L’Express – 11-17 Décembre 1967 : Le défi du Concorde

Article de Gérard BONNOT

(Enquête de Roland de NARBONNE)

On en parlait, depuis des années. Maintenant, il existe. Tout de blanc couvert, avec son long nez pointu de squale, il fait, ce lundi, son entrée officielle dans le monde.
A 14h15, en présence de M. Jean Chamant, ministre des Transports de la République française, et de M. Anthony Wedgwood Benn, ministre de la Technologie de Grande-Bretagne, la grande porte du hangar des essais en vol de Sud-Aviation, à côté de la piste spéciale de Toulouse-Blagnac, basculera lentement, découvrant au public le premier exemplaire de Concorde, le prototype 001, immatriculé F-WTSS. On prononcera des discours. Puis un tracteur remorquera devant les tribunes le premier avion commercial supersonique du monde. Son premier vol, quarante cinq minutes, est prévu pour le 28 février 1968.
C’est beaucoup plus qu’un avion : une prise de position, un engagement politique, et personne ne s’y trompe. Le Concorde représente la France, l’Angleterre, et tout ce que les deux pays peuvent réaliser quand ils consentent à unir leurs efforts. Il affirme la volonté de relever le Défi américain, de battre les Etats-Unis sur leur propre terrain, dans cette alliance de la prouesse technique et de la réussite financière, où ils paraissent invincibles.
Il pèse 166 tonnes ; 166 tonnes de métal, de plastique, de caoutchouc, d’électronique ; 132 passagers et leurs bagages, confortablement assis aux limites de la stratosphère, voleront à plus de 20.000 mètres d’altitude, fonçant à 2300 km à l’heure. Il permettra de faire l’aller et retour Paris-New York dans la journée. Décollage à 9 heures, retour à Orly vers minuit, avec une demi-journée outre-Atlantique pour traiter ses affaires.

Le titane.

Sans ordinateurs, il aurait fallu quarante ans pour exécuter les calculs qu’il exigeait. Dans son rapport à la Chambre sur le budget des Affaires culturelles, M. Valéry Giscard d’Estaing précise qu’il a coûté, en monnaie constante, quatre fois plus que le château de Versailles.
Tel quel, pourtant, aux yeux de ses critiques, il parait déjà démodé. Déjà, les Américains ont mis en chantier l’avion qui doit condamner le Concorde. Plus gros, plus puissant, plus rapide. Un avion à peau de titane, qui pourra atteindre 3000 km/h, tandis que l’aluminium de Concorde lui interdit de franchir le mur de la chaleur des 2500 km. Un avion dont les ailes se replient, lui permettant de s’adapter fidèlement à toutes les exigences du transport aérien, subsonique aussi bien que supersonique.
Il est certain que, pour une fois, l’Europe a eu l’initiative. A plusieurs reprises, le président Johnson est intervenu, affirmant que les Etats-Unis n’avaient pas le droit de se laisser distancer. Pour mettre au point la riposte, le gouvernement fédéral a payé les études préliminaires. Il s’est engagé à financer jusqu’à 90% la construction du modèle choisi, le Boeing 2707. Résultat : Boeing, sur de simples plans, a déjà placé 115 de ses appareils, alors que 74 Concorde seulement ont été retenus par les compagnies d’aviation, mais en option payante.
La France et l’Angleterre avaient engagé la bataille. Avant même que le premier Concorde ait pris son vol, sont-elles en train de la perdre ?

Regarder les dates.

A Sud-Aviation, on a un dossier solide contre le chapitre qui est consacré au Concorde dans le Défi Américain, dont on ne conteste aucun chiffre, mais dont on conteste vivement la thèse. On tire argument, contre Concorde, du fait que l’Europe n’est pa s capable, aujourd’hui, de construire un avion commercial à géométrie variable, ni une carcasse en titane. D’accord, c’est vrai. Sur ces points, nous avons un retard technique. Mais il faut regarder les dates. En 1962, quand nous avons lancé Concorde, l’Amérique n’en était pas capable non plus. C’est pourquoi il est faux de prétendre que notre projet était démodé avant de naître.
Au contraire. A l’époque, Concorde avait cinq ans d’avance. Et comme un avion ne se construit pas en un jour, en gros, il la conserve.
Si les essais en vol ne déçoivent pas, si nous continuons à tenir nos délais, Concorde sera en axploitation en 1971. Boeing aura du mal à brûler les étapes. Il a déjà dû annoncer, en novembre, qu’il reculerait d’un an sa mise en service. Pas avant 1974. Donc, pendant trois ans au moins, nous régnerons sans partage. Alors seulement sera livrée la bataille. Elle ne sera pas, comme on l’imagine, technique, mais financière et industrielle. La France et la Grande-Bretagne réussiront-elles à construire assez vite suffisamment de Concorde pour répondre sans délais prohibitifs aux demandes des compagnies ?
Un avion de transport, aujourd’hui, n’est rentable que s’il est vendu dans le monde entier. Autrement dit, pour gagner de l’argent, in ne faut pas seulement construire un bon avion, il doit être le premier sur le marché, dans sa catégorie. Pour s’être moquée dans ses estimations et avoir lancé un moyen-courrier quadrimoteur à hélice, l’Electra, en mai 1959, soit cinq mois après la sortie commerciale de la Caravelle, la firme américaine Lockheed a été balayée de l’aviation commerciale. Au contraire, Caravelle fut un énorme succès de prestige ; avec 247 exemplaires vendus, elle rapporte maintenant de l’argent ; parce qu’elle était le premier moyen-courrier à réaction du monde. Donc une grande réussite.
Mais un avion, même s’il coûte beaucoup plus cher que le château de Versailles, ne traverse pas comme lui les siècles. La chaîne des Caravelle lancée, le problème se posait : fermer les usines au bout de quelques années, saborder l’industrie aéronautique française, ou bien réussir encore une fois une grande première.

