Article de Robert BOULAY
Cent soixante-quinze tonnes immobiles. Cent soixante-quinze tonnes de finesse et de vitesse, posées sur trois pattes de moustique. Cent dix milliards de nouveaux francs à l’heure qu’il est. Voilà l’objet, voilà le problème. Et son nom, faussement rassurant : “Concorde”, imaginons que nous sommes le vendredi 7 mai 1971, vers 14 heures.
Georges Pompidou vient d’arriver. Il a ôté son éternelle cigarette de prof beloteur et l’a éteinte dans un cendrier public. Il laisse derrière lui les ors, les glaces et les pendules de l’Elysée. Il devrait enfiler une combinaison rouge obligatoire pour les vols d’essais : en cas d’accident le rouge est ce qui se voit de plus loin – mais a finalement décidé qu’il resterait en tenue de ville. Et maintenant. Il marche sur le ciment, sourit en coin aux caméras.
Concorde : tellement blanc, dans le gris lumineux de l’aéroport, et tellement aérodynamique qu’il a l’air, même au repos, un peu flou. Et comme c’est haut ! Sept mètres de passerelle, deux bons étages de maison. Georges Pompidou n’est pas, comme Chaban-Delmas, de ceux qui se précipitent dès qu’ils aperçoivent un escalier. Il monte les marches d’un pas bien marqué, terrien, le pas de Montoubif. Il se retourne pour un petit salut, accentue la gouaille des commissures (photo historique : elle sera demain dans tous les journaux et particulièrement, les américains), baisse la tête et disparait. Fin de la première séquence.
Une issue : continuer !
A l’intérieur, Concorde 001 ressemble à un atelier. C’en est un. Et l’un des plus compliqués du monde, avec ceux qui envoient du ciel les fusées spatiales. Car ce vol est un vol expérimental comme les autres, ou presque. Et douze tonnes d’appareils de mesure occupent l’espace qui sera, demain, celui des 128 passagers. Pour les voyageurs d’aujourd’hui, il n’y a que quatre fauteuils, coincés entre la cabine de pilotage et les boites noires empilées dans le reste de la carlingue. Georges Pompidou boucle sa ceinture.
“Nous ne pouvons pas renoncer. Concorde est maintenant une réalité ». Il va falloir serrer les dents. Cette phrase de Michel Debré, il y a longtemps que le Conseil des Ministres l’a entendu. Elle traduit parfaitement la pensée du Président. Tout le monde savait que, à l’origine Pompidou n’avait pas été très chaud pour Concorde. C’était le Général de Gaulle qui avait décidé, pratiquement seul. Et puis, un jour, Concorde s’était mis à voler. Le point de non retour était atteint. Il ne restait qu’une issue : continuer.
Georges Pompidou est de ces hommes qui aiment que les problèmes aient un visage. Lors du premier vol de Concorde, alors qu’il était déjà plus Premier Ministre, il avait adressé une lettre de félicitations à André Turcat. Le pilote d’essai avait répondu, touché. Puis les deux hommes s’étaient rencontrés. Et le Chef de l’Etat s’était pris d’une vive sympathie pour le curieux pilote de Concorde, un Marseillais froid, polytechnicien licencié és lettres et plus bardé de records qu’un acrobate de meetings.
L’autre homme de l’affaire, un autre polytechnicien et pilote d’essai, sera Henri Ziegler, le patron de la SNIAS (Société Nationale des Industries Aérospatiales) qui a regroupé les anciennes sociétés nationales de construction aéronautique et qui ont construit Concorde en France. Henri Ziegler sait que l’année va être difficile. En Amérique, la campagne anti-Concorde redouble : après la mort du SST votée par le Sénat. Il s’agit maintenant de convaincre les autorités locales – dans ce domaine, la décision appartient aux Etats et non au gouvernement fédéral – d’interdire l’atterrissage de Concorde sur leurs aéroports. En Angleterre, où toute une partie de l’opinion s’est liguée contre Concorde, les choses ne vont pas fort et chaque évocation de l’affaire déclenche la bagarre au Parlement.
