franco-britannique abordera la tranche des expérimentations au-delà de Mach 1. C’est en effet, seulement à ce stade que les constructeurs sauront si, dans le domaine des performances, l’avion tient les promesses qui ont conduit les compagnies à prendre option sur lui.

Dans cette perspective, les industriels, concernés ne mésestiment pas la gravité des problèmes. Et, bien avant la date du premier vol, ils avaient décidé de procéder, sur la définition de l’appareil de série, à un certain nombre de modifications destinées à limiter les aléas que l’augmentation progressive du poids maximal au décollage de l’appareil faisait peser sur l’avenir commercial de l’avion.
Toutes ces modifications portent sur l’amélioration de la traînée de Concorde. Et, bien que la plupart d’entre elles ne soient pas, sur un plan trois-vues, aussi visible que le bouleversement intervenu récemment sur le SST de Boeing (ce qui prouve que la solution franco-britannique était bonne, dès l’origine), ces améliorations, portant toutes, sur la recherche d’un gain de poids, entraînent d’importantes dépenses supplémentaires. Ces modifications de la définition de série, affecte trois points suivants :

Les Nacelles–moteurs : Comme il est admis aujourd’hui que les caractéristiques du Rolls-Royce/SNECMA Olympus stade 1, prévu sur les Concorde répondant à la véritable définition de série, seront sensiblement différentes de celles de l’Olympus stade 0 qui équipe les avions prototypes, de présérie, et d’une première tranche de la série, il est devenu extrêmement douteux que les installations de nacelles, communes aux deux versions du propulseur puissent afficher un rendement maximal dans un cas comme dans l’autre. Ainsi a-t-on entrepris, à l’heure actuelle, de procéder à la meilleure adaptation possible du groupe propulsif (entrée d’air, moteur et tuyère), à ce que seront les caractéristiques et performances définitives de l’Olympus, opération d’ailleurs évolutive du fait que les essais en vol vont permettre au fil des jours de mieux connaître le réacteur.

L’arrière du fuselage : Elles résultent du fait que les essais de résistance ont montré qu’on pouvait adopter sur le plan de la construction des solutions plus légères sans perdre sur la traînée et même améliorer celle-ci.

Les extrémités de voilure : C’est l’aboutissement des recherches, depuis longtemps entreprises, en vue de trouver le meilleur compromis entre le comportement de l’appareil appelé à voler aux basses vitesses aussi bien qu’à Mach 2 ; ce compromis ayant constamment évolué au fur et à mesure que l’avion prenait du poids.
Ces nécessaires modifications entraînent, c’est évident des dépenses supplémentaires qui amèneront le coût total de développement de Concorde à approcher, en fin de compte, les 10 milliards de francs, somme à partager, à peu près a égalité, entre la France et la Grande-Bretagne, et à laquelle il convient d’ajouter, pour le lancement de la série, un financement à découvert correspondant à 1,5 milliards de francs pour chacun des deux pays. Il est vrai, toutefois, que les deux gouvernements pourront récupérer une partie de ces investissements au fur et à mesure que les ventes aux compagnies s’effectueront.
Mais pour que les compagnies aériennes adoptent définitivement Concorde, il ne suffit pas que l’appareil affiche de performances acceptables ; encore faut-il que l’avion respecte les normes de bruit tolérables autour des aéroports et passe, avec succès, l’épreuve du bang sonique ; deux facteurs déterminants qui entrent dans les conditions d’attribution du certificat de navigabilité.
Pour le bang sonique, l’affaire est simple : ou bien les vols commerciaux supersoniques seront autorisés au-dessus des régions habitées et le problème disparaît. Ou bien les vols de ce genre sont interdits, ou limités, et les débouchés de Concorde en seront affectés dans des proportions importantes.
En ce qui concerne le bruit dans la zone des aéroports, il n’est pas facile d’y voir clair actuellement. Ce qu’il y a de certain, en tout cas, c’est que, partout dans le monde, on s’achemine vers une limitation des niveaux sonores, encore qu’on puisse s’interroger sur la date réelle d’application de mesures gouvernementales en cours d’étude. Or, comme les compagnies aériennes qui ont pris option sur Concorde sont, pour la plupart, américaines, il est évident que l’avenir commercial de l’appareil franco-britannique dépend, dans une large mesure, de la décision de la Federal Aviation Administration (FAA), organisme habilité par le gouvernement des Etats-Unis, à résoudre la quadrature du cercle.
Et quant bien même admettrait-on qu’une première limitation du niveau de bruit autour des aéroports ne puisse guère intervenir, de façon effective, avant 1975, on s’aperçoit vite que, pour peu que les délais de mise au point de Concorde soient plus étalés dans le temps que prévu, l’appareil franco-britannique, qui sera au moins aussi bruyant que les avions commerciaux actuellement en service, risque de pâtir de la nouvelle réglementation en cours d’élaboration aux Etats-Unis et ailleurs.
Mais, dira-t-on, ces mesures restrictives ne seront-elles pas applicables au supersonique américain ? Pas nécessairement. Le Boeing 2707-300, à moins d’un miracle, n’apparaîtra pas sur les lignes avant 1980, c’est-à-dire avec un recul suffisant pour permettre aux motoristes d’outre-Atlantique de résoudre, de façon acceptable, le problème du bruit.
Ainsi, sans que les français et britanniques puissent y voir malice, le retard du SST américain par rapport à l’avion européen est-il de nature à protéger les USA de l’impact de Concorde et d’autant plus efficacement que sera plus grand l’écart de mise en service des deux appareils.
C’est là, on le voit, un obstacle sérieux placé sur la route de Concorde. Sérieux mais non soudain. Et l’on peut se demander si, face à ce problème connu depuis longtemps, et dont la solution est capitale pour l’attribution du certificat de navigabilité de l’appareil, les gouvernements français et britannique ont fait tout ce qu’il fallait, notamment avec les Américains, pour ouvrir, sans réticences, les routes du ciel à l’avion supersonique européen.

