INTERAVIA – Janvier 1962 Grand remous autour de l’avion de ligne supersonique

Il faut se rendre à l’évidence : depuis un certain temps, l’avion de ligne supersonique ne peut plus être considéré comme une utopie. Toutefois, à la lecture de la déclaration de Sir William P. Hildred, directeur général de l’IATA (cf. Interavia 12/1961) ou des propos de M. Willem Deswarte, directeur général de la Sabena (cf. Interavia 12/1961) on constate que les compagnies aériennes appréhendent quelque peu cet avènement. Cette attitude méfiante s’explique par la perspective des charges importantes que l’avion supersonique ne manquera pas d’entraîner aussi bien sur le plan financier que dans beaucoup d’autres domaines.

Néanmoins, il n’y a pas si longtemps, on pouvait supposer que les compagnies aériennes disposeraient d’un assez long sursis qui, judicieusement exploité, aurait pu être extrêmement bénéfique. C’est ainsi par exemple qu’un rapport de la Deutsche Lufthansa, publié au début du mois d’octobre 1961 et se fondant sur de nombreuses investigations, concluait que l’avion de transport supersonique ne pourrait pas être mis en service avant 1970, voire 1972 ou 1974. Bien sûr, cette prévision convenait plus aux compagnies aériennes qui ont un grand besoin de répit qu’aux constructeurs favorables à une rapide concrétisation de ce programme.

Or, tout récemment, ce projet semble avoir fait un grand pas en avant, sous l’impulsion peut-être de Sud-Aviation qui – ce ne fut pas une surprise – a publié un plan trois-vues et quelques caractéristiques du moyen-courrier supersonique que cette société doit réaliser avec le concours de Dassault. De plus, il a été révélé que les deux constructeurs français, en coopération avec la British Aircraft Corporation et, probablement, avec d’autres firmes européennes, entendaient se mettre à l’œuvre sans tarder. Enfin, on a appris que le prototype de la Super-Caravelle effectuerait son premier vol en 1965 et que les appareils de série pourraient être mis en service en 1968.

 

 Sud Aviation-Dassault Super-Caravelle
Réacteurs4 Bristol Siddeley/SNECMA Olympus 593 de 13.000 kilos de poussée
Envergure23 mètres (dimensions probables)
Longueur54 mètres (dimensions probables)
Charge marchandeEnviron 10.000 kilos.
Poids au décollageEnviron 90.000 kilos
Nombre de passagers100 passagers (au maximum).
Vitesse de croisièreMach 2,2
Altitude de croisièreSupérieure à 15.000 mètres
Altitude de vol supersoniqueAu minimum 12.000 mètres.
Distance franchissable maximale4500 kilomètres
Rapport poussée/poids1 : 2
Plan trois-vues du moyen-courrier supersonique Sud-Aviation/Dassault Super-Caravelle

Pour ceux qui ont visité le Salon Aéronautique de Paris en 1961, ces révélations n’ont évidemment rien de surprenant : tout le monde a pu voir la maquette de l’avion supersonique à Mach 2 que Sud-Aviation exposait à son stand. D’autre part, cette société a prouvé avec l’avion subsonique “Caravelle” qu’elle savait respecter rigoureusement les délais de mise au point qu’elle annonçait. D’ailleurs les premières réactions américaines montrent clairement que les paroles de M. Georges Héreil n’ont pas été mises en doute un seul instant. En effet, ces déclarations ont provoqué aux Etats-Unis une certaine agitation, d’autant plus inattendue que l’appareil français à Mach 2,2 n’a rien de commun avec le projet américain de long-courrier à Mach 3.

Les raisons de ces préoccupations de l’industrie américaine ont été clairement exposées dans un article paru dans le journal new-yorkais “Business Week” : si la France parvenait réellement à sortir la Super-Caravelle de série en 1968, cet appareil relativement bon marché, bien que différent du projet américain, mobiliserait une grande partie des capitaux que les compagnies aériennes seraient susceptibles de consacrer à l’achat d’avions supersoniques, à telle enseigne que lorsque l’avion américain à Mach 3 ferait son apparition sur le marché mondial vers le début des années 70, il serait fortement handicapé au départ.

Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que la décision française a eu pour effet de faire activer sérieusement le déroulement du programme américain. Déjà au début novembre 1961, la FAA était intervenue pour que l’U.S Air Force attribuât rapidement des contrats d’études en vue de la réalisation de l’avion civil à Mach 3. Ces contrats qui sont élaborés par l’Air Force Systems Command (centre de recherche de l’USAF de la Wright Patterson Air Force Base) se divisent en plusieurs catégories : propulsion, matériaux, cellule, équipement de bord, aérodynamique. D’ores et déjà le Congrès américain a voté pour le compte de la FAA un premier crédit de 11 millions de dollars destiné aux travaux de recherche préliminaires.

A côté de la FAA et de l’USAF, la NASA qui vient de constituer un comité d’études présidé par M. John Stack jouera également un rôle dans la réalisation de ce programme.

Compte tenu de ces nouvelles mesures d’organisation, la FAA a fixé à 1967 le premier vol de l’avion à Mach 3, réduisant ainsi le délai initial de trois ans. L’aboutissement des travaux de recherche et le choix des adjudicataires sont maintenant prévus pour 1963, la construction du prototype pour 1964, le premier vol pour 1967, l’homologation et la mise en service pour 1970.

Ce programme a été annoncé par la FAA lors d’une conférence internationale sur les règlements de navigabilité qui s’est tenue aux Etats-Unis, à laquelle assistaient plusieurs représentants des gouvernements, de l’industrie, des compagnies aériennes et des associations de pilotes de six pays étrangers. On a appris également à cette occasion que les frais de mise au point du long-courrier supersonique étaient estimés à 500 millions de dollars (certains milieux industriels avancent même la somme de 1 milliard de dollars). A titre de comparaison, nous rappellerons que les frais de mise au point du Douglas DC-6 se sont chiffrés à 14 millions de dollars et ceux du Douglas DC-8 à 112 millions de dollars. Avec de telles dépenses, le prix de vente de l’avion à Mach 3 se situera vraisemblablement entre 10 et 20 millions de dollars.

De son côté, la France évalue les frais de mise au point de la Super-Caravelle à 1,4 milliard de nouveaux francs, soit 286 millions de dollars. Etant donné que le gouvernement français financera les travaux de recherche et les nouvelles installations nécessaires – pour lesquels le Conseil des ministres a prévu dans le budget de 1962 une première tranche de crédits se montant à 120 millions de nouveaux francs – le prix de vente de la Super-Caravelle pourrait être de l’ordre de 35 millions de nouveaux francs, soit 7 millions de dollars.

Néanmoins, les investissements considérables que nécessite la construction de cet appareil rendent indispensable une coopération internationale. Comme il a été déjà mentionné, les négociations avec la British Aircraft Corporation semblent progresser rapidement. Selon Sud-Aviation, il faudrait réaliser une série d’au moins quatre-vingts appareils pour que la production soit rentable, or la prospection du marché laisse prévoir d’ores et déjà des débouchés pour environ 250 exemplaires.

Les principales caractéristiques de la Super-Caravelle sont indiquées dans le tableau ci-dessous et constitue en somme la totalité des renseignements que l’on possède à l’heure actuelle sur le projet français.

 

La dernière nouvelle en provenance des Etats-Unis est que l’administrateur de la FAA, M. Halaby, vient de créer un comité spécial chargé d’élaborer des plans pour le développement et la réalisation de l’avion à Mach 3. Ce comité, présidé par le général Orval Cook, président sortant de l’Aerospace Industries Association, et qui comprend des représentants de l’industrie privée, s’est fixé un programme de travail portant en particulier sur la répercussion de la mise en service de l’avion supersonique européen sur l’industrie aéronautique des Etats-Unis.

En définitive, bien que les projets américain et européen ne soient nullement similaires et bien qu’ils aient été précisément étudiés pour éviter toute concurrence, ils conduisent néanmoins des deux côtés à une course effrénée. Cette situation fait également mieux comprendre les préoccupations des compagnies aériennes auxquelles nous faisions allusion au début de cet article.

