L’aviation commerciale supersonique à l’heure de Concorde
Cette table ronde s’est déroulée à Paris le 13 mars dernier. En dehors de la qualité des personnalités présentes, elle a revêtu un relief particulier pour nos journaux, puisqu’elle coïncidait avec l’entrée dans notre groupe de Flying Review International, la plus importante revue aéronautique de Grande-Bretagne. Les grandes options politiques et financières concernant Concorde ayant été prises, il nous est apparu que le développement de l’appareil franco-britannique était, désormais, une affaire de techniciens. C’est pourquoi nous avons demandé à des techniciens, sur les plans des gouvernements, des industries et des compagnies aériennes, de bien vouloir participer à cette table ronde. Que MM. Forestier, Hamilton, Satre, Young successeur de M. John Cappell et Dils veuillent bien trouver ici l’expression de nos très vifs remerciements pour le concours qu’ils nous ont apporté et pour l’intérêt qu’ils ont ainsi manifesté vis-à-vis de notre initiative, ceci en toute objectivité.
R. Cabiac : Avant d’entrer dans les détails, il serait bon, je crois, de faire le point du développement actuel du programme Concorde. Dans l’optique des gouvernements ou en est-on aujourd’hui, M. Forestier ?
J. Forestier : Le programme a vraiment débuté en 1962 et nous comptons bien que les premiers appareils seront livrés aux compagnies en 1971. En cette première moitié de l’année 1967, nous sommes à peu près parvenue à mi-chemin dans le temps et à un an environ de la date du premier vol du premier prototype. Nous avons donc vécu jusqu’à présent l’âge de la préparation, c’est-à-dire la phase des essais, l’âge des éprouvettes – comme dirait M. Dufour Directeur de Sud Aviation-Toulouse. Et nous entrons maintenant dans la phase de la réalisation des prototypes.
A. Van Buylaere : Et dans les domaines politiques et financier ?
J. Forestier : Il y eu les difficultés que vous connaissez. Mais il reste que les deux gouvernements ont décidé d’aller de l’avant. Des réévaluations financière ont été effectuées. Elles ont été publiées à l’occasion des Display de Farnborough en septembre dernier.
M. Green : Pouvez-vous nous donner quelques détails sur ces réévaluations ?
J. Forestier : Le prix du développement du programme a été réévalué à 450 millions de livres sterling plus une provision de 50 millions de livres pour aléas divers, soit 500 millions de livre au total. Encore dois-je ajouter que ce sont là des réévaluations gouvernementales et que les prévisions des industriels sont inférieures à ces chiffres. C’est pourquoi je demande aux industriels ici présents d’oublier ces chiffres et de viser à tenir les leurs…
R. Cabiac : Comment, dans l’optique des gouvernements, se répartissent ces dépenses entre la cellule et le moteur ?
F. Forestier : Les gouvernements ont prévu 270 millions de livres pour la cellule et équipements et 180 millions de livres pour le réacteur.
G. Stifani : A quelles phases du développement de Concorde ces chiffres se rapportent-ils ?
J. Forestier : Vous avez raison de poser la question. Car une des difficultés auxquelles on se heurte, lorsqu’on veut comparer les coûts respectifs des SST américain et de Concorde s’est précisément que les éléments de comparaisons ne sont pas toujours comparables. Les chiffres que je viens de donner pour Concorde comprendront toute la phase de développement et les outillages pour la production de série, et concernent la part que les gouvernements ont décidé de financer.
P. Gross-Talmon : Qu’entendez-vous par toute la phase de développement ?
J. Forestier : La fabrication des deux prototypes et les différentes opérations qui permettent de les fabriquer, de deux avions de présérie, de deux cellules d’essais (une pour les essais statiques, une pour les essais de fatigue), plus les essais divers et concernant le développement de l’avion, des équipements et du moteur.
M. Cabiac : Vous avez dit tout à l’heure que les premiers avions de série seraient livrés aux compagnies en 1971, date qui correspond à la sortie de Concorde stade 0 ; or, Concorde stade 1 est prévu pour 1973. Le financement des gouvernements couvre-t-il également les années 1971 à 1973 ?
J. Forestier : Oui, il couvre toute la phase développement, les outillages pour la production de série jusqu’à l’obtention du certificat de navigabilité avec le moteur stade 1 qui est prévu pour intervenir 2 ans après la mise en service.
W. Green : Pouvez-vous, M. Hamilton, préciser ce que représente pour vous l’année 1973 par rapport à Concorde stade 1 ?
J. Hamilton : L’année 1973 correspond comme étape caractéristique, à l’obtention du certificat de navigabilité de l’appareil équipé du moteur Olympus 593 stade 1. La somme de 500 millions de livres prévue par les gouvernements couvre toute les étapes, y compris, celle-là.
P. Gross-Talmon : A quoi correspond exactement l’Olympus stade 1 ?
P. Young : Qu’il s’agisse de l’Olympus stade 0 ou l’Olympus stade 1 présentera par rapport au stade 2, une température devant turbine plus élevée et un régime accru. En fait, la politique de Bristol Siddeley et de la SNECMA consiste depuis longtemps, à réaliser et mettre au point le moteur stade 1, qu’on utilisera dès 1971, en version volontairement détarée.
A. Van Buylaere : Des compagnies auront reçu, de 1971 à 1973, des Concorde stade 0 ; alors qui paiera la transformation des moteurs stade 0 en moteurs stade 1 ?
P. Young : Si notre objectif technique est atteint, le coût de la modification n’excédera pas celui d’une révision générale. Il ne doit pas être imputé aux compagnies.
G. Stifani : Et que pensent les avionneurs sur ce plan ?
P. Satre : Ce sont là des prévisions extrêmement valables. En fait, ce n’est que lorsque les essais en vol auront été effectués que nous pourrons avoir des idées précises sur la définition de Concorde stade 1. L’objectif que nous poursuivons est la possibilité de rendre les Concorde livrés pendant la période 1791-1793 rétrofitables, c’est-à-dire transformables du stade 0 eu stade 1 et utilisables aux normes du stade 1. Mais cela ne veut pas forcément dire que les premiers appareils sortis sauront aussi évolués que les derniers.
P. Gross Talmon : N’y-à-t-il pas une contradiction entre les propos tenus par M. Satre et ceux de M. Young ?
P. Young : Non, car il est évident que tout motoriste doit être en avance d’au moins deux années sur l’avionneur. Et je puis vous dire que l’Olympus 593 stade 1 est clairement défini aujourd’hui.
A. Van Buylaere : En sommes, le motoriste connait déjà les modifications à apporter pour faire passer l’Olympus du stade 0 au stade 1, alors que l’avionneur envisage de son côté, des modifications qu’il juge prudent de ne formuler qu’après les enseignements des essais en vol.
G. Stifani : Estimez-vous, messieurs, que les chances de voir Concorde s’affirmer face à la concurrence aujourd’hui identiques ou inférieures à ce qu’elles étaient lorsque le programme a été lancé ?