A l’occasion des premiers vols de Concorde : le point sur un avenir controversé.

Au lendemain des premiers vols de Concorde, il nous a paru intéressant de consulter notre ”oracle » particulier sur l’avenir de ce programme. Voici donc fidèlement transcrite la teneur des propos échangés.

Mon cher « Oracle”, j’ai toujours apprécié votre jugement. Comment voyez-vous aujourd’hui l’avenir de Concorde ?

Vous savez bien que je n’aime pas prophétiser sans m’appuyer sur l’étude de la situation présente et des voies par lesquelles nous sommes arrivés à cette situation. Ne pourrions-nous respecter cet ordre pour examiner cette délicate question ?

Commençons par le présent. Que ressentez-vous après ce premier vol tardif ?

Un soulagement certain. Six ans après le lancement de ce programme ambitieux, l’oiseau vole, enfin. Le doute, la méfiance réciproque, voire la lassitude qui menaçait après cette dernière année particulièrement énervante, vont se dissiper au fil des vols. Dès les premiers vols, très favorable, l’atmosphère s’éclaircit.

Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?

Tous les essais de simulation du comportement de Concorde réalisé à partir des résultats des essais de soufflerie, soit au sol, soit, même en vol, sur l’avion à stabilité variable, Mirage III B n° 225, nous avaient laissé espérer que conçu essentiellement pour le vol à Mach 2 Concorde n’en serait pas moins dans le domaine des basses vitesses, un des meilleurs “Delta” que nous ayons connus. Or, en vol Concorde semble se comporter encore mieux que sur simulateur. Voici donc les essais en vol partis du bon pied ; et, comme deux avions ne sont pas superflus pour la tâche qui les attend, je souhaite de tout coeur que le 002, frère jumeau du 001, prenne son envol dès que possible.

Ne pensez-vous pas que l’opinion publique a été, en général déçue de voir le Tupolev Tu 144, l’autre jumeau de Concorde le devancer dans les airs ?

