Science & Vie – Juillet 1960 : Le premier avion de ligne supersonique sera-t-il français ?

Article de Georges DUPONT

La bataille des « Mach” est engagée. Les constructeurs américains et anglais s’interrogent. Nos deux grands, Sud Aviation et Dassault, veulent s’unir pour profiter de ces hésitations.

Enquête et interview de Georges Dupont

L’Angleterre est furieuse…. Rentrant de sa tournée continentale, le Ministre de l’Aviation, M. Duncan Sandys, rapportait quelques causes d’espoir à l’industrie aéronautique de son pays, plus mal en point, s’il est possible, que le nôtre. M. Sandys annonçait l’éventualité d’une collaboration franco-britannique pour la construction d’un avion commercial supersonique : on allait donner des ailes à l’entente cordiale et ”brûler » les Russes et les Américains. Les constructeurs anglais en oubliaient presque leur rancune contre la France et sa concurrence de plus en plus gênante.

Mais voilà qu’une nouvelle vint refroidir la cordialité de l’entente ; les deux plus importantes firmes françaises, la Générale Aéronautique Marcel Dassault et la Société Nationale des Constructions Aéronautiques Sud Aviation, révélaient leur intention de réaliser en commun un moyen-courrier d’une vitesse de Mach 2 (plus de 2000 km/h), d’une autonomie de 4000 kilomètres au moins, à 4 ou même 5 réacteurs, et qui sera le prolongement supersonique de la « Caravelle”.

Nous sommes trahis ! crient les avionneurs anglais. Il reste, bien sûr, l’espoir que la France, incapable de produire elle-même des réacteurs à grande puissance, choisira pour son nouvel appareil un moteur anglais et non américain. L’égoïsme français ne préjuge pas d’un futur accord avec l’industrie britannique pour la réalisation d’un long-courrier supersonique. Mais, conclut l’éditorialiste de ”Flight » : « vaille que vaille, c’est la France qui va faire entrer l’aviation commerciale dans l’ère supersonique”.

Pour la France, l’accord des deux constructeurs est un événement capital, qui doit équilibrer les forces dans une industrie en pleine crise, où la course aux marchés et la lutte pour la survie sont devenues implacables.

La ”Super-Caravelle » qui naîtra vers 1965, sera le fruit des amours de la « Caravelle” et du bombardier ”Mirage IV » de Dassault. Le « Mirage IV” a fait récemment Paris-Marseille en 18 minutes. Voilà l’ordre de vitesses que le moyen-courrier supersonique français doit introduire dans cinq ans sur les lignes commerciales.

Or, la vitesse, c’est une spécialité Marcel Dassault. C’est même ce qu’il apporte de plus précieux dans cette affaire : un bureau d’études et des ingénieurs qui ont l’expérience des avions rapides. Depuis ”l’Ouragan » subsonique, le premier appareil qui sorti du désordre indescriptible de notre industrie aéronautique des années d’après-guerre, jusqu’au « Mirage IV », instrument éventuel de notre force de frappe nationale, atteignant plus de deux fois la vitesse du son, l’histoire de Dassault est liée à la conquête de la vitesse.

Le « Mirage IV” a volé récemment à plus de Mach 1,5 pendant vingt minutes entières, une performance qu’aucun avion n’avait encore réalisé avant lui. Avec ses 1300 kilomètres de rayon de pénétration, qui peuvent être portés jusqu’à 3000 kilomètres grâce au réapprovisionnement en vol par un second ”Mirage IV » jouant le rôle d’avion-citerne, cet appareil a été conçu pour pouvoir éventuellement effectuer toute la partie aller de sa mission en supersonique, c’est-à-dire la moitié (le B-58 américain, seul bombardier supersonique actuellement en service dans le monde, à une autonomie beaucoup plus grande, mais n’est pas conçu pour un ”sprint supersonique » qu’à l’approche de son objectif).

Des passagers au lieu de bombes

En fait, il y a deux « Mirage IV” : le ”petit modèle ”A » de 25 tonnes, banc d’essais volant qui explore le même domaine vol que le « gros modèle « B” de 50 tonnes, qui devrait lui succéder. La ”Super-Caravelle », par ses dimensions, s’apparenterait naturellement au « gros modèle”, dont la carrière comme bombardier opérationnel reste encore problématique ; la mission stratégique du « Mirage IV B”, excellent appareil d’autre part, semble en effet n’avoir pas été définie avec assez de rigueur, et l’Etat n’a pas encorde passé commande (1).