J. Forestier : La situation actuelle est telle que le programme concurrent de Concorde qui se profile à l’horizon et qui est présenté comme un appareil plus grand, plus rapide, plus économique n’a pas encore franchement démarré. Il s’oriente, de plus, vers une formule sans doute des plus prometteuses, mais aussi des plus difficiles à mettre au point. Voilà pourquoi, à mes yeux, les chances de Concorde n’on pas diminué.
W. Grenn : Et vous, M. Satre quel est votre point de vue ?
P. Satre : Aujourd’hui, 13 mars, Concorde est l’objet de 72 options émanant de 16 compagnies. Si vous examiner le graphique des options, vous constaterez qu’après une première phase ou les options étaient surtout politiques ou répondaient à des opportunités, l’intérêt pour l’appareil est allé grandissant. Autre facteur important : il y a quelques jours, MM. Forestier, Hamilton et moi, étions à Filton, où nous avons rencontré les représentants des compagnies clientes. Il y avait là plus de 100 spécialistes.
R Cabiac : De quoi avez-vous parlé le plus souvent ?
P. Satre : De système électrique, de tableau de bord, d’avionique et d’aménagement intérieur. Mais voyez-vous une réunion de 100 spécialistes cela prouve tout de même qu’on s’intéresse à Concorde.
W. Green : Toutes les compagnies sont-elles d’accord sur les délais des spécifications de l’appareil ?
P. Satre : Sur ce plan aussi, la tendance est positive. Les compagnies aériennes s’organisent actuellement pour discuter avec nous de ces délais. Ainsi, la Pan Am, la BOAC et Air France, qui doivent recevoir à elles trois, les 18 premiers appareils s’efforcent-elles de parvenir à un accord pour dégager des spécifications identiques.
G. Stifani : Si cet accord se réalise, les 18 appareils seront donc identiques ?
P. Satre : Oui, et de plus, l’ensemble des compagnies aériennes, afin de gagner du temps, nous a proposé une procédure de discussion des spécifications qui correspondent à la création par les compagnies intéressées, de groupes de techniciens, spécialisés dans l’étude d’un problème hydraulique, commandes de vol, équipements, etc… et qui parleront au nom de toutes les compagnies aux constructeurs même et un représentant de telle compagnie ne fait pas partie du groupe. Ce système est envisagé pour le SST américain et il peut s’appliquer à Concorde. C’est ce que nous nommons « Comité Mentzer“ du nom du Vice-Président de UAL qui patronne cette procédure aux USA et qui la dirigerait également pour Concorde.
P Groos Talmon : Que pensez-vous accepté ?
P. Satre : Oui.
A. Van Buylaere : Que pensez-vous à ce propos, de votre concurrent américain ?
P. Satre : Il est difficile de répondre à tous les aspects de votre question. Mais sur le plan de la concurrence, je voudrais souligner un point. Les Américains, à leur manière sont des protectionnistes. Dans le domaine des avions commerciaux moyen-courrier, à réaction, subsoniques, l’Europe est arrivée avant eux sur les marchés. Mais, plutôt que de commander des avions de ce type en Europe, ils ont préféré s’en passer et d’attendre que leur propre industrie leur en fournisse. Ils ont pu appliquer sans trop de dégâts cette politique puisqu’elle concernait des réseaux intérieurs américains et que toutes les compagnies domestiques d’Outre-Atlantique étaient placées sur le même pied. Mais cette politique n’est pas raisonnablement applicable dans le domaine des long-courriers. Si Air France et BOAC ou la Sabena, ou la Lufthansa assurent les liaisons Europe-Etats-Unis en Concorde, il faut bien que pour des raisons de concurrence de prestige, les compagnies américaines en fassent autant. C’est pourquoi, si comme nous le pensons Concorde a plusieurs années d’avance sur le Boeing 2707, nous sommes optimistes.
P. Gross Talmon : Il y a deux façons d’aborder le problème de l’avion commercial supersonique. Les constructeurs peuvent voir sa justification dans le fait qu’un programme d’une telle ampleur apporte beaucoup de travail à l’industrie aéronautique. C’est le cas pour la France et la Grande-Bretagne. Les compagnies, elles, peuvent considérer que la venue du Supersonique est prématurée, en raison des énormes investissements qu’ils nécessitent. Alors, à notre avis, a-t-on lancé l’opération de Concorde pour des raisons de prestige et de plan de charge des industries françaises et britanniques ou bien parce que le supersonique répond à un besoin du transport aérien ?
P. Satre : Qu’il me soit permis de citer un exemple à ce propos. La firme Lockheed a réalisé, il n’y a pas si longtemps un appareil l’Electra qui répondait très exactement aux besoins d’un très grand nombre de compagnies. Ce fut un bon avion, mais on ne peut pas dire que son succès commercial ait été gigantesque.
A. Van Buylaere : Il était mal construit, surtout….
P. Satre : Prenons un autre exemple, celui du Vanguard britannique. C’est un appareil qui, lui, n’a pas eu les ennuis de l’Electra et pourtant il ne s’est pas vendu beaucoup plus. Non, voyez-vous, c’est beaucoup plus des raisons de concurrence qui décident les compagnies à acheter des appareils nouveaux que d’autres considérations. C’est le cas aujourd’hui du Boeing 747 qui lui, n’est pas supersonique.
A. Van Buylaere : Avec Concorde et peut-être le SST américain se produit toutefois un phénomène nouveau. Alors que jusqu’à présent, les avions proposés par les constructeurs aboutissaient à des abaissements successifs du prix de revient au siège/km, avec Concorde au contraire, c’est une augmentation, par rapport aux avions actuels que l’on obtient. Qu’en pensez-vous ?
P. Satre : C’est un autre problème. Mais pour finir de répondre à la question, je dirais que au point de vue technique, Français et Britanniques étaient en bonne position pour démarrer les études des avions de transport supersoniques. Et je ne pense pas que leur venue soit prématurée. Peut-on dire, aujourd’hui que l’apparition sur les lignes des Caravelles, Boeing 707 et Douglas DC-8 ait été prématurée ? Et pourtant, les réticences des compagnies étaient identiques à l’époque.
R. Cabiac : En somme, on peut dire que si l’avion est un succès, il n’y a pas de problèmes. Mais il y en a dans la mesure où l’appareil constitue un échec ?
P. Satre : Je dirais plutôt que si un avion correspond aux besoins qu’a visés le constructeur, il se développe commercialement.
G. Stifani : Quel est l’opinion de M. Dils sur cet aspect de la question ?
P. Dils : Je suis d’accord avec M. Satre, sauf sur un point. Pour les compagnies, les Boeing 707 et les Douglas DC-8 sont venus trois ou quatre ans trop tôt. De ce fait, elles sont restées avec des avions non entièrement amortis (DC-7, Super-Constellation) sur les bras financièrement, l’affaire a coûté cher. Mais pour Concorde il est assez clair que c’est pour des raisons de concurrence et de prestige et non des raisons économiques que les compagnies l’ont acheté. Mais son exploitation pose des problèmes. Nous espérons qu’ils se résoudront. A l’heure actuelle, toutefois, toutes les incertitudes ne sont pas levées.