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17ème Assemblée Générale de l’IATA à Sydney du 23 au 27 octobre 1961

1 – Extrait du rapport annuel de Sir William Hildred.

Parlant du transport supersonique, Sir William Hildred s’est exprimé en ces termes :

Je n’ai pas la prétention d’exprimer ici une opinion quelconque au nom de membres de l’IATA. Les compagnies aériennes n’ont pas encore formulé d’opinion conjointe à cet égard. Toutefois, j’aimerais donner un mot d’avertissement. Le transport supersonique, de quelque type qu’il soit, sera bien plus coûteux que n’importe quelle autre expérience aéronautique précédente. Le financement de son développement sera au-dessus des possibilités des compagnies aériennes comme celles des constructeurs. D’autre part, il exigera un changement radical de toutes les branches du transport aérien ainsi que des systèmes de télécommunications et de contrôle.

Les conséquences résultant du bang sonique et les effets de restrictions en matière de bruit sont imprévisibles mais une chose est certaine : si les avions à réactions ont provoqué une augmentation de la capacité offerte, le transport supersonique pourrait bien en inonder le monde.

Parlant d’un point de vue personnel et avec le plus grand sérieux, je dirai que tout gouvernement qui décide que ce genre de transport est indispensable devra en supporter les conséquences dès le début. Si les gouvernements recherchent le prestige, ils doivent être prêts à en acquitter le prix. Il n’y aura ni suffisamment  de compagnes aériennes, ni assez de passagers pour payer la note.

Le rapport de l’envoyé spécial d’Interavia à Sydney donnait un aperçu général des débats de l’assemblée annuelle de l’IATA mais ne pouvait représenter toutes les opinions individuelles exprimées par les différents délégués au cours des discussions et dont certaines apportaient des arguments valables sur des questions controversées. Nous présentons ici des extraits de l’exposé de M. Willem Deswarte, directeur général de la SABENA, que nous venons de recevoir de Bruxelles. Ses observations sur le transport supersonique constituent un complément intéressant à l’article de notre envoyé.

La Rédaction d’Interavia

2 – Des extraits de l’exposé de M. Willem Deswarte, directeur général de la SABENA

Bien des compagnies ici représentées ont, cette année, transportaient à grands frais et à vitesse élevée au-dessus de l’Atlantique des milliers de sièges inutilisés. Sur le plan de l’économie mondiale, ce regrettable gaspillage est un aussi grand non-sens que la destruction des stocks de blé et de café à côté de milliards d’hommes qui meurent de faim.

Il était aisé de prévoir que 1961 qui devait voir l’équipement complet des grandes compagnies aériennes en avions à réaction serait une année désastreuse pour le transport aérien, même sans les crises de Cuba, Berlin, Bizerte et ailleurs. J’avais moi-même soulevé la question à l’assemblée générale de Delhi en 1958, mais rien n’a été fait à ce sujet et plusieurs d’entre nous enregistrent maintenant des pertes aggravées par la présence de Douglas DC-7 et de Lockheed Super-Constellation non amortis et difficiles à revendre sans parler de bien d’autres avions excellents et relativement modernes à turbopropulseurs ou à moteurs à pistons.

Et maintenant nous voilà en face d’une responsabilité bien plus grande car, avec la perspective de l’avènement de l’avion supersonique qui sera peut-être pour 1967, on peut s’attendre à un désastre semblable, mais à plus grande échelle.

Il est très possible qu’une fois de plus les constructeurs nous demandent de passer commande cinq ans à l’avance, ce qui voudrait dire dans l’année ou les deux ans qui suivent, et nous savons par expérience que lorsque les avions seront commandés on ne pourra plus rien arrêter. Aucune tentative d’ajustement des tarifs ne pourra nous sauver des conséquences de notre folie.