(1) L’Etat a signé un marché pour 50 « Mirage IV A”, mais réserve encore sa décision sur le modèle B.

Voici que Sud Aviation, veut réaliser une ”Super-Caravelle” de même vitesse, un appareil de gros tonnage capable éventuellement de faire le même métier que le ”Mirage IV » : c’est-à-dire d’être un jour adapté au transport d’une bombe ou d’engin air-sol, et de se transformer en bombardier-chasseur (1). Dassault, par le truchement de la ”Super-Caravelle », rattraperait ainsi le marché militaire qui risque de lui échapper aujourd’hui.

(1) Convair a annoncé son intention d’adapter son bombardier B-58 au transport de troupe et au transport civil. On s’oriente de plus en plus vers l’avion à missions multiples, aussi bien militaires que commerciales.

La Caravelle épousera….

Georges HEREIL

Georges HEREIL : La Caravelle, de la Société des Constructions Aéronautiques Sud Aviation, entreprise nationale que préside le redoutable Georges Héreil, est sans conteste le premier moyen-courrier du monde. Avec 80 passagers, il  parcourt 2400 kilomètres à une vitesse de croisière de 850 km/h. Cet avion sans cesse perfectionné trouvera néanmoins son évolution arrêtée par le mur du son. Pourtant, il faut aller au-delà…

… le bombardier Mirage IV

Marcel DASSAULT

Marcel DASSAULT : Le Mirage IV de la Générale Aéronautique Marcel Dassault est la maquette volante d’un bombardier en delta de Mach 2,2. Il est destiné à porter notre bombe atomique nationale, en attendant un IRBM de représailles nucléaire, mais son utilité stratégique est dès aujourd’hui mise en questions par certains experts militaires. Les solutions qu’il a apportées aux problèmes supersoniques, s’appliqueront à la Super-Caravelle.

C’est le « Mirage IV”, donc, qui doit inspirer notre future ”Super-Caravelle ». Dassault va verser dans le fonds commun la formidable somme de résultats expérimentaux obtenus sur son bombardier ; il apportera les réponses, livrées par le « Mirage IV”, aux problèmes du refroidissement, du réchauffement, de l’équipement hydraulique, aux mille autres problèmes du vol supersonique. Tout cela constitue un énorme capital de connaissances. C’est ainsi que les Boeing 707 d’aujourd’hui ont profité des études du Tanker KC-135. ”Nous tenons déjà le moyen-courrier supersonique« , dit Marcel Dassault, « à la différence près qu’au lieu d’un engin, nous transporteront des passagers”.

Transporter des passagers est devenu, depuis la ”Caravelle », une « science” Sud Aviation. Notre grande société nationale détient aujourd’hui en France – et même dans toute l’Europe continentale – le monopole du gros avion commercial, le genre d’appareil dont ”Dassault » rêve depuis 20 ans, qu’il meurt d’envie de pouvoir faire lui-même, qui porterait son nom sur toutes les grandes lignes internationales et ferait de lui un des grands de l’aviation civile. Mais dans ce domaine, la concurrence est serrée, le marché étroit, et Sud Aviation a toujours pu assez facilement convaincre, le gouvernement qu’il n’y a pas assez de fonds publics pour deux constructeurs d’avions de ligne en France. Ainsi donc, en accolant son nom à celui d’une société nationalisée (le constructeur de ”Super-Caravelle » sera officiellement Sud-Dassault), ce patron « capitaliste” aura finalement son grand avion de transport. Il ne l’aura pas fait tout seul, mais l’âge du cavalier seul, est passé. En mettant son expérience des vitesses supersoniques au service des constructeurs de la « Caravelle”, il profite de l’extraordinaire crédit que cet avion a ouvert à la France dans le monde, et du magnifique réseau commercial dont Sud Aviation a su, par un effort désespéré, recouvrir le marché international. L’association avec la firme ”Douglas » est le contrat le plus important qu’aient jamais conclu ensemble une société française et une société américaine. Le parrainage de « Douglas” a permis à Sud Aviation de s’implanter solidement aux USA, de conquérir ses lignes intérieures. La ”Super-Caravelle » n’aura plus qu’à rentrer dans la brèche déjà faite dans le bastion nord-américain, le plus vaste marché du monde, grâce à l’obstination de Georges Héreil, cet ancien liquidateur de faillites arrivé à la tête d’une affaire qui marche et que les journaux anglais qualifient d’une épithète homérique : redoutable.