J’espère bien que non. Voilà plus de trois ans que l’on parlait pour ces deux avions, de premier vol à l’aube de l’année 1968 et personne n’ignorait que les Soviétiques travaillaient également d’arrache-pied sur leur avion depuis de longues années. Qu’aujourd’hui il y ait eu, pour les deux programmes, un an de retard sur les prévisions et deux mois à peine d’écart en les deux premiers vols, cela prouve simplement, que le problème était difficile mais que les deux équipes, la soviétique et la franco-britannique de l’autre ont finalement su le résoudre. Concorde a volé suffisamment tôt après le Tupolev pour qu’il n’y ait pas place pour la déception. Après tout, ces deux mois d’écart s’expliquent, peut-être, simplement, parce que certaines choses sont plus faciles quand on est seul.

Vous semblez suggérer que le fait de travailler à deux a pu intervenir dans le retard du premier vol de Concorde. Est-ce bien votre pensée ?

En un certain sens oui, je pense qu’en cas de difficulté, et il y en a toujours, les délais de décision s’allongent forcément lorsqu’on est deux, que les conditions techniques imposées aux constructeurs peuvent aussi devenir facilement plus contraignantes lorsqu’il y a émulation entre les experts de deux pays et qu’enfin l’ensemble des procédures de gestion se complique et s’alourdit. Tout cela se répercute rapidement sur la date du premier vol.

La sévérité accrue des experts ne peut-elle être un bien, par ailleurs ?

Vous avez raison de poser cette question. Si l’on regarde le but final à savoir transporter des passagers, en toute sécurité, sur plusieurs milliers de kilomètres, à une vitesse où la température de la peau de l’avion dépasse 100°C, cette sévérité initiale se révèlera certainement payante même si elle a contribué à retarder le premier vol. Les deux autres points resteront un handicap pour tout travail de grande envergure en coopération ; mais, d’un autre côté, celle-ci peut seule permettre aux Européens de s’attaquer à des problèmes de cette importance, c’est-à-dire à l’industrie aéronautique de l’Europe de l’Ouest de rester dans la course.

Malgré ces défauts vous croyez donc la compétition indispensable ?

Oui. Mais je voudrais ne m’expliquer sur cette question qu’au moment où nous aborderons l’avenir. Je dois ajouter que ces défauts ne sont pas inhérents à la coopération et qu’on doit s’efforcer de profiter de l’expérience pour définir les voies qui permettent de minimiser, voire d’effacer, ces handicaps du travail à plusieurs. A ce propos je ne pense pas que la fameuse égalité inscrite dans l’accord de novembre 1962 ait aidé les hommes, à faire l’effort de comprendre leurs partenaires et d’adapter leurs méthodes de travail à celles de leurs vis-à-vis.

Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?

Certainement. Cette égalité représentait, en 1962, une grande victoire pour la France, fière des succès mondiaux qui s’annonçaient pour la Caravelle et le Mirage III ; mais elle rendait la conduite du programme entièrement tributaire de la bonne volonté des hommes puisqu’en cas de désaccord personnes n’a en fait pouvoir de décision. Pas même la reine Elisabeth ou le général De Gaulle comme semble l’indiquer l’éditorial de votre dernier numéro. Or, la bonne volonté est chose fragile, surtout dans l’adversité, et c’est dans ce sens que le retard du premier vol m’inquiétait le plus. Il s’est heureusement trouvé assez d’abnégation de chaque côté de la Manche pour que cette étape puisse être franchie sans trop de dégâts. Je souhaite que Britanniques et Français profitent de l’Euphorie des premiers vols pour améliorer les procédures et concentrer les structures de décision ; car il y aura encore des jours sombres sur la route du succès.

Votre qualité d’oracle vous suggère-t-elle quelques conseils ?