P. Gross Talmon : On admet généralement, qu’un avion développé et construit en coopération internationale coûte plus cher qu’un même avion réalisé par un seul pays. Est-ce là votre avis, M. Hamilton ?
J. Hamilton : Il est presque impossible de répondre à cette question. Car il faudrait savoir quel aurait été le prix de l’avion construit par un seul constructeur. Avec Concorde je ne peux le dire. J’ignore si M. Forestier le sait, et je doute que M. Satre puisse répondre.
P. Satre : Si on avait pu affecter à un seul constructeur tout le personnel qui, des deux côtés de la Manche, ont travaillé, travaillent et vont travailler pour Concorde, les dépenses auraient été inférieures aux prévisions actuelles du moins en théorie. Mais en fait cette coopération était absolument nécessaire. Sans elle, le projet n’aurait jamais été lancé. Et puis Français et Britanniques ont montré qu’ils pouvaient faire ensemble des appareils. D’autres programmes franco-britanniques sont nés depuis. Alors même si pour Concorde les dépenses sont un peu plus élevées, ceci compense cela.
G. Stifani : Sur le plan technique, quel a été le fruit de la coopération des bureaux d’études qui, ne se connaissant pas au début, pensaient et travaillaient de façon différentes ?
P. Satre : Il en est résulté très souvent de gros progrès techniques les décisions furent plus lentes à prendre que s’il n’y avait eu qu’un seul bureau d’études.
W. Green : Finalement, aboutit-on à des résultats meilleurs ?
P. Satre : Je suis persuadé qu’on aboutit à des résultats meilleurs.
R. Cabiac : Ce qui veut dire que si, chacun de son côté, Britanniques et Français avaient réalisé un avion supersonique de ce type, personne n’aurait fait Concorde tel qu’il est défini aujourd’hui ?
J. Hamilton : Je voudrais ajouter quelques mots au chapitre du prix de la coopération. Pour un peu plus élevées qu’elles soient ces dépenses représentent le prix que nous avons à payer pour établir cette coopération qui est essentielle, si nous voulons réaliser dans l’avenir d’autres avions de cette importance. Et je suis convaincu que ce n’est pas là de l’argent perdu.
W Grenn : Que pense M. Young de la coopération sur le plan du moteur ?
P. Young : Dans ce domaine, je pense sans doute être plus précis que M. Hamilton et M. Satre. Bristol Siddeley et la SNECMA ont fait des études. Leur conclusion est que la coopération autour du moteur entraîne une majoration de dépenses de 10 à 20%. Mais il y a aussi des avantages : émulation, gain de temps. Nous avons calculé que si l’un et l’autre pays avait agi seul, le premier vol de Concorde aurait été retardé d’un an à 18 mois par rapport aux prévisions actuelles. Or, les deux motoristes dépensent aujourd’hui un peu plus d’un million de livres par mois pour développer le moteur. Calculés le surcoût de dépenses pour 12 mois
supplémentaires d’études et de développement. Pour les motoristes, la coopération en diminuant les délais, économise les crédits.
M. Cabiac : Les industriels peuvent-ils nous dire un mot du développement du programme ?
P Satre : Début mars, l’ensemble du fuselage, la voilure, la dérive et les trains d’atterrissage étaient assemblés sur le premier prototype. Les essais de mise en pression de la cabine, effectués (une fois et demie la pression normale). Le deuxième prototype suit également son programme.
A. Van Buylaere : Et les essais structuraux ?
P. Satre : Ils avancent rapidement. Le 16 février dernier, nous pouvions dire aux services officiels, au CMB, que nous avions tous les éléments nécessaires à la définition finale de l’avion de série.
P. Groos Talmon : Et au point de vue expérimentation en laboratoire ?
P. Satre : Vous connaissez le simulateur de vol. Il sert dès maintenant à définir les normes et les qualités de vol des prototypes. A la suite d’une première tranche d’essais, nous avons retenu une petite modification qui est en cours de montage sur le prototype mais qui ne sera peut-être pas installé sur l’avion de série. Il s’agit de petits plans, une espèce de moustache de 2 mètres de long sur 20 cm de large, placée à l’avant du fuselage pour améliorer la stabilité transversale, aux très grandes incidences non pas pour le vol normal mais pour les vols de démonstration.
G. Stifani : Pas de points sombres au point de vue équipements ?
P. Satre : Ce simulateur ne nous a pas encore donné d’avis sur le plan des équipements. Mais nous avons un laboratoire d’équipements où nous testons les différents systèmes, et, en particulier, les commandes de vol, servocommandes, etc. Pour des raisons diverses, se sont les équipements qui, dans l’ensemble du programme « Concorde“ ont été les plus longs à définir. Mais tout cela avance, soit à Filton, soit à Toulouse.
A. Van Buylaere : Pour les motoristes, comment le programme se déroule-t-il ?
P. Young : Laissez-moi tout d’abord dire que c’est à la SNECMA qu’a échu la partie la plus difficile du programme. Pour nous la difficulté majeure, cette année, a été la définition de la partie arrière du réacteur pour les avions de série. Aujourd’hui, tout le monde est d’accord, motoristes et avionneurs.
R. Cabiac : En quoi consiste l’importance de cette partie arrière de l’Olympus 593 ?
P. Young : Il n’est pas difficile de dessiner une tuyère supersonique ; mais si elle engendre une perte de rendement de l’ordre de 30 à 35% en subsonique, c’est inacceptable pour les compagnies. L’inverse est également vrai. Dans le cas de Concorde, il s’est agi de résoudre le problème à 1% près. La tuyère de l’Olympus 593 affiche un rendement de 99% en supersonique. Les essais effectués en soufflerie le prouvent. C’est une grande étape technique de franchie.
P. Groos-Talmon : Parlez-nous du dispositif silencieux, M. Young ?
P. Young : Le silencieux n’est pas une chose nouvelle en soi. Mais ce qui est nouveau sur ce moteur, c’est que le silencieux est rétractable. Pour la première fois, il s’agit d’un silencieux honnête qui n’impose pas de pertes de performances, pour l’avion, pas d’augmentation de poids, pas de réduction de vitesse de monter.
W. Green : Et la réchauffe de l’Olympus 593 ?
P. Young : C’est le troisième point important. Tel qu’il est donné actuellement le surcroît de poussée dû à la réchauffe est détaré de 10% environ. Cela veut dire que nous avons en réserve 10% de poussée supplémentaire à laquelle nous n’avons pas touché. Et cette réserve constitue une assurance très importante pour l’avenir.
G. Stifani : M. Satre est-il également optimiste sur ces points ?
M. Satre : Nous considérons comme assez bonne la tuyère prévue sur l’avion de présérie et comme très bonne celle qui sera montée sur l’avion de série.
P. Groos-Talmon : Quel a été le rôle de l’électronique (calculateurs, ordinateurs) dans l’étude et le développement de Concorde ?