Ainsi, une société nationale et un constructeur privé, le plus ultra des privés, font cause commune. Il n’y a plus de place pour la concurrence. On ne gagne plus à vouloir s’entre-dévorer, à présenter un contre-projet pour chaque projet, à tirer les marchés à soi par d’épuisantes combines. Le développement technique fait que les avions sont de plus en plus chers. La seule étude d’un appareil moderne engouffre des sommes astronomiques. En Angleterre, M. Sandys a déjà obligé l’industrie aéronautique à grouper ses moyens. Sud Aviation même est une société bâtie sur une série de concentrations industrielles, où se confondent les noms de Louis Blériot, de Lioré et Olivier, de Loire Nieuport, de Dewoitine. Les constructeurs d’avions savent que dans les années à venir ils seront peu nombreux à construire encorde des avions. Et de plus en plus, ils auront recours à l’aide financière de l’Etat.

Pas de mariage sans dot

Justement, dans le cas de la « Super-Caravelle”, il reste aux pouvoirs publics à déposer, sous forme d’un marché, la dot dans la corbeille de mariage Sud-Dassault. Le lancement des programmes d’avions civils est l’affaire du Secrétariat Général à l’Aviation Civile et Commerciale, qui dépend du Ministère des Transports Publics. C’est le SGACC qui a dégagé les énormes crédits pour la ”Caravelle ». Une grande partie des crédits, dans son budget matériel, est encorde absorbée par le développement des divers modèles de notre biréacteur commercial. La SGACC a tout juste de quoi faire face aux dépenses des avions subsoniques. L’Etat acceptera-t-il de financer maintenant une « Super-Caravelle”.

S’il ne s’est pas décidé jusqu’ici, c’est que la décision est d’une effroyable complexité. Jamais, en matière d’aéronautique, sa responsabilité n’aura été autant engagée, que sur cette question : un moyen-courrier supersonique est-il rentable pour le pays ? Les paramètres qui entre dans le calcul, l’opportunité d’un tel appareil, les caractéristiques et les performances qu’il faudrait arrêter pour satisfaire les utilisateurs, les possibilités du marché, la nécessité de meilleurs moyens de communications, d’obtenir des renseignements météorologiques jusqu’à 30.000 mètres, de mettre en place des techniques tout à fait perfectionnées de contrôle de la circulation aérienne – tout cela fait l’objet d’une étude ultrasecrète dont l’Etat a chargé l’Institut du Transport Aérien, et dont il attend les conclusions.

Les compagnies aériennes, de leur côté, grincent des dents. Alors que toute leur publicité est calculée pour exalter la vitesse des nouveaux appareils à réaction subsoniques, voilà que le public est convié par les constructeurs à rêver de voyages Paris-Marseille en 18 minutes, à 2000 km à l’heure. A peine viennent-elles de faire le saut dans l’ère des jets, qu’on veut déjà les pousser dans l’ère supersonique. Pour les lignes américaines, la reconversion aux avions à réaction, dont beaucoup même ne seront pas livrés avant plusieurs années, représente un investissement d’un milliard et demi de dollars (7,5 milliards de nouveaux francs). Air France, pour les 17 Boeing 707 et les 24 ”Caravelle » commandés, s’est engagé pour un milliard de nouveaux francs et restera écrasé pendant les années à venir par les charges de son rééquipement

On conçoit que les transporteurs, avant de se laisser reprendre dans l’engrenage, veuillent d’abord payer et amortir le matériel, dont ils ne recevront la grosse partie qu’en 1960 et 1961. Ils ont besoin de souffler.

L’argument décisif vient de Moscou

Il leur faut le temps de digérer cet équipement récent. Tout nouveau modèle d’avion engendre une suite d’améliorations tout au long de sa vie de service ; les utilisateurs comptent qu’en adoptant tel type d’appareil, celui-ci continuera à faire, de la part du constructeur, l’objet de développements constants, jusqu’au jour où, les limites de ses possibilités étant atteintes, il faudra bien, pour rester dans le progrès, passer à un autre type d’avion. Ainsi, les utilisateurs de « Caravelle” entendent profiter de son évolution progressive et des nombreuses améliorations de performance qu’entrainera, par l’exemple, l’adoption de réacteurs à double-flux General Electric. Mais avec les ”Super-Caravelle », tout recommence : on repart à zéro.