Conseil est un bien grand mot ; quelques réflexions tout au plus et que j’ose à peine espérer constructives. Dans l’opération Concorde chacun des quatre industriels principaux a signé un contrat distinct avec son propre gouvernement, contrat qui ne couvre que sa participation à l’oeuvre commune. On conçoit qu’il soit difficile aux industriels de trouver dans ce quadruple cadre contractuel l’unité d’action indispensable à une équipe qui devrait se sentir responsable de l’ensemble de l’avion et de son réacteur. Une mesure radicale consisterait à remplacer ces quatre contrats par un contrat unique entre les deux gouvernements d’une part,
et les quatre industriels, de l’autre Mais quand on examine le passé récent, on se prend à songer que, pour voir aboutir le contrat unique, il faudrait un miracle, que, demain, par exemple, le général De Gaulle dise oui à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun. Il paraît donc en vain de compter sur une modification du cadre contractuel pour améliorer la situation. Mais tout ce qui peut favoriser l’unité d’action d’une équipe industrielle responsable de Concorde doit être tenté car la route est encore très longue jusqu’au succès commercial de Concorde dans une définition qui s’est révélée, en 1968, très éloignée d’une définition bonne de vol. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que par exemple, le câblage d’un avion est l’élément qui subit tous les contrecoups des modifications d’équipements et qu’il constitue, donc, un point très critique sur lequel toute l’attention nécessaire n’avait peut-être pas été apportée, compte tenu des difficultés supplémentaires créées, sur ce point, par le fait que les circuits étaient définis, partie à Filton, partie à Toulouse.

Je pense que nous pouvons maintenant nous tourner vers l’avenir. Première question : ne craignez-vous pas que le retard d’un an du premier vol n’ait, déjà, des répercussions fâcheuses sur le succès commercial de Concorde ?

On aurait pu le craindre mais j’espère que cela ne sera pas ; car, du point de vue commercial, le premier vol n’est qu’une étape de peu d’importance. La table ronde que vous aviez organisée il y a près de deux ans avait bien montré quelles étaient les préoccupations fondamentales des clients ; la rentabilité, liée aux qualités techniques sur des vols supersoniques de plusieurs milliers de kilomètres, et les limitations d’emplois notamment en matière de bruit et de bang.

Je me rappelle combien les représentants des services officiels, qui avaient accepté le dialogue, avaient été retournés sur le grill à cette occasion. Pouvez-vous nous indiquer comment la situation a évolué sur ces points depuis l’époque de cette table ronde ?

Les experts officiels avaient, sans doute, été un peu optimistes en vous amenant, à l’époque, à déclarer l’année 1969 cruciale pour Concorde. Avec le retard des vols c’est, maintenant, l’année 1970 qui sera décisive. Jusque-là vous comprendrez que j’ai peu de faits nouveaux à apporter pour étayer mes prévisions. Ni sur le bruit autour des aérodromes, ni à plus forte raison, sur le bang, je ne dispose de résultat en vraie grandeur pour Concorde, résultats qui nous permettraient de préciser les problèmes posés par les vols commerciaux de Concorde. En matière de bang nous ne pouvons plus espérer de résultats significatifs de mesures en vol avant l’été 1970. Les caractéristiques du bang de Concorde sont trop éloignées de celles des avions militaires actuels pour qu’une extrapolation puisse être tentée pour évaluer la gêne causée par le bang du Concorde d’après celle causée par les vols militaires. Le bang de Concorde sera beaucoup plus allongé, d’intensité un peu plus forte pour un vol en croisière ; mais les effets multiplicatifs dus aux évolutions de l’avion seront beaucoup plus réduits. Une évaluation à priori, des niveaux de gêne comparés me paraît donc très hasardeuse. Dans l’attente des résultats plus précis, je pense qu’on peut raisonnablement espérer le libre survol des océans, en dehors des zones très fréquentées près des côtes, et craindre des restrictions très sévères pour le survol supersonique des terres habitées. Le trafic long-courrier auquel Concorde pourrait prétendre dans ces conditions serait encore suffisant pour assurer un marché encore plus q’u=intéressant.

Qu’entendez-vous par là ?

Je voudrais ne préciser ma pensée sur ce point qu’après un tour d’horizon complet. En matière de bruit il n’y a eu aucun miracle depuis 1967. Concorde sera aussi bruyant que les avions actuels : un peu plus sur l’aérodrome lui-même, un peu moins aux alentours. Certes, les réactions contre le bruit se sont faites de plus en plus pressantes ces dernières années et une réglementation plus sévère que les tolérances actuelles est en cours de discussion sur le plan international ; mais, d’un autre côté, le niveau de bruit enregistré lors des premiers vols avec la post-combustion allumée, et sans silencieux, m’a favorablement impressionné. J’espère que, sur ce point, grâce aux études de silencieux améliorés qui ont été lancées depuis deux ans, Concorde n’aura pas à souffrir des restrictions d’emploi trop sévères car, après tout, Concorde ne sera pas plus nocif que les avions existants

Acceptons-en l’augure ; mais reste encore à effectuer la démonstration des qualités commerciales de rentabilité de Concorde pour convaincre les acheteurs éventuels ?

