Il y a 40 ans, nous avons fait l’erreur de penser que les automatismes et les procédures allaient résoudre tous les problèmes

En recevant la Grande médaille de l’Aéro-club de France, Jean Pinet, le pilote d’essais qui fit franchir le mur du son pour la première fois à Concorde (1er octobre 1969), a délivré un discours sur l’évolution du métier de pilote de l’aviation de transport d’une incroyable lucidité.

A bord de Concorde Sierra-Delta, Jean Pinet accueilli par le musée de l’air et de l’espace de Paris-Le Bourget, au lendemain de la remise de la Grande Médaille de l’ACF. © Musée de l’Air et de l’Espace – Le Bourget / Vincent Pandellé

« Nous sommes quelques-uns à nous inquiéter de l’évolution du métier de pilote de l’aviation de transport », a déclaré Jean Pinet, en ouverture de son discours de remerciement, prenant à contrepied les membres de l’ACF venus pour rendre hommage au pilote d’essais qui fit franchir le mur du son à Concorde pour la première fois. C’était le 1er octobre 1969. Ils étaient là pour un voyage nostalgique dans le passé avec l’un des derniers acteurs de la fabuleuse aventure de Concorde. Ils se réjouissaient à l’avance d’entendre des anecdotes inédites. Installés dans une écoute admirative, ils ne s’attendaient pas à ce que ce grand témoin qui fête cette année ses 90 ans, ne leur adresse, une mise en garde sur le devenir du métier de pilote de ligne. Et cette évolution ne lui plait pas.

« A vrai dire, je crains d’en porter une part de responsabilité car j’ai été l’un des premiers ingénieurs de formation de base à devenir pilote d’essais, en 1958. », a-t-il admit devant l’aréopage de professionnels de l’aéronautique réuni dans les salon de l’Aéro-club de France. « Aujourd’hui, le parcours est classique, mes jeunes camarades sont de hauts techniciens-aviateurs, motivés, car les essais en vol offrent toujours des situations où l’on a besoin d’habiletés physiques et mentales, où l’on reste aviateur. Mais qu’en sera-t-il pour la toujours croissante population de l’aviation de transport ».

Jean Pinet s’est très tôt passionné pour la formation. C’est lui en effet qui au début des années 1970 a créé Aéroformation, le centre de formation d’Airbus qui deviendra par la suite Airbus Training. Il fait partie de ceux qui ont écrit la doctrine d’Airbus. Avec le recul, il est critique.

Pilotage manuel face et intelligence artificielle

« Il y a 40 ans, nous avons fait l’erreur de penser que les automatismes et les procédures allaient résoudre tous les problèmes. Cette idée fut confortée par l’important abaissement du taux d’accidents. Cependant, malgré la persistance de sa faible valeur, les analyses d’incidents et d’accidents nous laissent atterrés devant leurs causes statistiquement improbables. En conséquence, on assiste à un retour lent et incertain vers des valeurs négligées, comme le pilotage manuel. »

Mais en même temps que certains veulent donner plus d’autonomie au pilote, d’autres, veulent le débarquer. « Une très forte tendance contraire, basée sur des motivations essentiellement économiques, milite vers l’idée de supprimer progressivement les pilotes du cockpit. L’idée est reprise par des techniciens, des ingénieurs pour qui l’intelligence artificiel semble être la solution à tout problème ».

« Le réveil vers l’humain du technicien que je suis est survenu à la suite de deux incidents majeurs sur le Concorde prototype 001 », explique Jean Pinet. « Le premier avec la perte de rampes d’entrée d’air à Mach 2, le deuxième dans une dangereuse divergence de vent à l’atterrissage, au cours d’une mission avec le Président de la République, incidents auxquels, nous, pilotes d’essais confirmés, n’avions rien compris. D’où mon orientation de carrière vers la formation, qui m’a permis d’introduire l’humain dans un secteur hyper-technique ».

« Le pilote face à l’inattendu dangereux »

Jean Pinet n’est pas seulement à l’initiative de la création du centre de formation d’Airbus dont il a aussi été l’animateur pendant plus de vingt ans, il est également le cofondateur de la Flight Safety Foundation. « Lorsqu’on a profondément vécu la passionnante profession de pilote, lorsqu’on a directement observé son propre comportement et celui de ses camarades dans des situations critiques, lorsqu’on a tout aussi directement observé le comportement de centaines et de milliers de pilotes en formation sur des avions au sommet de la technique, on n’est pas indifférent à l’apparent décalage entre la haute technicité rationnelle des matériels placés entre ses mains et la multitude de « recettes » de tous genres à appliquer pour être capable de les utiliser en les maîtrisant. D’où l’impression un peu désagréable de devoir utiliser des sciences « douces » ou « molles » pour gérer un milieu de sciences « exactes » dans lequel on baigne depuis son éducation de base. »

Et c’est précisément pour tenter de comprendre les réactions parfois lourdes de conséquences de pilotes face à « l’inattendu », bien qu’étant théoriquement préparés à y faire face, que Jean Pinet s’est intéressé aux sciences « molles » au point de soutenir, à l’âge de 82 ans, une thèse de doctorat en Psychologie et en Ergonomie.