Ce problème ne peut être résolu qu’à l’échelon supérieur c’est-à-dire ici même, en faisant preuve de clairvoyance et de fermeté. Nous devons d’abord admettre que traverser l’Atlantique en 2 heures au lieu de 8 est du luxe pur et que la vitesse ne peut pas être considérée comme la pierre de touche du progrès. Le progrès réel est celui qui contribue au bien-être du plus grand nombre possible de gens et nous ne devons pas nous laisser obséder par la vitesse au point de perdre cette notion comme nous ne devons pas non plus arrêter le progrès s’il doit être profitable pour le public.

Il ne faut donc mettre en service du matériel supersoniques que si nous sommes sûrs – en dehors des considérations techniques qui sont le naturellement le premier souci des compagnies – que les conséquences sociales de l’exploitation de ce matériel ne seront pas néfastes. Sinon, nous dépenserions les deniers publics au détriment des populations. Je pense au bang sonique et à ses effets possibles sur le bien-être physique et mental de millions de gens dans le monde entier. Notre responsabilité se trouve donc engagée non seulement vis-à-vis de l’industrie du transport aérien, mais aussi vis à vis du grand public.

Je voudrais présenter ici une suggestion qui a été d’ailleurs émise pour la première fois par M.B. Lundberg, directeur de l’Institut de recherche aéronautique de Suède : C’est qu’une enquête soit menée à l’échelle mondiale sur l’effet du bang sonique sur les populations. On ne dispose pas en effet à l’heure actuelle d’observations en nombre suffisant ni de données précises à ce sujet.

Il faudrait qu’un appel soit lancé par cette assemblée aux divers gouvernements et à l’OACI pour l’exécution d’un programme d’investigation portant sur des zones étendues et diversement peuplées avec l’aide des forces aériennes des divers pays et de leurs avions supersoniques. On aurait ainsi une base expérimentale valable permettant d’établir les limites au-delà desquelles on ne pourrait que compromettre le bien-être de tous pour l’avantage de quelques-uns.

J’arrive maintenant à l’aspect économique du transport supersonique qui intéresse directement les exploitants :

Si, comme le disent les constructeurs, le prix de revient par passagers/km ne dépasse pas celui d’un avion classique et si la capacité offerte se limite à 100 sièges, une solution sera possible étant donné les perspectives d’expansion du transport aérien. L’avion supersonique devrait pouvoir absorber l’accroissement du trafic de 1ere classe à des tarifs qui tiendraient compte de l’amélioration du service offert. Les compagnies pourraient, par exemple, appliquer le tarif de 1ere classe majoré de 50% en le diminuant toutes les années de 10%. Les avions supersoniques serviraient ainsi de complément aux jets et les compagnies aériennes pourraient les ajouter progressivement à leur flotte sans compromettre l’amortissement normal sur 7 à 10 ans des avions à réactions actuels. Le financement de ces nouveaux avions qui pèsera lourd sur le budget des compagnies pourrait ainsi être étalé sur plusieurs années. Au bout de cinq ans, le nombre d’avions supersoniques en service étant suffisant et le nombre de passagers ayant augmenté, tout le trafic de 1ere classe pourrait être assuré par les avions supersoniques sans majoration de prix tandis que les avions à réactions en service à l’heure actuelle seraient réservés à la classe économique. Il n’y aurait plus alors d’avions à double aménagement coûteux et les tarifs auraient un fondement simple et logique. Ils correspondraient à la vitesse offerte et non plus à des choses aussi secondaires pour des passagers restant à bord moins de huit heures que l’espacement des sièges et la qualité de la nourriture. La formule de prix plus élevé pour vitesse plus grande est en usage dans les autres modes de transport et nous voyons que le public l’a toujours considéré comme normal.

Les constructeurs, de leur côté, trouveraient leur bénéfice dans cette solution car ils auraient un marché assuré pour plusieurs années sans courir le risque de lancer en série des appareils sans avenir.

Nous ne mésestimons pas les difficultés inhérentes à notre proposition. Il faudrait en particulier obtenir un accord liant les parties pour cinq ans, or les conférences de trafic peuvent seules obtenir de tels accords obligeant tous les membres par vote unanime, mais ses accords sont limités à deux ans.

L’importance de la question est telle cependant que nous ne pouvons croire qu’une simple question de procédure puisse empêcher d’arriver à la solution désirée.