Article de Jacques MORISSET

Pour la première fois, un groupe de journalistes français et britanniques, invités par les coopérants de l’opération ”CONCORDE » (BAC ; Sud Aviation, Bristol Siddeley ; SNECMA) ont pu visiter à Filton, près de Bristol, le hall de la Bristol Aircraft Corporation où l’étude préliminaire de Concorde a déjà abouti à la réalisation d’une première maquette d’aménagement.

Placée sous le signe du beau temps cette visite fut à vrai dire conduite au pas de course nous n’eûmes même pas le temps de voir le prototype de l’avion expérimental BAC/Bristol 221 qui vient de sortir de son hall de montage, non plus le simulateur de vol de Concorde déjà  en service à Filton. Pourtant, le voyage se justifiait, ne serait-ce que dans la mesure où chacun cachait mal son désir de s’asseoir dans les fauteuils du futur liner supersonique, voir même de prendre place dans le poste de pilotage.

Poste de pilotage

Ce qu’est le BAC 221.

Cet avion Delta-Ogival est en fait l’ancien avion expérimental Fairey Delta-2, doté d’un fuselage allongé et d’une nouvelle voilure aux caractéristiques aérodynamiques très avancées, proches de celles du Concorde. L’appareil est abondamment équipé en instruments qui serviront à l’étude des problèmes dynamique et d’aérodynamique. But principal du programme de recherches : étudier les caractéristiques de maniabilité propres à la nouvelle configuration de la voilure et ses propriétés aérodynamiques dans les gammes de vitesses subsoniques, transsoniques et supersoniques. L’appareil, doté d’un réacteur Rolls-Royce Avon R 28, commencera ses essais en vol à Filton, au début de l’année prochaine, et sera ensuite remis au Royal Aircraft Establishment (R.A.E) pour exécuter son important programme d’essais en vol.

Vue en plan de l’avion expérimental BAC 221

La silhouette fantomatique du BAC 221 qui volera dans deux mois

Plan trois vues du BAC 221. On note les très vastes élevons et les entrées d’air sous la voilure

Soyons seulement sérieux : au milieu de la polémique régnant actuellement  aux USA entre les tenants du Mach 3 et ceux du Mach 2,2, il ne nous était pas indifférent de vérifier de visu que, de ce côté de l’Atlantique, ce genre de discussions s’efface devant une réalité bien matérielle : celle de l’élaboration  progressive de notre avion de transport supersonique. Même en bois et carton, une maquette d’aménagement à échelle 1 a quelque chose de rassurant, surtout quand on constate qu’elle permet déjà l’étude de certaines modifications : c’est ainsi que le fameux poste de pilotage, livré à la critique des navigants, leur a permis de vérifier que la visibilité à l’atterrissage, en plein cabré (12°) n’était pas tout à fait satisfaisante. Les porte-paroles de la BAC et de Sud Aviation nous ont confirmé qu’une première modification venait d’être décidée : la pointe avant sera abaissée et redessinée en conséquence, afin d’améliorer la visibilité axiale vers le bas, à noter, en passant, l’astucieux système consistant à placer la partie avant du fuselage sur une plateforme d’assiette réglable, ce qui permet, par rapport à un panneau simulant la piste telle que la verra  le pilote, de reproduire tous les cas de visibilités possibles. Quant au poste de pilotage lui-même, il donne une impression de netteté et de (relative) simplicité assez sympathique.

Bien entendu, le système de visière escamotable attirait l’attention de tous ; la séquence photographique illustrant la fin de cet article en montre le fonctionnement : en configuration lisse (vol supersonique) le pilote et le co-pilote gardent une visibilité latérale normale, et disposent de deux lucarnes obliques, leur permettant d’y ajouter quelques degrés de vision vers l’avant.

                                   
    

Maquette du cockpit utilisée pour démontrer le fonctionnement de la visière escamotable de l’avion

A première vue, c’est assez décevant ; à la réflexion, il faut reconnaitre qu’en vol de croisière rapide, à quelque 18 ou 20 km d’altitude, la vision directe vers l’avant n’est pas essentielle ; un système périscopique doublé d’un écran radar doivent fournir des éléments d’information visuelle suffisants (les pilotes de Mirage IV ou autres avions bisoniques ne sont pas tellement mieux placés.

Passons au fuselage et à sa cabine ; celle de première classe (rangées de 2 + 1 sièges) donne une bonne impression d’espace, et les passagers seront très à leurs aises ; celle de classe économique (2 + 2 sièges) surprend d’abord par sa longueur (effet de tunnel) mais les sièges sont quand même larges et confortables pour que les futurs passagers puissent se sentir à leur aise également (largeur au plancher : 2,33 m) ; le système  des hublots donne bonne impression également, ainsi que la hauteur du couloir central (1,95 m). A côté du fuselage, on notait la présence d’une maquette d’aménagement de fuseaux-moteurs

Lors de la conférence de presse qui succéda à cette visite, M. Alec Simons, directeur technique de la BAC,  devait préciser que 800 techniciens travaillaient déjà sur Concorde de chaque côté de la Manche, et que l’étude poussée faite de tous les problèmes essentiels permettait de s’appuyer sur des bases sûres. Les premières pièces sortiront d’atelier au début de l’année prochaine et le programme annoncé sera respecté ; l’étude du prototype est d’ailleurs terminée dans ses grandes lignes, le programme et l’outillage de production sont lancés et les négociations contractuelles ouvertes avec de nombreux fournisseurs et sous-traitants. Quant aux milliers d’heures d’essais sur l’échauffement des alliage d’aluminium, ils ont permis de sélectionner les matériaux satisfaisants.