Les compagnies aériennes ont l’impression que les mêmes gens qui leur vendent des « Caravelle” essaient de leur dire maintenant que celles-ci sont virtuellement dépassées.

Georges Héreil nous a exposé sa philosophie : ”Notre projet de moyen-courrier supersonique ne démode pas la « Caravelle”, il ne raccourcira pas sa vie utile d’un seul jour. J’ai dit dès le début que j’assurerai le succès de Caravelle » à fond, et ma résolution reste ferme. La « Super-Caravelle” ne se substituera pas à la ”Caravelle » ; elle viendra la compléter. Autrefois, pour traverser l’Amérique, on faisait tout le trajet en DC-3. Des avions plus gros et plus rapides sont venus le remplacer sur les lignes transcontinentales, mais le DC-3 continue à voler, parce qu’il y a des domaines où il est imbattable. Eh bien, la ”Caravelle », ce sera, suivant sa version, le DC-3 ou le DC-4 de l’âge supersonique : l’appareil irremplaçable sur certains parcours, dont la limite serait par exemple Paris-Rome. Avec la croissance annuelle de 7 à 8% du trafic aérien, cette limitation sera en fait une expansion du point de vue commercial. Avec les avions supersoniques, tout le système du transport va changer, mais la « Caravelle”, n’en doutez pas un instant, aura dans ce nouveau système, une place privilégiée« .

Mais l’argument décisif, pour beaucoup, c’est celui qui ressort du témoignage du Général Thomas White, chef d’état-major de l’Air, devant une commission du Congrès américain « Nos services de renseignements ont découvert que les Soviets étudient depuis deux ans, un transport civil de Mach 2, qui placera les Russes au premier rang de la concurrence mondiale pour le trafic aérien”.

C’est pourquoi, malgré l’entreprise périlleuse que représente aujourd’hui le lancement d’un tel appareil, tous les constructeurs en ont un dans leurs cartons ; sur les tables à dessin et dans les souffleries, des centaines de transports supersoniques ont déjà essayé leurs ”ailes ». Aux USA, les projets ont commencé au lendemain même des importantes commandes de quadriréacteurs Boeing et Douglas.

Voilà l’aboutissement d’une extraordinaire aventure : celle de la vitesse. Les formidables progrès aéronautiques des 40 dernières années sont le résultat des efforts dépensés dans deux domaines : l’aérodynamique et la propulsion.

L’avion avance dans un océan d’air comme un bateau dans l’eau. Le fluide, qu’il soit liquide ou gaz, s’écarte à l’avant du mobile et se glisse le long des côtes, en suivant ses contours. Sa résistance va devenir la hantise des bureaux d’étude à mesure qu’on voudra aller plus vite.

Quand l’avion à des formes irrégulières ou beaucoup de protubérances, les molécules d’air frappent ces obstacles et cela crée des turbulences, des remous, comme dans le sillage d’un bureau. Ces mouvements de l’air augmentent la traînée, freinent l’avance de l’avion. Les ingénieurs ont cherché dans les souffleries les formes qui dérangent l’air le moins possible.

Mais l’histoire se complique. Car avec l’accroissement des vitesses, il y a un accroissement disproportionné de la résistance. On s’en tire en développant la puissance des moteurs, jusqu’au moment où la cellule ne suit plus. Il faut alors inventer de nouvelles formes aérodynamiques. Tout le progrès de l’aviation tient dans la course entre le profil et la puissance.