Il y a dix ans, un peu plus d’un an s’était écoulé entre le premier vol du Mirage IV n° 01 et son record international de vitesse en circuit fermé sur 1000 kilomètres et 1800 km/h environ. Il s’agissait d’un
prototype relativement simple, dérivé du Mirage III équipé des mêmes réacteurs que ce dernier et dont la mise au point avait été, en conséquence, exceptionnellement rapide. Concorde ne bénéficie d’aucun de ces éléments favorables ; aussi ne peut-on espérer de résultats supersoniques probants avant l’automne 1970, sur les prototypes 001 et 002. Et les résultats ne suffiront sans doute pas à convaincre les clients éventuels des qualités de Concorde puisque ceux-ci savent déjà que les avions de présérie et de série seront assez notoirement différents des prototypes.

Pourquoi toutes ces modifications avant même les vols des prototypes ? Comment a-t-on pu les définir sans même voler ?

Le problème auquel Concorde est confronté est un des plus difficiles qui soient : les clients éventuels s’intéressent avant tout à la traversée de l’Atlantique-Nord, soit 6000 kilomètres. Le devis de masse de Concorde sur une étape vous expliquera mieux les difficultés du problème :
– Poids à vide : 75 tonnes.
– Charges marchande : 10 tonnes.
– Carburant : 85 tonnes (dont environ 15 tonnes de réserves).
– Poids total : 170 tonnes.
La charge marchande atteint à peine 6% du poids au décollage. Pendant que la construction des avions avance. Les essais en vol, notamment les essais de soufflerie, se poursuivent activement afin d’essayer de gagner quelques pour cent sur le poids de la structure ou sur la traînée de l’avion, donc, sur la consommation de carburant. Vous voyez qu’à poids de décollage égal, 1% de gain sur le poids à vide ou sur le poids de carburant représente en effet 7% de gain environ sur la charge marchande. C’’est pourquoi, il y a un peu plus de trois ans, le fuselage arrière a été modifié sur les avions de présérie puis, un an plus tard, les voilures extrêmes. Aujourd’hui, je crois savoir qu’on pense appliquer aux avions de présérie une nouvelle modification de ces éléments et des améliorations sur les nacelles. Heureusement, les clients de notre concurrent américain ont les mêmes exigences et nous avons pu constater que les conséquences en étaient encore plus graves pour Boeing que pour les Européens. Après deux ans d’études, Boeing a dû renoncer à la géométrie variable pour revenir à une formule classique : le delta à empennage, avec toutes les conséquences que l’on devine sur les délais de réalisation du projet. Seul le troisième larron, le Tupolev, semble en situation plus favorable. Mais l’Atlantique-Nord n’intéresse pas spécialement les clients de l’appareil soviétique, clients qui, à la mise en service, se contenteront, sans doute, d’étapes de 4000 ou 4500 kilomètres, ce qui peut représenter, à mon avis, un avantage de 2 à 3 ans pour la date de mise en service.

Mais alors, à quelle époque voyez-vous Concorde en service commercial ?

Sur l’Atlantique-Nord ? Pas avant 1974-1975, et, sur des lignes plus courtes, je ne vois guère de clients pour l’instant.

C’est une date bien tardive. Ne pensez-vous pas qu’elle rendra Concorde très vulnérable à la concurrence du Boeing supersonique.

Je ne suis pas sûr que l’on puisse réellement parler de concurrence entre le Boeing et Concorde. La différence des capacités, du simple au double, est très grande et, pour la mise en service, je pense que cette date de 1974-1975 nous laisserait encore 4 à 5 ans d’avance sur le supersonique américain. Pour garder sa place sur le marché civil américain, Boeing a, en ce moment, bien d’autres entreprises plus urgentes que le supersonique et ses moyens financiers humains et matériels ne sont pas illimités. Je ne le vois donc pas démarrer l’affaire supersonique à une cadence élevée ; et ceci conduira vraisemblablement à une mise en service du Boeing 2707-300 en 1980 au plus tôt. Je ne considère pas que la position de Concorde, vis-à-vis du Boeing, se soit détériorée par rapport à ce qu’elle était avant les retards de Concorde et le revirement de Boeing en faveur d’un avion classique.