P. Satre : Il est très grand. L’électronique intervient partout.
A. Van Buylaere : Peut-on me dire quand, comment et à la suite de quel processus les options prises sur Concorde se transforment en commandes fermes ?
P. Satre : Je ne sais pas si je suis la personne qualifiée pour répondre à cette question….
R. Cabiac : Il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails. Mais sans doute pouvez-vous donner les grandes lignes de l’opération ?
P. Satre : Et bien, la British Aircraft Corporation et Sud-Aviation se sont engagés à livrer un avion capable de transporter 20.000 livres de charge marchande sur Paris-New York et vive versa à une vitesse de Mach 2 à Mach 2,2. Et quand je dis transporter, j’entends un service régulier et non au hasard d’un vol par vent favorable. Et ce n’est pas si facile que cela, vous savez…
W. Grenn : Existe-t-il, dans les termes des contrats, une clause portant sur le taux de régularité ?
P. Satre : Non.
G. Stifani : Dans quelles conditions les compagnies qui ont pris option sur Concorde peuvent-elles se faire rembourser au cas où elles ne transformeraient pas leurs options en commandes fermes ?
P. Satre : Si Concorde répond aux spécifications du contrat d’option, les compagnies qui annuleront leurs options, perdront l’argent qu’elles ont versé. Si Concorde ne répond pas aux spécifications et que les compagnies annulent leurs options, les deux constructeurs devront rembourser les sommes versées.
R. Cabriac : A quelle époque les compagnies seront-elles fixées ?
P. Satre : Vers la fin 1968, c’est-à-dire après les enseignements des essais en vol. Pour l’instant, nous en sommes au stade des discussions avec les compagnies de façons que nous puissions réaliser les avions de présérie les plus proches possibles de la définition de série (nombre de sièges, équipements divers, etc !…
P. Groos-Talmon : L’option de la Lufthansa s’inscrit-elle dans les termes du contrat dont vous nous avez parlé ?
P. Satre : Oui, mais pour la Lufthansa, du fait de la distance Francfort-New York, la garantie des constructeurs est inférieure aux 20.000 livres de charge marchande que j’ai indiquée tout à l’heure.
A. Van Buylaere : Donc, c’est à partir de fin 1968 que les compagnies devront verser les sommes supplémentaires pour transformer leurs options en commandes ?
P. Satre : Je l’espère bien.
W. Green : Si l’avion doit entrer en service en 1971, à quelle date les approvisionnements pour les Concorde de série doivent-ils être passés ?
P. Satre : Les approvisionnements nécessaires pour les deux premiers avions de série ont déjà été commandés. Pour qu’il n’y ait pas de ralentissement dans la prochaine série, il faudrait passer, avant la fin juin 1967, les commandes d’approvisionnements pour les avions de série numéros 3 à 6. Et ainsi de suite.
Problèmes de certification
G. Stifani : M. Hamilton, voulez-vous poser le problème de la certification de Concorde tel que le voient les gouvernements ?
J. Hamilton : Comme tout avion nouveau, il existe pour Concorde un certain nombre de problèmes de certification. Le problème le plus important, et sans doute le plus difficile à résoudre, est celui du bruit sur les aéroports. Une chose est certaine, l’objectif visité a toujours été que le bruit sur les aéroports, fait par Concorde ne devrait pas être supérieur à celui des avions subsoniques actuels. Mais ceci dit, il reste beaucoup à faire dans ce domaine et nous le ferons. La grande difficulté ne peut ne pas résulter de l’application des réglementations aéroportuaires, mais de l’application de nouvelles réglementations encore plus sévères. C’est aspect de la question nous préoccupe et je puis vous dire que c’est là le sujet de discussions engagées entre les gouvernements, les constructeurs, les utilisateurs et les autorités aéroportuaires.
P. Groos-Talmon : Est-il exact qu’au stade actuel des discussions, Concorde ne serait pas autorisé à atterrir à New York ?
J. Hamilton : Comme je l’ai dit, l’objectif visé est que Concorde ne doit pas faire plus de bruit que les avions subsoniques actuels Ce qui veut dire que Concorde pourrait être utilisé à New York dans le cadre de la réglementation actuelle. Les discussions en cours ne sont pas suffisamment avancées pour protéger des futures réglementations.
R. Cabiac : Comment les utilisateurs, c’est-à-dire les compagnies, voient-ils le problème de bruit sur les aéroports ?
P. Dils : Les représentants des gouvernements ici présents ne se compromettent pas beaucoup sur ce point. Et tous les utilisateurs s’étonnent que ce soient précisément les deux pays les plus restrictifs sur le plan du bruit sur les aéroports qui développent les avions qui s’annoncent comme les plus bruyants.
J. Hamilton : Permettez-moi de rectifier. Nous n’avons pas dit cela ; nous avons dit que Concorde ne ferait pas plus de bruit que les avions actuels.
P. Dils : Les utilisateurs sont d’accord pour tout croire, jusqu’à preuve du contraire. Et j’admets que le bruit au décollage sera un problème, moins difficile à résoudre si on le pose d’une manière nouvelle, à savoir qu’on peut considérer le bruit dans une région plutôt que sur un point déterminé. Mais il y a aussi le bruit en régime supersonique et là, c’est une autre histoire. Il y a aussi le bruit à l’atterrissage. Il semble qu’à l’atterrissage, Concorde fera un bruit légèrement supérieur à celui du DC-9. Or, le DC-9 est tout juste toléré à Londres.
A. Van Buylaere : Quelle est la position des industriels sur ce point ?
P. Satre : Cette question est longuement discutée depuis le mois de février par les gouvernements, les industriels et les organismes intéressés. Les services officiels nous ont indiqué les normes de bruit pour Concorde : pas plus de bruit que les avions actuels. Mais ce qui est grave dans cette affaire, c’est que la réglementation peut évoluer vers de nouvelles restrictions.
W. Green : Mais, prenons le cas de Concorde au décollage. Où en est-on aujourd’hui ?
P. Satre : D’une façon générale, je crois que les caractéristiques de montée de l’avion sont suffisamment bonnes pour ne pas poser de problèmes insolubles après le décollage, dans la phase du survol des agglomérations. En revanche, certaines difficultés se présentent quant à la phase décollage. Pour la phase approche et atterrissage, nous avons bon espoir, mais il est prématuré de parler de ce dernier point aujourd’hui.
G. Stifani : Le problème du bruit est le même pour Concorde que pour le SST américain ou pour le Tu-144 soviétique. La logique veut que les Britanniques et Français d’une part, et Américains et Soviétiques d’autre part, conjuguent leurs efforts. Pouvez-vous nous dire les résultats acquis en la matière ?
J. Forestier : Sans doute ces discussions n’ont-elles fait suffisamment de bruit, mais nous en avons effectivement. Elles prennent d’autant plus d’importance qu’aux Etats-Unis, la Federal Aviation Agency est sur le point de se voir attribuer la possibilité d’inclure des causes relatives au bruit dans les conditions de certifications des avions.