La vitesse dicte la mode aux carrossiers de l’air

L’aérodynamique est l’art de donner de la finesse à un avion : de lui trouver la forme qui réalisera le meilleur rapport sustentation/traînée (résistance à l’avancement). Selon la vitesse de croisière qu’on a choisie, les caractéristiques changent, car les  propriétés dynamiques de l’air changent. Notre graphique montre ce qui arrive à la finesse, pour différentes configurations d’avions, à différents nombres de Mach. Avec l’avion classique, à aile droite (c’est-à-dire perpendiculaire au fuselage) et en forme de trapèze, la finesse tombe abruptement à l’approche du mur du son (Mach 1). Avec la voilure en « flèche” ou en ”M » qui permet de passer le seuil de Mach 1, la chute de la finesse est moins brutale, et l’avion se maintient théoriquement dans la zone de rentabilité jusqu’à Mach 1,5 à peu près. On voit que cette zone de rentabilité est en fait très étroite dans la région transsonique, aux environs de Mach 1, ce qui est dû au fait que le coefficient de traînée est très élevé : il devient pratiquement impossible d’élaborer une finesse rentable à ces vitesses. La situation s’améliore à partir de Mach 1,8 avec l’aile en delta. La zone de rentabilité s’élargit progressivement. Vers Mach 4, c’est la fléchette de papier qui s’impose. On remarque que la finesse diminue (si bien que soit destiné l’appareil) quand la vitesse augmente : mais cela n’a pas d’importance, car le rendement propulsif augmente avec la vitesse, et on consomme moins

Les vraies difficultés ont commencé quand les avions à hélices atteignirent les 650 km/h. Il fallait un formidable excès de puissance pour les pousser à 800 km/h, et on semblait bien être à la limite ; les extrémités des pales n’arrivaient plus à accrocher l’air et on s’apercevait de phénomènes alarmants. Ces avions s’approchaient quelquefois de la vitesse du son en piqué, et alors les commandes s’inversaient, l’appareil était saisi de tremblements. La raison tient dans ce que les ingénieurs appellent l’effet de compressibilité. L’air à des façons inattendues et brutales quand un objet le traverse à une vitesse plus grande que le son (1300 km/h au niveau de la mer). Au lieu de se comporter comme un fluide ordinaire et de s’écouler le long des surfaces en mouvement, l’air est repoussé si violemment qu’il se tasse en avant de l’objet et forme un mur d’air comprimé. L’hélice ressent cet effet dès 720 km/h, parce que la vitesse de l’avion s’ajoutant à leur vitesse de rotation, les extrémités des pales viennent friser le supersonique.

La vitesse du son varie avec la température. Au sol, à 15°C, elle est de 1225 km/h. La température baisse et la vitesse du son décroit avec l’altitude ; dans la stratosphère, la température est constante à – 56°C, et le son ne voyage plus qu’à 1066 km/h. Le Mach est donc une unité de vitesse variable.

L’apprentissage du supersonique

L’aviation faisait l’apprentissage d’un nouvel élément. Il fallait trouver autre chose que l’hélice, incapable de se visser dans cet air aux fantaisies bizarres.

Avec les premiers avions à réactions, on gagnait de la vitesse mais on finissait par retrouver la même difficulté. Tout allait très bien jusqu’à 960 km/h (Mach 0,9 dans la stratosphère), jusqu’au moment où l’air se mettait à circuler sur certaines surfaces de l’appareil à la vitesse du son : d’immenses vagues d’air comprimé, des ondes de choc terribles, s’échappaient des ailes, déferlaient vers l’arrière, martelant le fuselage et, si l’on insistait, désintégrant l’appareil.

On avait plus ou moins conservé la voilure des avions à hélice : l’aile droite, en forme trapèze. De toute évidence, cette formule ne convenait plus du tout. Il fallait adapter l’aérodynamisme aux vitesses nouvelles.

Et puis, le 17 octobre 1947, un Bell X-1, avion expérimental de l’US Air Force, porta pour la première fois un homme, le capitaine Yeager, au-delà du « mur sonique”. Le Bell X-1 était conçu pour les très hautes altitudes, où la vitesse du son et la compressibilité de l’air sont simplement réduites.

L’ère du vol supersonique commençait. Le  Bell X-1, avec son moteur fusée et son mode de décollage (il était largué d’un bombardier à 10.500 mètres d’altitude) n’avait pas d’application directe aux rayons d’action, aux durées de vol et aux altitudes qu’on exige d’un vrai avion. Pendant une huitaine d’années encore, l’aviation militaire est restée aux alentours de Mach 1. Enfin, en 1953, elle pénétrait largement dans le domaine supersonique avec le Convair F-104, le premier intercepteur à turboréacteur de Mach 2.