En France, où la morosité va son train, beaucoup de gens ont été impressionnés par les attaques, étrangement concomitantes, des anciens et des modernes : Antoine Pinay, “qualifiant Concorde d’un avion pour milliardaires” ; et Jean-Jacques Servan-Schreiber, “proclamant qu’il constituait un véritable Vietnam industriel ». A quoi s’ajoute le fait que les Russes – aussi peu soucieux de favoriser les milliardaires que de s’enliser dans un Vietnam – accélèrent la mise au point de leur Tupolev Tu-144, frère jumeau de Concorde, sur lequel ils fondent les plus grands espoirs. Et, cette fois, non seulement pour leur consommation intérieure, mais pour le marché mondial.
Turcat le nouvel élu
Il est donc urgent, plaide Ziegler, de raviver l’intérêt des Français pour l’ambitieux Concorde. Et, en même temps, d’impressionner l’étranger. Les partenaires anglais, d’abord (toujours terrifiés au souvenir du vol propagande effectué par la famille Royale à bord du sinistre “Comet 1”, qui allait exploser en plein ciel à plusieurs exemplaires quelques mois plus tard). Et les Américains, dont les compagnies ont pris à elles seules la moitié des 74 options sur Concorde enregistrées à ce jour. Or, le prochain Salon du Bourget (où le Tupolev Tu-144 va figurer en grande attraction) approche sans même que les deux premières compagnies qui devaient transformer leur option en ordre d’achat – Air France et son homologue britannique BOAC – aient pris une décision.
C’est un événement de politique locale – minuscule, à l’échelle mondiale du problème Concorde – qui va tout cristalliser. A Toulouse, une liste de la majorité gaulliste vient de bouter hors du Capitole les socialistes qui tenaient la Mairie depuis 66 ans. Le Président Pompidou, qui souhaitait depuis longtemps visiter les Toulousains – leur ville est devenue la capitale aéronautique de la France, et elle n’est pas si loin de l’Auvergne – y voit une occasion de célébrer le succès de sa majorité dans la “bataille de Toulouse ». Or, l’un des nouveaux élus – un apolitique – n’est autre qu’André Turcat, qui vient d’ajouter à ses titres celui de septième adjoint au Maire de Toulouse, chargé du logement et des HLM. Georges Pompidou est un homme qui réfléchit lentement et qui décide vite, Toulouse, Turcat, Concorde : c’est le tiercé.
C’est le 5 avril, à l’issue de la réunion qu’il tient chaque soir vers 7 heures avec ses conseillers privés, Michel Jobert, Edouard Balladur et Pierre Juillet, que le Président annonce sa décision : “Je volerai sur Concorde et j’irai à Toulouse”.
La check-list dure une heure. C’est la liste des procédures de contrôle à faire avant le décollage. Elle est toujours longue sur un prototype. Elle est interminable sur celui de Concorde – qui aura été l’avion le plus minutieusement testé du monde. On dirait un peu la messe. Turcat dévide la litanie, de sa belle voix de baryton. A sa droite, le copilote, qui se nomme Gilbert Defer, donne les réponses
Derrière eux, sur des sièges pivotants, le mécanicien Rétif, le navigateur Guyonnet et les ingénieurs navigants Perrier et Beslon surveillent leurs cadrans. C’est l’équipe du premier vol. Pour eux, tout cela est presque de la routine : le 001 totalise déjà 280 heures de vol, dont 70 en supersonique.
Poussée : 17 tonnes
La check-list est finie quand le Président Pompidou monte à bord. Trois personnes l’accompagnent : le Directeur de la SNIAS, Henri Ziegler ; un aide de camp, le Colonel d’Aviation Aubry et un cameraman de l’ORTF. André Turcat leur fait un briefing d’une quinzaine de minutes sur l’appareil, les consignes de sécurité, la procédure d’évacuation en cas d’accident et l’utilisation des parachutes. Puis il regagne son siège, derrière la cloison provisoire qui sépare le poste de pilotage de la cabine. Parlemente quelques secondes avec la tour de contrôle. Et lâche les gaz.