Comment se présente Concorde pour vous en ce début de 1969 ?

Comme un pari sur le résultat duquel nous ne serons pas fixés avant la fin de 1970 : en cas de succès une mise en service vers le milieu de la prochaine décennie. Ce retard ne me paraît pas de nature à compromettre le succès commercial qui devrait s’étendre sur cinq à dix ans et permettre de vendre plusieurs centaines de Concorde. Les conséquences de ce retard sur les plans industriel et financier sont en revanche beaucoup plus
graves : le coût du programme de développement va encore croître et il approchera sans doute des dix milliards de francs. Quant à la charge de travail que la série des Concorde aurait dû apporter à l’industrie dès cette année 1969, elle restera faible pendant plusieurs années encore.

Comment l’industrie aéronautique française va-t-elle pouvoir survivre pendant ce temps ?

Ce problème à court terme est très grave ; mais je crois qu’il convient de se poser d’abord la question de ce que l’on veut faire de cette industrie, à long terme. Souhaite-t-on une industrie qui garde la place acquise et continue donc son expansion au rythme de l’expansion générale ou bien préfère-t-on la laisser décrocher en espérant la voir reprendre vie, un jour, sans avoir recours aux fonds de l’Etat d’une manière aussi intense.

Ce choix le gouvernement semble l’avoir fait. N’a-t-il pas lancé Concorde en novembre 1962, l’Airbus en septembre 1967, le Mercure en octobre 1968 ?

Je serais heureux que ce choix soit définitif mais il convient de bien en mesurer les conséquences. Suivre la première voie exige que l’on s’attaque aujourd’hui à des programmes de l’importance de ceux que vous venez de citer et, demain, à des programmes plus importants encore si l’on veut garder sa place dans le concert mondial.

N’est-ce pas là une fuite en avant très risquée ?

Qui refuse la fuite en avant à la fin du vingtième siècle n’a aucune chance de survivre. Je reconnais que celui qui fuirait en avant sans chercher à savoir où cela peut le conduire risquerait tout autant de mourir ; mais pourquoi abdiquer dans un domaine où l’Europe a connu des succès mondiaux enviables au cours de ces dernières années, qu’il s’agisse d’hélicoptères, d’avions d’entraînement, d’avions de combat ou même d’avions de transport civil comme Caravelle et le BAC 111. Pour moi la survie de l’industrie aéronautique en Europe est non seulement souhaitable mais possible. Elle est cependant inaccessibles aux industries nationales séparées et exige donc de bâtir une industrie européenne s’appuyant sur le marché européen.

Pour la poursuite de cet objectif attribuez-vous plus d’importance au volume du marché ou au volume de l’industrie ?

Ces deux éléments sont indissociables ; et, pour des programmes de l’importance du Concorde ou de l’Airbus, programmes indispensables à la survie de son industrie aéronautique, l’Europe occidentale ne peut plus, j’en suis sûr, se permettre le luxe de la concurrence. C’est pourquoi si j’ai été heureux de la décision commune allemande et française, annoncée ces jours derniers, de poursuivre l’Airbus, je m’inquiète de la situation en Grande-Bretagne dans l’ensemble du contexte politique actuel. Passe le ciel que l’Europe ne se retrouve pas une nouvelle fois divisée politiquement ! Que selon les programmes, les alliances différentes me paraît viable : mais la rivalité sur un ou plusieurs programmes serait très néfaste

Vous voyez donc l’avenir de l’industrie aéronautique européenne dans une volonté d’unité de l’Europe occidentale, des groupements différents pouvant se nouer au gré des programmes ?

C’est exactement cela. Je pense que c’est la seule voie indépendante de salut pour l’industrie européenne. Je souhaite, de plus, que, pendant toute la période de rodage de l’Europe cette volonté d’unité soit inébranlable car, sans elle, les particularismes, les divergences dans les méthodes de travail auraient vite fait de rendre le travail en commun si ardu que les bénéfices de la coopération en seraient compromis.