Passé Mach 2, la vitesse paie

Une fois encore, c’était la victoire de la forme et de la puissance. Le problème  pour l’aérodynamicien, c’est de donner à son avion la finesse qui convient à la vitesse et à l’altitude auxquelles on le destine (la finesse est le rapport de la sustentation à la traînée). Tout cela s’exprime par le dessin de l’avion, l’épaisseur relative et l’angle de flèche de la voilure, l’angle d’entrée de la pointe dans l’air, l’allongement du fuselage, et doit tenir compte avant tout du rendement propulsif du moteur autour duquel on veut bâtir la cellule. Et il ne suffit pas de trouver une bonne finesse pour les vitesses et l’altitude de croisière, il faut encorde que l’avion ait de bonnes performances de décollage et d’atterrissage, et qu’il soit capable de se tenir en l’air aux basses vitesses. Personne n’a encore découvert la règle d’or, la forme idéale, le compromis optimum dans chaque cas. Mais des bureaux d’études, sont sorties d’innombrables formules aérodynamiques, plus ou moins judicieuses, correspondant à des vitesses données de vol.

Avec la voilure en flèche, on pénètre dans le domaine transsonique, de 0,8 à 1,2 fois la vitesse du son (1). Avec l’aile delta, on entre de plain-pied dans le monde supersonique. Pour Mach 1,8 à 3, l’avion acquiert un profil long et effilé, une voilure à faible allongement, un empennage ”canard » à l’avant. Au-delà de Mach 3, les caractéristiques de plus en plus incompatibles avec les caractéristiques au décollage, et il faudra probablement recourir au décollage vertical ou aux ailes modifiables, qui se referment en vol. Passé Mach 4 ou 5, les formes sont encore problématiques. On utilisera peut-être des surfaces auxiliaires qui réfléchiront et guideront les ondes de choc du corps principal. Le dessin tend vers la flèche en papier des écoliers. On va de plus en plus vers la pure forme de l’engin balistique.

(1) C’est un chercheur allemand, Busenau, qui suggéra, en 1935, l’aile en flèche pour obvier aux effets de compressibilité de l’air. Cette idée fut appliquée pour la première fois au Messerschmitt ME 163, intercepteur à moteur-fusée. En mai 1941, il atteignit 1200 km/h en palier, une performance remarquable pour l’époque.

Mais dès aujourd’hui, 20 ans seulement après la découverte de l’effet de compressibilité, pour les aviations militaires modernes le supersonique est une routine quotidienne. L’US Air Force et la Navy totalisent couramment 1000 heures de vol supersonique par jour. On compte dans le monde, un demi-million d’heure de vol par année sont effectuées au-dessus de Mach 1. De nos jours, les problèmes de stabilité, de manœuvrabilité et de résistance mécanique sont si bien résolus, que le pilote de chasse doit regarder son machmètre pour s’apercevoir qu’il a franchi le mur du son.

Mais alors, pourquoi les plus rapides des avions civils sont-ils encore à 10% en-dessous de la vitesse du son ? Parce que le mur sonique, qui n’est plus théoriquement un obstacle, est resté jusqu’à présent une barrière économiquement infranchissable pour l’aviation commerciale. Celle-ci est soumise à une loi absolue ; la vitesse ne doit pas ne payer, elle doit payer.

Aile en dents de scie pour grandes vitesses

Aux USA, la NASA étudie en soufflerie la maquette d’un hexamoteur supersonique. Son fuselage effilé sans empennage et ses ailes dentelées à forte flèche à des conceptions toutes nouvelles et permettent de réduire la traînée de moitié. Le bord d’attaque de l’aile ne reçoit pas les ondes de choc du fuselage, et le centre de poussée de l’air est reporté vers l’avant de l’aile, d’où meilleure sustentation.

La fléchette : 135 places

Un comité britannique de l’aéronautique propose ce modèle en coin. Son décollage vertical permet de dessiner un avion à l’aérodynamisme purement supersonique, sans s’occuper de la sustentation à basse vitesse.

Dans le domaine subsonique, la résistance aérodynamique augmente comme le carré de la vitesse ; mais comme, pour aller plus vite, on s’est mis à voler de plus en plus haut, on profite d’une densité toujours plus faible de l’air, et par conséquent d’une résistance toujours plus réduite. A 18.000 mètres, la traînée d’un avion à 900 km/h ne dépasse pas la traînée à 450 km/h au voisinage du sol, parce qu’il se déplace dans un air 4 fois moins dense. Bien sûr, comme il va deux fois plus vite, il lui faut une puissance double pour vaincre la même résistance. Mais la nature est bonne : si la consommation spécifique du moteur et le rendement propulsif sont constants, la consommation totale pour l’étape sera la même, puisque la durée du trajet sera réduite de moitié. Voilà le calcul qui a justifié 40 années de course à la vitesse, jusqu’aux 900-950 km/h des derniers transports à réaction. Arrivée là, le calcul ne collait plus. Que se passait-il ?