A. Van Buylaere : C’est là une évolution importante ?
J. Forestier : A ce point important qu’elle équivaut à transformer des réglementations locales en réglementation nationale américaine. Dans ce contexte, le fait que nous nous soyons attachés, au départ, à ce que le bruit de Concorde ne soit pas supérieur à celui des avions actuels peut être interprété comme une ambition insuffisante de notre part. Pourtant, c’est bien à un problème du même ordre que sont confrontés les gouvernements et industriels responsables des autres avions supersoniques qui vont voir le jour. Pour notre part, nous continuons à porter notre effort sur l’étude et les conditions d’utilisation du silencieux, afin d’essayer de rendre Concorde moins bruyant que les avions actuels, mais c’est là une tâche particulièrement ardue.
G. Stifani : Pourquoi ne pas aménager, dans les régions aéroportuaires, des zones d’insonorisation ?
P. Dils : L’expérience a montré que cette solution n’était pas réalisable. Il est vain d’essayer de planifier l’implantation des aéroports à des distances raisonnables des agglomérations. Si on faisait cela, dans mon pays, en Belgique, il n’y aurait pas d’aéroports.
R. Cabiac : Le représentant des motoristes est bien silencieux sur ce point. Quelle est votre option, M. Young ?
P. Young : Avec le silencieux mis au point par la SNECMA nous avons obtenu une réduction de bruit de l’ordre de 5 décibels : ce qui veut dire que quatre moteurs équipés de ce dispositif ne feront pas plus de bruit qu’un seul moteur non doté de ce silencieux. C’est toujours un résultat très important. Bristol Siddeley, la SNECMA et les établissements gouvernementaux poursuivent leurs efforts dans ce sens. Il nous sera peut-être possible de gagner 5 ou 10 décibels supplémentaires, du fait que le silencieux est rétractable et que nous aurons sans doute l’autorisation de le rétracter au décollage en cas de panne de moteur.
A. Van Buylaere : M. Satre a dit un jour que pour rendre Concorde le plus rentable possible pour les compagnies, celles-ci devraient l’utiliser de façon intensive. Il a même parlé, je crois, de 11 heures par jour (de 24 heures). Pour atteindre une telle utilisation, de nombreuses rotations seront nécessaires. Et Concorde devra sans doute décoller ou atterrir à des heures où le silence est imposé sur certains aéroports. De ce fait, le problème du bruit ne risque-t-il pas de pénaliser Concorde beaucoup plus qu’un autre ?
P. Satre : Il y a beaucoup d’avions aujourd’hui qui volent onze heures par jour. Et leurs décollages et atterrissages s’inscrivent apparemment dans le cadre des heures de bruit autorisés sur les aéroports.
P. Dils : Je crois qu’il y a malentendu. Lorsque vous faites aujourd’hui un aller et retour Paris-New York en Boeing 707, vous volez pendant quinze heures. Vous pouvez donc décoller pendant le jour d’Orly, atterrir à New-York en respectant les réglementations, redécoller de New York avant la fermeture de l’aéroport, tout cela grâce en grande partie, au décalage des fuseaux horaires. Pour le supersonique, cette facilité n’est plus permise si, pour voler onze heures, vous devez effectuer Paris-New York et retour. Imaginez tous les horaires que vous voudrez, vous vous apercevrez qu’il faut décoller de nuit, de quelque part, du fait de la vitesse de l’appareil et des temps d’escales, et bien sur, des fuseaux horaires.
P. Satre : Nous avons calculé qu’en choisissant bien les heures, la chose était possible.
P. Dils : Vous m’étonnez beaucoup.
P. Satre : La chose est possible à condition qu’il n’y ait aucun retard dans l’observation des horaires.
P. Dils : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous : comptez avec moi : deux aller-retour Paris-New York ; soit deux fois 6h30 de vol, font 13 heures de vols. Si vous décollez d’Orly à 8 heures du matin, vous ne pouvez pas y revenir avant 21 heures. Et si vous ajoutez le temps d’escale, vous dépassez l’heure limite d’utilisation d’Orly.
P. Satre : Tout dépend de l’heure à laquelle vous partez. De toute façon rien n’oblige les compagnies à utiliser Concorde uniquement sur les lignes Europe/Etats-Unis. Dans le cadre des 11 heures d’utilisation dont nous avons parlé on peut très bien imaginer un Paris-New York et un Paris-Dakar par exemple.
G. Stifani : Avant d’aller plus loin dans ce problème d’utilisation de Concorde, il faudrait je crois, finir de traiter la question du bruit et parler du bang sonique. M. Satre, pour vous le bang sonique, qu’est-ce que c’est ?
P. Satre : Je pourrais vous répondre en vous montrant la formule de « Withain”, mais vous seriez fondé à croire que je plaisante. Pour Concorde, le problème du bang sonique se présente sous deux aspects : le vol de croisière en supersonique et la phase accélération au cours de laquelle l’avion passe du subsonique en supersonique.
P. Groos-Talmon : Que se passe-t-il au cours de la croisière ?
P. Satre : L’importance du bang est en partie fonction de la masse de l’avion. On voit déjà que Concorde bénéficie d’un avantage par rapport à son concurrent américain. Il est aussi fonction d’autres paramètres compliqués et pas encore très connus. Je ne pense pas que le bang sonique de Concorde soit gênant. De toute façon, nous y verrons plus clair après les essais de l’avion réel. Et de leur côté les gouvernements se penchent sur le problème.
W. Grenn : Pouvez-vous nous parler de la phase accélération ?
P. Satre : Jusqu’à Mach 1,1, vous n’avez pas de bang perceptible au sol. Il devient perceptible au-delà de cette vitesse. Et c’est au cours de cette transition qu’il y a un phénomène de localisation. Mais comme l’importance du bang est également fonction de l’altitude et de la structure de l’atmosphère au moment où l’avion passe en supersonique le plus haut possible. On s’achemine donc vers des profils de vol extrêmement variés compte tenu de tous ces paramètres évolutifs. C’est là qu’interviendra, par exemple, le calculateur de gestion de vol placé à bord de Concorde, et puis au fur et à mesure que Concorde accumulera les heures de vol notre expérience, en la matière grandira. Et puis, n’oubliez pas, passer le mur du son au-dessus de points qui n’affecteront pas les populations.
Jean Pérard a illustré de façon humoristique le problème du bang sonique dont parle M. Satre au cours de la Table ronde. Mise à part la drôlerie du dessin, c’est bel et bien la formule de Witham qui est ici exposée. Kr est le facteur de réflectivité du sol que l’on présume égal à 1,9 (FAA). Kv est le paramètre correspondant au type d’avion concerné (aérodynamique, poids, répartition de portante). M est le nombre de Mach. Po, la pression atmosphérique au niveau zéro standard. Pz, la pression en altitude, et S la longueur de l’onde caractéristique entre l’avion et le sol, onde courbe par la réfraction atmosphérique
P. Groos-Talmon : N’y aura-t-il pas des pays plus touchés que d’autres par les effets du bang sonique ?
P. Satre : Bien sûr. La France et la Grande-Bretagne, surtout, seront moins affectées, puisque, sur Paris ou Londres-New York, tout se passera pratiquement sur l’eau. Mais sur Paris ou Londres-Moscou, ou sur New York-Los Angeles, le problème sera plus sérieux. Mais je ne suis pas pessimiste. Le malheur, c’est que l’on connait encore mal ses problèmes. On trouvera des solutions, j’en suis convaincu.