Vous estimez le travail plus difficile entre des équipes de pays européens différents qu’entre des équipes du même pays ?

Il y a certainement un problème supplémentaire de compréhension mutuelle à résoudre ; de longues années peuvent se passer avant qu’il soit résolu, c’est-à-dire, avant que chaque partenaire soit convaincu que la méthode de l’autre est aussi valable que la sienne propre et qu’il agisse en conséquence ; et ce n’est que dans les difficultés que l’on peut acquérir la certitude qu’il n’y a plus de problèmes. Tout serait facilité si les gens avaient l’occasion d’acquérir cette compréhension du partenaire en dehors des programmes dans lesquels leurs sociétés sont directement impliquées ; et je souhaite que de telles occasions soient données le plus souvent possible aux administrateurs, aux ingénieurs et aux techniciens. Plus encore qu’à des séminaires, colloque ou autres journées internationales je pense à des échanges d’ingénieurs dans le cadre de séjours prolongés, entre services officiels aussi bien qu’entre industriels. Ces contacts amèneraient les hommes à
posséder parfaitement la langue du partenaire, ainsi, des vocations de coopération qui feraient, ensuite, progresser l’Europe.

Dans cet avenir que vous voyez européen il est curieux que vous n’ayez fait aucune mention des programmes militaires alors que vous les avez cités plusieurs fois pour le passé. Les jugeriez-vous inutiles ou dépassés ?

Certainement pas. Je pense au contraire que seul au contraire que seul un harmonieux équilibre entre des programmes (donc des débouchés) militaires et des programmes (donc des débouchés) civils peut assurer la survie à long terme de l’industrie aéronautique européenne mais nous voici apparemment bien loin de l’avenir de Concorde.

Je ne le crois pas ; car Concorde n’est qu’un des maillons de la chaîne, une chaîne à laquelle nous avons vu tout à l’heure qu’il manquait, en France tout au moins, du travail à court terme. Pouvons-nous revenir sur ce point maintenant que nous avons précisé l’avenir à plus long terme ?

Si comme nous venons de le faire, nous voulons éviter que l’industrie européenne ne décroche (ou se vende), il est certain que le manque de travail à court terme est un problème très grave qui touche en fait toute l’Europe à des degrés divers. Du travail ne peut être obtenu à brève échéance que d’avions existant déjà et, en France, la liste peut en être rapidement dressée : Bréguet 941 – Mirage F – Mirage G – et la Caravelle, déjà vieillie, ou, à la rigueur dans sa version rajeunie la Caravelle 12. Mais pour dresser cet inventaire et trouver le travail à court terme correspondant serait-ce trop demander aux Européens de commencer à s’unir ?

Bien que nous ne l’ayons jamais mentionné explicitement ne pensez-vous pas que notre entretien a porté presque exclusivement sur l’industrie des cellules délaissant un peu le cas des moteurs et des équipements ?

Je ne le crois pas. Nous n’avons, certes, pas abordé les problèmes particuliers des industries des moteurs et des équipements mais le sort de celles-ci est étroitement lié au sort de l’industrie européenne des cellules. Tout l’avenir que nous avons échafaudé pour celle-ci est donc une base nécessaire pour l’avenir des industries européennes des moteurs et des équipements. Ce n’est certainement pas une base suffisante mais la consultation d’aujourd’hui ne me paraît pas pouvoir aborder ces points sans venir plus lourde.

Il est je crois, temps, en effet, de tirer une conclusion de cet examen. Quel est votre dernier mot ?

L’industrie aéronautique peut survivre en Europe à condition de s’unir, il ne faudrait pas que les difficultés, les retards ou les incertitudes du programme Concorde vouent cette industrie européenne à l’échec. Cela doit et peu encore être évité. L’industrie européenne aura alors, un bel avenir devant elle dans les prochaines décennies.

O, Tirésias toi qui sais tout, les vérités révélables et les vérités interdites, les choses du ciel et les choses de la terre, regardez cet OEdipe qui sut résoudre les fameuses énigmes.