On avait atteint la « vitesse critique” où apparaissent les ondes de choc liées à l’approche du mur du son. Dans cette ”zone transsonique », la règle du progrès continu est fausse : la belle équation (traînée proportionnelle au carré de la vitesse multiplié par la densité de l’air) tombe en panne. En traçant la courbe « coefficient de traînée en fonction du nombre de Mach”, on s’aperçoit qu’à cet endroit elle monte en flèche. C’est la fameuse ”bosse transsonique » ; aucune astuce aérodynamique ne peut l’effacer. On a beau faire, le seul moyen de croiser vers Mach 1, c’est par un gros excès de puissance et une augmentation considérable de la consommation de carburant. Aucun transport aérien n’est rentable à ces vitesses-là.

Heureusement, la bosse retombe d’elle-même. Vers Mach 1,8-2, passé le seuil de l’univers supersonique, la vitesse recommence à payer. Et même, à mesure qu’on monte l’échelle des Mach, elle paie de mieux en mieux, car plus l’avion va vite, plus le rendement du turboréacteur est bon. La consommation ne croît pas avec la vitesse, comme celle du moteur à piston. Vers Mach 2, le rendement propulsif devient excellent, bien supérieur à l’hélice aux vitesses subsoniques. Et tandis que la consommation horaire reste la même, les frais d’équipage baissent et le nombre de passagers transportés augmente, à cause de la fréquence de rotation des appareils rapides. C’est plus vrai encore au-delà de Mach 3, où le turboréacteur cède la place au statoréacteur et éventuellement au moteur fusée. Voilà pourquoi les Américains préparent du Mach 3,5.

Il n’y aurait aucune raison de s’arrêter là, si un nouvel obstacle ne surgissait sur la route : la barrière thermique. Et ce mur-là n’est pas de ceux qu’on franchit comme le mur du son. Le mur de la chaleur, lui, ne disparait pas après une certaine vitesse, il devient de plus en plus impénétrable. Les allemands firent connaissance avec ce problème dès 1944 : les premiers essais de V-2 terminèrent par des désintégrations explosives mystérieuses. Ces engins étaient construits, comme tous les avions modernes, en alliages légers, peu résistants aux hautes températures.

Le mur de la chaleur évité

Maintenant que l’avion veut suivre la course aux performances des engins, il vient frapper en plein dans la barrière thermique. Pour l’équipage, elle se manifeste dès Mach 1,5 ; malgré les 56,5°C de la stratosphère, la température du cockpit devient inacceptable. Son refroidissement absorbe à lui tout seul un poids considérable. A Mach 3, la température pose des problèmes terribles pour la cellule, l’équipement, le moteur.

En supersonique, l’échauffement est dû surtout au frottement dans la couche limite, les molécules d’air deviennent brûlantes au contact de l’avion, et leur température se communique instantanément au revêtement d’aile ou de fuselage. Si bien que la température superficielle atteint, dans la stratosphère (où la température est de – 56,5°C), 100°C vers Mach 2, 300°C vers Mach 3, 25.000°C aux vitesses des ICBM et des satellites artificiels. A 300°C, les constructions en alliages légers à base d’aluminium, universellement employés en aéronautique, perdent une grande part de leur résistance. En fait, pour beaucoup d’éléments de l’avion, le mur de la chaleur commence bien avant.

Les solutions existent : des alliages de titane supportent largement 300°C, le verre des plastiques renforcés, 450°C ; les aciers spéciaux, 700°C ; les alliages nickel-chrome, 875°C. Les additions de cobalt permettent d’atteindre presque 1000°C.

Mais ce sont des solutions qui bouleversent la construction actuelle. A Mach 2,4, on est encore dans les limites de disponibilités des alliages légers auxquels l’industrie aéronautique est habituée. A Mach 2,4, on peut encore se contenter aux endroits critiques de panneaux d’acier en nid d’abeille. Au-delà, on s’aventure dans des techniques qui effraient beaucoup d’ingénieurs. Pour les constructeurs, cela signifie 50 ans de métier jetés par-dessus bord, des procédés inconnus à assimiler, tout un apprentissage industriel à recommencer, des usines entières à rééquiper.

