Article de Jean PICKEN
Nous avons émis de graves réserves sur le concept de l’ATS, nous les maintenons. Ne voulant pas jouer les Cassandre, nous ne reviendrons pas sur ce sujet et prenons philosophiquement les choses. Quoi qu’on dise, quoi que l’on fasse, on ne peut pas lutter contre le moteur le plus puissant de l’humanité : la mode. Vive le supersonique, puisqu’il en est ainsi ! La grande presse s’est fait l’écho de beaucoup de controverse et de critiques contre l’ATS franco+anglais.
Il a été avancé, que les propulseurs de « Concorde“ se révèleraient en tout état de cause insuffisants. Il semblerait plutôt qu’il s’agisse de difficultés de mise au point. Et comme il n’existe pas au monde de propulseurs plus puissants, du moins pour le moment, la question est réglée également pour les Américains dont les projets sont sensiblement plus lourds. On pourrait d’ailleurs penser aux fusées d’appoint. Cette question a été soulevée dans un éditorial d’Aviation Magazine. Ce n’est pas impossible, les difficultés venant de la transition subsonique-supersonique qui demande beaucoup de poussée et, évidemment, beaucoup de carburant. On pourrait donc envisager des fusées pour la transition. Ou d’autres systèmes de propulsion, mais ceci est une autre histoire ; ne ravivons pas les polémiques.
Le carburant est bien le souci majeur des constructeurs. Il en faut de plus en plus et la place est mesurée.
Trois conceptions
Quoi qu’il en soit, il est avéré que “Concorde » va enfler sensiblement tant en ce qui concerne le poids (qui oscille maintenant aux alentours de 130 tonnes) qu’en ce qui concerne les dimensions de la voilure (il s’agit d’un redimensionnement et non d’une reprise complète du dessin ainsi que l’avait annoncé, faussement, la presse anglaise). Contrairement à ce que l’on pourrait penser, cette solution était en fait envisagée depuis le début. M. Satre l’a déclaré lui-même au Symposium Supersonique : Une des raisons de l’adoption de la voilure Delta « Ogive“ est qu’elle permet des variations de dimensions relativement importantes sans altérer sensiblement la finesse de croisière.
Le problème est que les frais d’exploitation croissent sensiblement avec le tonnage de l’appareil et la solution “Concorde » était d’aller au moins cher possible. D’où la réalisation d’un appareil simple, en matériaux traditionnels et relativement petit. Il ne suffit pas d’offrir 150 ou 180 places, il faut trouver les passagers, or, il semble que la capacité optimale de sièges offerts soit de l’ordre de 100 à 150. C’est précisément le but que l’on voulait atteindre et l’on s’éloigne par la force des choses.
Depuis très longtemps, les Américains envisageaient le problème de l’ATS à un stade purement théorique. La décision franco-britannique dut faire l’effet du pavé dans la mare, tout le monde, Outre-Atlantique, s’étant mis d’accord pour ne pas brusquer les choses en ce domaine. Pour reprendre les choses rapidement, disons que les vagues spécifications du début portaient sur un ATS dont la vitesse restait à déterminer, d’un poids de 100 tonnes environ et pouvant transporter de 100 à 150 passagers sur 4500 kilomètres. On était assez près, on le voit, des critères de « Concorde“
Le tout, nous allons l’oublier, pour un prix unitaire de 20 millions de dollars (100 millions de F environ) soit environ quatre fois plus qu’un B-707 ou un DC-8.
La NASA étudia environ une vingtaine de projets destinés à voler à M = 2,3 avec la possibilité de “pousser » à M = 3,5.