Deux jours auparavant, le Général Puget, Président Directeur Général de Sud Aviation avait d’ailleurs déclaré : dans ce domaine de l’avion de transport supersonique, face à la confusion qui règne aux Etats-Unis, nous occupons le bon créneau… depuis deux ans, aussi bien à l’échelon  gouvernement qu’à celui des constructeurs nous avons à plusieurs reprises cherché un accord de coopération ; la réponse a toujours été : Coopération, oui… à la condition que les Etats-Unis gardent la direction des opérations ! Pourquoi accepter cette suzeraineté et perdre le bénéfice de notre avance ?

Ou en est le moteur du Concorde

Rappelons d’abord que le moteur de Concorde, l’Olympus 593, est la version civile du réacteur militaire supersonique que Bristol-Siddeley l’Olympus 22R, qui équipe le bombardier Vickers/BAC TSR 2. Les différences entre les deux réacteurs ne sont pas fondamentales, l’adaptation optimale de l’Olympus au Concorde a cependant conduit les ingénieurs à certaines modifications ayant surtout pour but d’obtenir le meilleur compromis possible entre les exigences de rendement (consommation en croisière le plus faible possible) et de robustesse (intervalle entre révisions le plus grand possible). On estime qu’environ 50% de pièces communes doivent entrer dans la fabrication de l’Olympus 22 R et du 593.

Le moteur du Concorde se présentera donc comme un « Twin-Spot” dont le diamètre serait de l’ordre de 115 cm,  et la longueur (réacteur nu  sans canal) de 3,20 m. Le compresseur ”Basse Pression » à sept étages (un par étage ”zéro » ajouté au compresseur B.P, de l’Olympus 22 R), le compresseur « Haute Pression” à six étages) ; chaque compresseur est entraîné par sa propre turbine ; pour obtenir en croisière supersonique la consommation spécifique exigée (correspondant à moins de 0,87 kg/kgp/h au décollage), l’Olympus 593 fonctionnera avec un taux de pression important : 13 environ, et une température d’entrée turbine la plus élevée possible, probablement de l’ordre de 1400°K (1130°C) ; ceci exige en principe des aubes refroidies par air pour le premier étage de turbine, ou l’utilisation de matériaux à très haute résistance à la chaleur ; mais il faut tenir compte aussi de ce que l’utilisation d’aubes refroidies entraîne un prélèvement de 2% sur le débit d’air, ce qui revient finalement à diminuer de 50°C le gain (plus de 100°C) obtenu par refroidissement des aubes.

Ce moteur délivrera à « sec” une poussée au décollage de 13 tonnes au moins, et pèsera environ 3,5 tonnes au total, canal compris. Bristol-Siddeley réalise évidemment le moteur lui-même tandis que la SNECMA étudie et réalise le canal, c’est–à-dire : – le système de réchauffe ;

– la tuyère convergente à section variable par volets multiples, équipés de lobes silencieux ;

– l’inverseur de poussée ;

– la tuyère divergente à géométrie variable ;

– le carénage de l’ensemble ;

Les travaux à la charge de la SNECMA en sont actuellement au stade de l’étude technique et des lancements d’approvisionnement. Parallèlement, des essais en laboratoire à petite échelle et des essais de postcombustion, de silencieux et d’inversion de poussée à l’échelle Atar-09 sont exécutés afin de préciser la définition technique.

Chez Bristol-Siddeley, la fabrication du prototype de l’Olympus 593 avance sérieusement puisque le moteur tournera au banc l’an prochain ; six réacteurs d’essais sont en chantier, une présérie ayant la définition standard sortira ensuite. La SNECMA recevra son premier moteur au début de 1965, mais pour accélérer la mise au point du canal du moteur, il est prévu d’une part des essais préliminaire au banc du système de réchauffe sur Olympus 201, d’autre part, vers mi-64, des essais en vol avec un Mirage III à réacteur Atar-9 doté d’une tuyère convergente-divergente représentative de celle qui sera adaptée à l’Olympus. Bien entendu, les essais s’effectueront au C.E.P de Saclay, au N.G.T.E (National Gas Turbine Establishment), à Bristol, haute altitude, et à Melun-Villaroche.

Essai au banc, à Villaroche, de l’inverseur de poussée disposé entre les éléments de tuyère convergents et divergents d’un Atar-9

Enfin, on vient d’apprendre, rappelons-le, que des échanges techniques ont eu lieu avec Pratt and Whitney ; la nouvelle est très importante, étant donné l’expérience du motoriste américain dans les domaines techniques les plus avancés (matériaux pour aubes de turbine, par exemple) et dans le domaine du réacteur civil : c’est le premier exemple tangible d’une coopération possible, concernant le domaine du supersonique, entre l’industrie européenne et l’industrie américaine.