Dix-sept tonnes de poussée : c’est la puissance au décollage des quatre réacteurs Olympus 593 (60% Rolls-Royce et 40% SNECMA). Les passagers sentent leur dos s’enfoncer dans le caoutchouc-mousse du fauteuil.
16 minutes à Mach 2
Seize minutes plus tard, il est à 250 km de Paris, au-dessus du Cotentin. La mer. Les altimètres indiquent 30.000 pieds (10.000 mètres) d’altitude. La vitesse augmente toujours. Concorde a redressé son nez. Contre le pare-brise, les volets de protection thermique se déploient pour empêcher l’échauffement du plexiglas (au contact de l’appareil, la température de l’air extérieure va dépasser 120 degrés). A présent, la cabine est aveugle. Dans les interphones qui pendent à leur cou, le Président Pompidou et sa suite entendent la voix de Turcat qui énonce ses chiffres, tranquille : Mach 1, Mach 1,1, Mach 1,2. Voilà, c’est fait : le Président de la République Française est le premier Chef d’Etat du monde à avoir franchi le mur du son sur un appareil commercial. Il a insisté : “Surtout, qu’on passe bien le mur du son au-dessus de l’eau ». A Cajarc, on se plaint beaucoup des bangs de l’armée de l’air…
Concorde monte toujours. Maintenant, Le Président Pompidou peut déboucler sa ceinture. Il s’avance, parle aux pilotes, se penche sur les cadrans, s’assied un moment, à la place de l’ingénieur Perrier. 50.000 pieds (17.000 mètres). Mach 1,8 (2000 km à l’heure). Le vol en supersonique va durer 45 minutes, dont 16 minutes à Mach 2. Ces 16 minutes suffiraient pour faire Paris-Toulouse…. André Turcat réduit les gaz. Les volets thermiques s’effacent et la terre réapparait. C’est la Bretagne. Un superbe virage, encore un bout d’océan, la baie d’Arcachon. Et voici Toulouse. Au total, 1h15 de vol pour 1600 km.
Il n’y aura pas de tapis rouge sur l’aérodrome de Toulouse-Blagnac, et pas de discours. Il est vrai qu’on se rattrapera au “Capitole”, où Georges Pompidou va s’adresser aux personnalités locales lors d’une grande réception donnée dans la Salle des Illustres (ces “Illustres » sont les “Capitouls”, qui étaient les magistrats municipaux du temps de la Province d’Aquitaine), dont l’entrée s’orne d’un buste qui joue ici le rôle de celui de Molière à le Comédie Française : le buste socialiste de Jean Jaurès.
Et, auparavant, le Président de la République Française prononcera une allocution depuis le balcon de la Mairie. Sa parole portera loin, bien au-delà des murs de la ville rose. Car le hasard – mais est-ce bien lui ? – a voulu que le jardin d’où l’on écoutera notre Président supersonique porte le nom du Général de Gaulle. Et qu’il soit suivi d’un square dont le nom émeut depuis un demi-siècle l’oreille américaine : le square “Wilson ».
Au cas où Concorde 001 ne pourrait pas se rendre à Paris pour cause de panne, c’est son jumeau britannique, le 002, qui viendrait de Bristol pour le remplacer.
Pour son voyage aux Etats-Unis en 1969, le Président Georges Pompidou avait envisagé d’utiliser Concorde. Mais l’appareil, alors, n’était pas en mesure de faire la traversée.
En réplique au Paris-Toulouse de Concorde, les Russes envisagent d’emmener les journalistes en Tupolev Tu-144 pour un Paris-Moscou, aller et retour, lors du prochain Salon du Bourget.
L Président Georges Pompidou a fait savoir au Président Américain Richard Nixon qu’il serait heureux de mettre Concorde à sa disposition pour un vol d’essai.