W. Green : Mais il y a eu pas mal de plaintes et pas mal de dégâts provoqués par les bangs soniques militaires. Ne serait-ce qu’en France.
P. Satre : Oui, c’est vrai. Mais il y a eu aussi des abus. Il est très tentant de se faire payer par l’Etat la reconstruction de maisons qui ne demanderaient qu’à s’écrouler…
R. Cabiac : En somme, c’est la le côté « urbaniste” des avions supersoniques. Mais quelle est la position des gouvernements sur ce problème ?
J. Hamilton : La première question qui se pose pour le vol de croisière, c’est de savoir si les avions commerciaux supersoniques, que ce soient Concorde, le SST américain ou le Tupolev Tu-144 seront ou non autorisés à survoler les régions habitées. On en est là. Non à cause du principe du bang, mais parce que les vibrations dont a parlé M. Satre sont extrêmement difficiles à évaluer aujourd’hui. De plus amples informations sont nécessaires sur ce point et sur d’autres aspects du problème. Je suis d’accord avec M. Satre. La plupart d’entre elles resteront à résoudre tant que Concorde n’aura pas volé. A propos du bang nous sommes dans les mêmes incertitudes qu’à propos du bruit sur les aéroports. Je pense qu’on peut prévoir des réglementations qui rendraient difficile sinon impossible l’utilisation de Concorde au-dessus des régions habitées. On peut donc se demander si, dans ce contexte, la rentabilité de Concorde n’en serait pas affectée.
R. Cabiac : A-t-on procédé à des évaluations portant sur cet aspect du problème ?
J. Hamilton : Je peux vous faire part d’un chiffre donné par mon ministre à la Chambre des Communes. Dans l’hypothèse où, pour Concorde, le survol des terres serait interdit, le volume de trafic dévolu à l’appareil représenterait encore 60% de celui qu’il absorberait sans cette réglementation. Dans l’hypothèse ou l’interdiction ne serait que partielle (vols autorisés au-dessus de zones à faible densité de population) ce chiffre serait de 75%.
A. Van Buylaere : Quel est votre avis sur les effets du bang ?
J. Hamilton : Je ne crois pas qu’ils soient catastrophiques.
P. Groos-Talmon : M. Forestier, êtes-vous d’accord avec l’exposé de M. Hamilton ?
J. Forestier : M. Hamilton a bien cerné le problème. Il faut réunir l’expérience des Américains, des Britanniques et des Français à eux de définir les limitations qui seront éventuellement imposées aux vols commerciaux supersoniques, et il reste beaucoup à faire.
G. Stifani : Et vous, M. Dils ?
P. Dils : Tout ceci est assez inquiétant. Certes Paris et Londres sont géographiquement bien placées pour trouver rapidement l’Atlantique sur les lignes vers les Etats-Unis. Mais n’oublions pas que les routes “grand cercle” au départ de Paris et de Londres survolent aussi le Canada. Que fera-t-il alors si le Canada veut aussi protéger le repos de sa population ? Par ailleurs, je pense qu’il faut rayer le Paris-Dakar dont parlait M. Satre puisque cette desserte implique dans une large mesure le survol de régions habitées.
W. Grenn : Les pourcentages de 60 à 75% que M. Hamilton a cités, vous paraissent-ils acceptables ?
P. Dils : Avec toute la déférence que je dois au ministre britannique, je conteste ces chiffres. Il suffit de faire le calcul de ce qui existe comme trafic potentiel dans les régions habitées et dans les régions non habitées : et puis qui empêchera un pays à faible densité de population de prendre, par mimétisme, des mesures analogues à celles que des pays à forte densité d’habitations auront prises dans ce domaine ? Et l’utilisation des avions supersoniques sera beaucoup plus délicate pour les pays comme la Belgique, l’Allemagne, l’Italie car ils ne débouchent pas comme la France et la Grande-Bretagne sur l’Océan.
P. Satre : Oui mais pour un avion comme Concorde, la consommation spécifique de ses réacteurs n’est pas plus élevée en subsonique qu’en supersonique. Ce qui veut dire que si l’avion est dans l’obligation de survoler Londres, par exemple, au départ de Bruxelles, il pourra le faire en subsonique, sans se pénaliser en combustible. C’est important.
G. Stifani : Croyez-vous que la formule à géométrie variable du SST américain soit meilleure quant au bruit ?
P. Satre : Elle peut être éventuellement meilleure à l’atterrissage, car l’augmentation de la surface portante nécessitera moins de puissance des moteurs. Ceux-ci feront donc moins de bruit. Pour le bang sonique, la géométrie variable n’est pas meilleure. Et la masse du SST américain, plus élevée que celle de Concorde sera, pour lui, un handicap supplémentaire.
W. Grenn : Il y a tout de même un point à tirer au clair : les compagnies n’ignoraient pas les problèmes posés par le bruit des avions supersoniques. Et pourtant, n’ont-elles pas pris option sur ce type d’appareils ?
P. Dils : Les compagnies, c’est certain, se sont laissées entraîner dans la course. Il est vrai qu’elles ont une garantie : celle de se faire rembourser si l’avion n’est pas certifié. Or, le bruit est un élément de certification.
A. Van Buylaere : Les compagnies ont tout de même versé de l’argent ?
P. Dils : Oui, mais les sommes ne sont pas très importantes. Pour l’option sur les deux Concorde que la SABENA a prise nous avons versé 50 millions de francs belges.
J. Forestier : Permettez-moi de rappeler que la première certification est pour 1971, et que, dans tous les contrats d’options, il n’est pas prévu que celles-ci soient levées avant fin 1968, date où les essais en vol de Concorde lui-même et l’ensemble des études et essais relatifs à ces problèmes de bruit devront permettre de donner des assurances plus formelles aux compagnies.
P. Groos-Talmon : N’est-il pas curieux qu’on ait laissé Concorde sans avoir obtenu, au préalable, de telles assurances ?
J. Forestier : Lorsqu’en 1962, l’opération « Concorde“ a été lancée, on a adopté comme principe, que l’appareil ne devait pas faire plus de bruit que les avions actuels. A cette époque, on ne pouvait pas prendre une autre position. Mais nous sommes très conscients du problème. On vous a dit que nous avions relancé les études portant sur les silencieux, pour améliorer cette situation. Et en matière de bang, je reconnais, que la situation n’est pas claire. Mais il s’agit là d’un problème mal connu.