Dès le début de 1961, un comité composé de FAA, USAF et NASA publiait un programme définissant le futur ATS qui devait être étudié par Lockheed et Boeing à des Mach de 2,3, 2,6 et 3.L’objectif principal étant un Mach 3 offrant une charge marchande de 12 tonnes environ pour un rayon d’action de 6000 kilomètres. La cabine devait permettre de loger 125 passagers de classe touriste et leurs bagages. Sans rentrer dans les détails qui d’ailleurs ont été déjà publiés, précisons que l’ATS américain devait se contenter des pistes
actuelles et devait pouvoir atteindre certaines vitesses à des altitudes spécifiées, afin de réduire les effets du bang sonique. Tout ceci conduisait à un avion d’un poids compris entre 140 et 205 tonnes.
Les projets devaient être déposés en janvier dernier. Ils sont au nombre de trois. Le Boeing 733 est un avion à géométrie variable aux empennages classiques et une importante dérive ventrale. Cet avion, qui devrait opérer à Mach 2,7, pèsera 195 tonnes et pourra emporter 150 passagers sur 6500 kilomètres sans vent. Ailes déployées, son envergure sera de 56 m, ailes refermées de 26 m et le sommet de la dérive sera à 15 m du sol.
Il est prévu qu’une extension du fuselage permettrait d’offrir 227 places. Le projet Lockheed, le CL 833, est un double Delta à nez basculant de 15° vers le bas et devant opérer à Mach 3.
Le projet Lockheed, le CL 833, est un double Delta à nez basculant de 15° vers le bas et devant opérer à Mach 3.
Le troisième projet, le Nord American NA-60 semble être celui qui a séduit les organismes officiels si l’on en croit l’accueil que lui accorde la presse américaine. Il s’agit d’un double Delta-Canard monodérive dont le Mach initial serait de 2,65, mais qui pourrait être porté à 3 sans modifications importantes. D’un poids de 218 tonnes le NA-60 aurait un rayon d’action de 6400 km et offrirait 15,9 tonnes de charge en emportant un maximum de 123,5 tonnes de carburant. Le diamètre du fuselage de 3,80 m permettrait l’emport de 181passagers. Les dimensions seraient de 59,5 mètres de long et 14,7 mètres de hauteur. La voilure sera équipée de volets de bords d’attaque et de fuite, la flèche de 65° à l’emplanture, à 50° pour la partie extérieure.L’aile possèdera une cambrure conique, un profil vrillé et du dièdre positif. La déflection maximale de la surface canard est de 40°. On espère avoir des vitesses d’approche de l’ordre de 135 noeuds (250 km/h) avec utilisation des volets à double fente du canard. L’altitude de croisière devrait se situer vers 21.000 m, où l’on espère ne pas créer des variations de pression au sol supérieures à 1300 g/m2. Rappelons au passager que cette valeur est considérée comme excessive, la limite admise étant de 1000 g/m2. Ainsi que les deux autres projets B-733 et CL-823, le NA-60 sera construit en acier inoxydable et en titane. Le coût estimé serait par appareil d’un peu plus de 23 millions de dollars (environ 115 millions de F). Une série de 15, avec les rechanges,
reviendrait à 512 millions de dollars environ (2,560 milliards de F). Le facteur d’amortissement est calculé sur 12 ans, soit environ 35.000 heures cellule (et le vieillissement du métal ?).
Les réacteurs brillent par leur absence. Il y a aux USA trois constructeurs sur les rangs : Curtis-Wright, General Electric et Pratt & Whitney. Le premier a proposé un réacteur simple et Pratt & Whitney deux configurations de turbofan. Quant à General Electric, cette société offre un choix entre un turboréacteur et un turbofan. En ce qui concerne le turboréacteur, il s’agit probablement d’un J-93 modifié de manière à porter sa poussée à 18 tonnes.
Il a été dit que la FAA à la date du 1er mai prochain annoncerait quels sont les deux types d’avion et les deux types de propulseurs éventuellement retenus. Quant à la production en série, on ne sait pas trop à quelle date elle prendra effet. Si l’on s’en tient aux sources américaines présentant le rapport Black on peut estimer que l’ATS américain devrait commencer à être livré en 1973 au plus tôt.