Pour la France, un risque calculé

Même si les calculs de rentabilité pour un Mach 3 sont très prometteurs, son prix de vente est exorbitant. Les américains l’estiment à 20 millions de dollars (10 milliards de francs anciens), soit quatre fois le prix d’un DC-8 ou d’un Boeing 707. Les frais d’études se monteraient à 400 millions de dollars (200 milliards d’anciens francs). Les moyens de production représenteraient un investissement de 1 milliard de dollars (500 milliards d’anciens francs). Tout cela pour un marché estimé au grand maximum à 80 exemplaires ! Le constructeur américain dont le projet sera retenu ne s’en tirera qu’avec l’aide de l’Etat.

Voilà les termes du problème. En Angleterre, un comité travaille depuis 1956 pour définir une politique des Mach. Le débat est plus violent que jamais. Pour la Compagnie Bristol, faire un appareil au-dessous de Mach 2 est un non-sens commercial ; une fois surmontées les difficultés de construction, sa vitesse l’amortira. Pour la British Aircraft Corporation, au contraire, s’écarter de la construction traditionnelle en alliages légers, c’est se jeter en pleine aventure.

Sud Aviation et Dassault ont choisi de partir à Mach 2. Le Mach 3 est un bien trop gros risque pour la France. De toute façon, une telle entreprise exclut la concurrence. Il ne pourra y avoir qu’un seul constructeur de Mach 3 dans le monde, et les américains sont bien placés.

Et puis, il y a de très forts arguments en faveur d’un Mach 2. Il est, d’abord, plus facile à dessiner aérodynamiquement et à réaliser industriellement. En outre, le choix de la vitesse, c’est avant tout le choix des routes que l’on veut desservir. Or, Mach 2 est essentiellement une vitesse moyen-courrier, et Mach 3, une vitesse long-courrier. Voici pourquoi.

Pour éviter les dégâts au sol que causeraient les ondes de choc, l’avion ne peut pas se lancer dès le décollage dans son régime supersonique, il sera obligé (pour un Mach 3) d’attendre d’être à 20.000 mètres avant de dépasser Mach 1. Et à l’arrivée, il devra ralentir avant de quitter son altitude de croisière, et faire toute la descente en subsonique. On se demande d’ailleurs si l’onde de choc d’un de ces appareils n’aura pas d’effet destructif sur un autre avion volant dans les parages. Ce qui est sûr, c’est que si les avions supersoniques avaient le droit d’accélérer à fond dès le décollage, il faudrait aux populations, sur une zone étendue, des maisons blindées, des casques sur la tête et des boules « Quies” dans les oreilles. On a même étudié la possibilité de détruire des villes simplement en les survolant avec des avions Mach 7.

Donc, à cause de la nécessité d’étaler la montée et la descente sur un long parcours, l’avion supersonique ne tire pas tout l’avantage de sa vitesse de croisière ; plus l’avion est rapide, plus il perd de temps à monter et à descendre. Entre New York et Los Angeles (4000 kilomètres), l’avion Mach 2 serait à son régime de croisière sur 92% du parcours, le Mach 3 sur 83%, le Mach 5 sur 50% et le Mach 7 n’aurait pas plus tôt achevé son accélération et sa montée, qu’il lui faudrait ralentir et redescendre. Le gain de vitesse perd tout intérêt.

”Super-Caravelle » : une obligation

La conclusion, c’est que seuls les longs parcours justifient les grandes vitesses. Pour ses lignes intérieures, l’Europe n’aura que faire d’un Mach 3. C’est la raison qui fait qu’une « deux-chevaux” est plus intéressante pour la circulation dans Paris qu’un ”bolide de course”, et que la « Caravelle”, avec ses 850 km/h et son altitude plus modeste, est préférable, pour les moyennes étapes, à un Boeing 707 de 950 km/h.

Or, construire le meilleur moyen-courrier du monde, demain et après-demain, c’est une obligation que la France s’est créée il y a 2 ans quand elle a sorti ”Caravelle »

L’ère supersonique, a dit le Président des Trans World Airlines, aura des conséquences beaucoup plus profondes sur la vie des hommes que toutes autres révolutions dans le transport qui ont secoué l’âge moderne.

Les chances sont bonnes pour que ce soit la ”Super-Caravelle » qui ouvre l’ère nouvelle.