R. Cabiac : L’année 1969 sera donc cruciale pour Concorde ?
J. Forestier : Oui. Ce que je peux vous dire, c’est que nous développons un avion qui ne doit pas faire plus de bruit que les appareils actuels, que ces efforts sont effectués pour réduire encore ce niveau de bruit, qu’il n’est pas possible d’éliminer un certain niveau de bang sonique, que des trajectoires de Concorde peuvent tout de même être calculées de façon que le bang sonique ne touche pas les régions habitées, que le volume du trafic couvert par ses trajectoires représente un peu plus de 50% du trafic potentiel long-courrier supersonique.
Problèmes d’utilisation
W. Green : On reproche à Concorde un prix de revient au siège/km supérieur à celui des jets actuels. Qu’en pensez-vous ?
P. Satre : Lorsque les compagnies ont vu arriver les Boeing 707 et Douglas DC-8, il y a 7 ou 8 ans, elles ont fait des réserves identiques. Jusqu’au jour ou elles se sont aperçues que c’étaient là des appareils très intéressants du point de vue rentabilité.
G. Stifani : Croyez-vous qu’une même évolution de pensée s’applique à Concorde ?
P. Satre : Il ne faut pas confondre prix de revient au siège/km et prix de revient à l’avion/km. S’il est, en effet, important, pour les compagnies de gagner beaucoup d’argent quand l’avion est plein, il est également capital pour elles, de ne pas trop en perdre quand l’avion n’est pas plein.
P. Groos-Talmon : Mais où se situe Concorde par rapport aux Boeing 707, 747 et au supersonique américain ?
P. Satre : Nous sommes un peu plus cher que le SST américain (Boeing 2707), plus cher que le Boeing 707 et beaucoup plus cher que le 747.
R. Cabiac : Traduites en chiffres, quelles sont ces différences ?
P. Satre : 15% de plus environ que le Boeing 707-320 et 25 à 30% de plus que le Boeing 747. On connait encore mal le prix de revient au siège/km du Boeing 2707. Mais tous ces calculs sont sujets à caution.
A. Van Buylaere : Ces différences sont importantes ?
P. Satre : Oui, mais Concorde et le Boeing 747 intéresseront à mon avis, deux clientèles différentes. Le premier, les passagers pressés, des hommes d’affaires, par exemple, le second, les touristes. Les premiers admettront sans doute de payer une surtaxe. N’admettent-ils pas de payer un supplément sur le « Mistral” de la SNCF, Et puis, le supersonique entrera dans les moeurs et engendrera son propre trafic. Le même phénomène s’est d’ailleurs produit avec les jets actuels. Après une période de surcapacité offerte (1960.1962) les compagnies aujourd’hui remplissent leurs jets.
W. Green : Quelles est la position des compagnies vis-à-vis du prix de revient au siège/km du supersonique ?
P. Dils : Je ne peux vous répondre de façon aussi précise qu’un commercial pourrait le faire. Mais la première chose qui me frappe c’est que si, avec Concorde vous ne visez que la clientèle d’affaire, le marché sera très restreint. Et l’utilisation de l’appareil risque de rester limitée.
P. Satre : Il y a aussi un facteur important. C’est celui qui fait que souvent un président-directeur général voyage en première classe, c’est qu’il sait que le président- directeur général de la firme concurrente voyage aussi en première. Il y a là une émulation qui contribuera à remplir Concorde. D’ailleurs, les études que nous avons faites de la pénétration du supersonique est fonction des tarifs ne poussent pas au pessimisme.
A. Van Buylaere : L’IATA semble d’ailleurs admettre actuellement cette différenciation des tarifs. En prenant « 0“ pour le Boeing 707 comme base, elle prévoit – 15% pour le Boeing 747 et – 15% pour Concorde. Mais sa position sera-t-elle la même dans 4 ans ?
R. Cabiac : Et si nous parlions maintenant du rayon d’action de Concorde ?
P. Satre : D’abord une remarque. On imagine généralement que le SST américain étant plus grand et offrant, de ce fait, une plus grande capacité que Concorde, doté d’une formule, d’ailleurs compliquée (géométrie variable) présentée comme avantageuse, a également un rayon d’action plus élevé que l’appareil franco-britannique. Ce n’est pas exact. Les deux avions ont sensiblement le même rayon d’action, du moins à ma connaissance.
P. Groos-Talmon : Pour certaines compagnies intéressées par Concorde le rayon d’action est cependant insuffisant ?
P. Satre : Concorde a été fait pour relier Paris ou Londres à New York dans les conditions que l’on a déjà précisées. C’est là une première étape. N’oubliez pas que sur l’Atlantique Nord les premiers Boeing 707 étaient obligés de faire escale à Gander et à Shannon. Pour Concorde nous pensons tenir nos engagements. Et nous ne négligerons rien pour améliorer ses performances par la suite.
G. Stifani : Dans cette optique, qu’elles sont les hypothèses de développement de l’Olympus 593 ?
P. Young : L’Olympus 593 à aujourd’hui, la taille et les caractéristiques thermodynamiques optimales pour Concorde. Vous comprenez dès lors l’orientation des efforts des motoristes : réduire le poids du moteur sans toucher aux caractéristiques ni aux performances.
R. Cabiac : Ne peut-on également augmenter les performances sans toucher au poids du moteur ?
P. Young : C’est un autre aspect du problème. Nous y travaillons activement.
A. Van Buylaere : Quelles sont les différences de rayon d’action entre Concorde Stade 0 et Concorde stade 1 ?
P. Young : La poussée de l’Olympus stade 0 est d’environ 10% inférieure à celle de l’Olympus stade 1. Ces 10% peuvent affecter soit le rayon d’action, soit la charge marchande.
R. Cabiac : Puisqu’il existe des Olympus stade 0 et stade 1 on peut imaginer la venue d’un Olympus stade 2 peut-être ?
P. Young : Nous travaillons dans ce sens : augmentation des températures devant turbine, mise au point de systèmes de refroidissement, améliorations des matériaux uniques, etc. L’Olympus 593, parce que nous avons utilisé des matériaux sans surprises, n’est pas hypothèque dans son développement.
P. Groos-Talmon : A supposer qu’existe un jour un Olympus 593 stade 2 qui offre une poussée de 20% supérieure à celle de l’Olympus stade 1, pourrait-on augmenter de 20% le nombre de sièges disposés dans Concorde et qui est actuellement de l’ordre de 136/140 ?
P. Satre : On pourrait utiliser ces 20% de deux façons : soit en augmentant le rayon d’action en améliorant les profils de vol, soit en augmentant effectivement la charge marchande.
G. Stifani : Comment augmenter la charge marchande ?
P. Satre : Depuis le début des études nous avons déjà, notez-le, augmenter de 7 mètres la longueur de la cabine alors que nous n’avons allongé que de 2 mètres le fuselage. Il y a encore des améliorations à apporter, à mon sens, dans le domaine de l’occupation optimale de la cabine.
W. Green : Oui, mais Concorde supporterait-il un nouveau allongement du fuselage ?
P. Satre : A l’heure actuelle, on ne peut pas faire de pronostic sérieux en la matière. Il faut attendre les résultats des essais de vibration de l’avion.