Une affaire d’état
Nous avons mentionné le rapport Black. Il a fait, devrons-nous dire, une certaine sensation en Amérique. Les quatre points les plus importants de ce rapport sont les suivants : il faut abandonner tout esprit de compétition avec “Concorde », entre parenthèse cela nous permet de se demander et la thèse des avions complémentaires que l’on défendait en Europe l’était aussi aux USA ce qui expliquerait certaines choses. Le second point, largement repris par la presse américaine, est de porter la contribution du gouvernement au financement de l’ATS, de 75 à 90 %. Remarquons que pour la première fois une économie libérale en vient à solliciter l’Etat dans une importante mesure. Il n’est pas exagéré de dire que cette contribution est encore jugée insuffisante par certains, notamment chez les constructeurs de propulseurs et par certains avionneurs. Il convient de préciser que le coût global de réalisation et de mise au point d’un ATS a été fixé à 1 milliards de dollars (dont l’Etat fournirait donc 900 millions). Quelques 5 milliards de F sont estimés notoirement insuffisants et c’est sur ce point que portent les contestations. Par ailleurs, le troisième point du rapport Black conseille d’enlever au FAA la responsabilité de l’ATS pour le confier à une agence dépendant directement de la Présidence de la République. Précisons pour nos lecteurs que tout ne va pas pour le mieux NORTH AMERICAN NA-60 entre les différents organismes officiels et que cette recommandation concrétise un fait patent existant depuis longtemps aux USA. Le quatrième et dernier point demande d’assurer un contrôle sévère de tous les stades de fabrication par un programme de mise au point soigneusement étudié permettant cependant une assez grande souplesse.
Tout ceci ne fait que nous confirmer dans l’opinion suivant laquelle un ATS dépasse largement le cadre aéronautique et fait intervenir l’intérêt national au détriment de l’aspect purement technique et commercial.
La rentabilité de l’ATS fait partie des choses dont on ne parle plus guère, sauf dans des communiqués de certains constructeurs dont on se demande sur quoi ils basent leurs chiffres. Mais, pour le transport aérien mondial cela aura pour effet de consacrer un état de fait, à savoir qu’il n’y a plus de compagnies privées nationales mais des subventionnées indirectement ou directement. On n’est d’ailleurs qu’un des aspects du problème.
Peut-on discuter de la valeur relative des projets, l’un par rappel à l’autre ? En ce qui concerne le « Concorde“ nous répétons qu’il s’agit de la solution aérodynamique la plus saine et la plus simple. Mais étant donné son concept de construction, l’ATS franco-anglais ne pourra pas connaître de développement dans le domaine de la vitesse sans changements structuraux importants. Il n’est pas sûr que cela soit un inconvénient. Les gains de temps, calculés sur le papier, pour les avions à Mach plus élevé risquent fort de se réduire en exploitation. Une différence de quelques minutes justifie-t-elle une mise de fonds beaucoup plus importante ?
Il est évident que si les Américains avaient adopté un concept identique au nôtre, ils arriveraient fatalement à une copie pure et simple de “Concorde » et peu de possibilités de vendre étant donné le retard initial à la mise en train de programme il faut bien se dire que les solutions aérodynamiques logiques sont peu nombreuses et conduisent pratiquement à un double Delta soit « gothique“ soit de type SAAB “Draken ». La voilure à géométrie variable, séduisante en théorie, nous parait peu viable en pratique pour de nombreuses raisons. La solution « canard“ a l’avantage de supprimer certains facteurs d’instabilité inhérents aux voilures delta pures et de réduire la traînée d’équilibrage. Elle conduit cependant à une instabilité de route importante à certaines incidences, surtout dans le cas d’un avion monodérive. Si l’on adopte deux dérives, outre la pénalisation de poids, on risque d’autres ennuis, dont l’auto-cabrage. Bref, le Delta-Canard nécessite la réalisation d’un compromis dans une plage fort étroite. On peut supposer que les Américains sont venus à cette solution avec des arguments parfaitement logiques et justifiée.