A. Van Buylaere : Et le diamètre du fuselage, pourrait-on l’augmenter ?
P. Satre : Avant de toucher au diamètre du fuselage, en le laissant cylindrique ou en lui donnant une forme « bi“ plus accusée qui permettrait d’augmenter par exemple le volume des soutes, solution intéressante car on garderait l’alignement des passagers sans attenter à la loi des aires . Il faut attendre les enseignements des essais en vol, avoir une idée des trainées et des formes propres de résonnance de la structure.
P. Groos-Talmon : Mais il est permis de penser, M. Satre, que vous ayez déjà rêvé à un Concorde évolué dans ce sens, n’est-ce-pas ?
P. Satre : Peut-être. Mais nous avons des services officiels eux ne rêvent pas. Et ils nous disent qu’une telle évolution ne peut se concevoir qu’à partir du centième avion. Ce n’est donc qu’à ce moment-là que nous pourrons aller les trouver et leur dire que, compte tenu de nos essais en soufflerie et en vol, il faut songer à un Concorde évolué pour satisfaire les nouveaux désirs des compagnies.
G. Stifani : Dans l’état actuel des choses, quel nombre de passagers prévoyez-vous de transporter, avec leurs bagages, avec Concorde sur Bruxelles-New York ?
P. Dils : Dans le cas critique : vent contraire, conditions météorologiques défavorables à destination, mais en tenant compte d’un atterrissage à New York sans délai excessif, 126. C’est le chiffre que nous avons fixé comme convenable, il y a quinze jours.
W. Green : Que pensez-vous d’un Concorde évolué sur le plan de la capacité ?
P. Dils : Pour moi, le problème n’est pas d’augmenter le nombre de sièges, mais d’accroître la dimension des soutes.
A. V. Buylaere : Et, dans le meilleur des cas, sur Bruxelles-New York ?
P. Dils : 136 avec leurs bagages. En ne tenant compte toutefois d’aucune restrictions sur le plan des autorisations de survol des régions habitées, ni de limitations dues au bruit au cours de la phase accélération.
P. Groos-Talmon : Et le problème des réserves de carburant ?
P. Satre : Personne ne peut dire où nous en serons sur ce plan en 1971.
G. Stifani : Et l’attente en vol les jours critiques, avant l’atterrissage ?
P. Dils : Actuellement, il n’est pas rare qu’un Boeing 707 tourne pendant une heure et demie au-dessus de New York avant d’atterrir. Une telle attente est impensable en supersonique. C’est là un grave problème à cause précisément des réserves.
W. Green : Ne peut-on imaginer qu’une priorité sera donnée au supersonique à l’atterrissage ?
P. Dils : On en a parlé récemment : on a aussi parlé de la nécessité de donner à l’équipage, avant le décollage une relaxe approche. Mais je ne crois pas à tout cela. Car, au sein des compagnies membres de l’IATA, il existe une tendance à préserver le trafic court-courrier, les intérêts du trafic domestique sont prépondérants. Les impératifs des lignes long-courriers, même supersoniques, ne seront jamais prioritaires.
W. Green : C’est sans doute la un problème de compagnies. Mais c’est peut-être aussi un problème de gouvernements, ne croyez-vous pas ?
J. Forestier : Ces problèmes des réserves, en effet, a été évoqué par les gouvernements. Il se pose de façon critique pour New York qui est un des points les plus encombrés du monde sur le plan de la circulation aérienne. Pour Concorde, les autorités responsables du projet se sont attachées à maintenir un niveau de réserves relativement élevé lors de la conception de l’avion.
G. Stifani : Qu’elle sera l’incidence de l’atterrissage automatique sur le calcul des réserves ?
P. Satre : Personne ne peut encore le dire. Mais ce que, dans un autre domaine, on peut améliorer, c’est le temps perdu par les avions qui font la queue avant d’atterrir ou avant de décoller. Il n’est pas rare de rester
trente minutes, moteurs en marche avant de quitter l’aéroport de New York. Sans de telle hypothèse, ont pourrait diminuer les réserves et faire gagner des millions de francs aux compagnies.
J. Forestier : En tant qu’officiel français, je peux vous parler de l’ouverture de Paris-Nord et non de celle d’un nouvel aéroport à New York.
P. Dils : Je suis d’accord avec M. Satre. Mais je voudrais mettre en garde les responsables contre l’utilisation du système appelé « flow control” aux Etats-Unis, et qu’on essaie d’appliquer en Europe et notamment en Grande-Bretagne.
A. Van Buylaere : En quoi consiste ce système ?
P. Dils : C’est un système qui aboutit à contrôler et régulariser le trafic. En un mot, on limite la capacité d’absorption des aéroports par heures d’exploitation. On va aboutir alors à fixer les horaires en fonction du « flow control“. Ce qui conduira les compagnies à se battre pour bénéficier du meilleur horaire et souvent avec des arguments valables à cause des avions en correspondance. Les compagnies vont donc voir l’exploitation de leur réseau manquer de flexibilité. Si ce système se généralise, la rentabilité de Concorde en sera d’autant affectée.
P. Groos-Talmon : Songez-vous, M. Satre, au successeur de Concorde ?
P. Satre : Si vous pensez que je vais vous répondre, que je songe à un Mach 5 ou 6, STOL ou VTOL et bien vous serez déçu. C’est que de la poésie. Peut-être ira-t-on jusqu’à Mach 3. Et ce sera déjà terriblement compliqué. Pensez que, pour un Mach 3, la température de la peau du fuselage sera de 300°C, alors qu’elle n’est que de 120°C sur Concorde. Pensez de ce fait au contrôle thermique, au conditionnement d’air, etc. Et puis, au-delà de Mach 3 et la dimension de la terre étant ce qu’elle est, où sera l’avantage de vitesse pour le passager ? Ce que je crois, en revanche, c’est que les supersoniques ne dépasseront pas Mach 3, mais qu’ils évolueront dans le même sens que les Boeing 707 et Douglas DC-8 qui ont donné naissance au Boeing 747. C’est vers les diminutions de tarifs que se porteront les efforts.
R. Cabiac : C’est là votre conclusion, M. Satre ?
P. Satre : Non. Je voudrais aussi remercier, par l’intermédiaire de vos revues, vous tous ici présents et tous les journalistes qui nous ont aidé dans cette entreprise difficile qu’est la réalisation d’un avion commercial supersonique tel que Concorde.
J. Forestier : Qu’il me soit permis, pour finir, d’ajouter que le développement d’un avion comme Concorde, est une affaire compliquée. Une chose est certaine, c’est qu’en 1962, Concorde n’a pas été lancé à la demande expresse des compagnies, mais pour promouvoir l’industrie aéronautique européenne. On commence à admettre dans le monde, que l’Europe ne se tire pas trop mal de cette vaste entreprise. Au fur et à mesure que les Concorde se vendront, la preuve sera apportée que l’avion aura rempli son rôle en montrant qu’une coopération européenne pouvait maintenir l’industrie aéronautique de notre continent à un niveau technologique avancé.