Mammouth.

Fallait-il, pourtant, choisir l’aventure supersonique ? Le vrai rival de Concorde, en 1970, ne sera pas le Boeing 2707. Sur ce point, les responsables franco-anglais sont persuasifs. Ce sera plutôt le Boeing 747, l’avion mammouth, qui transportera 500 passagers à la vitesse des long-courriers actuels. A l’argument vitesse, les Américains opposeront d’abord l’argument volume.
La bataille a déjà commencé. Elle est financière : le Concorde et le Boeing 747 arriveront ensemble sur le marché, et ils coûteront l’un et l’autre environ 80 millions pièce. Toutes les compagnies ne se sentent pas assez riches pour acheter concurremment les deux appareils ; toutes ne sont pas sûres non plus de disposer d’un nombre de passagers suffisant pour les remplir. On estime que la productivité des deux avions, produit du nombre de sièges par la vitesse, sera sensiblement équivalente. Mais il faut aussi tenir compte du fait que le Boeing permettra d’abaisser les tarifs d’au moins 15%, tandis que Concorde obligera à les augmenter environ d’autant. On espérait pour Concorde 100 commandes à la fin de l’année ; les négociations traînent en longueur.
Sud-Aviation répond qu’au moment où les ingénieurs se sont penchés sur un projet de Super-Caravelle supersonique, première ébauche de Concorde, en 1958, personne ne pouvait prévoir une démocratisation aussi rapide du transport aérien. Il n’y avait pas de place, à l’époque, dans les études de marché, pour des engins de la capacité des futurs Boeing. En outre, étant donné le manque d’expérience technique en Europe, la mise au point d’un tel maxi-jet aurait sans doute exigé autant de travail, de temps et d’argent, que celle du transport supersonique.
Vous voyez bien que notre choix était le bon, conclut M. Louis Giusta, directeur général de Sud-Aviation. Notre marché s’est rétréci. Peut-être est-il limité dans le temps. Mais il demeure. Dans sa catégorie, Concorde est toujours le premier.
Même si cette catégorie a changé. Car il y loin de la Super-Caravelle nationale, telle qu’on la prévoyait en 1958, simple moyen-courrier qui devait desservir Paris-Dakar, jusqu’à l’actuel 001, que la France et l’Angleterre proposent conjointement aux transporteurs du monde entier. Toute la distance qui sépare un rêve d’ingénieur d’une opération commerciale. Pour avoir des chances de se vendre, l’avion supersonique à dû grandir, prendre du poids, embarquer de nouveaux passagers.

L’entente cordiale.

Première étape de cette mutation : l’entente cordiale. Techniquement, les ingénieurs de Sud-Aviation s’estimaient capables de dessiner un engin supersonique. Mais, financièrement, on pouvait craindre l’impasse. De toute façon, il fallait aller chercher les réacteurs à l’étranger, en Amérique ou en Angleterre. De l’autre
côté de la Manche, les spéculations des ingénieurs de la British Aircraft Corporation se heurtaient à des difficultés comparables. D’où l’idée de mettre en commun les ressources.
La coopération fut à la fois facile et difficile. Facile : quand on compara les dessins réalisés dans les deux pays, on s’aperçut qu’ils étaient presque parfaitement superposables. Au niveau technique, l’accord fut immédiat, profond, continu. La susceptibilité nationale, en revanche, entraîna des difficultés. Aucun des deux partenaires n’entendait céder la primauté à l’autre.
On dut recourir à une solution compliquée : deux prototypes seraient assemblés simultanément, une chaîne fonctionnant de part et d’autre de la Manche. Pour beaucoup d’Anglais, la véritable naissance de Concorde sera le premier vol du prototype 002, qui est monté à Filton, et qui doit décoller au début de l’été.
La nécessité de découper l’avion en morceaux, construits chacun des deux pays, a majoré le prix de revient de 10 à 20%. A l’heure actuelle, le travail étant exactement partagé par moitié, les experts comptables se demandent comment tenir compte de la dévaluation de la livre. Il parait difficile de confier aux Anglais les 7,5% de travail supplémentaire qui leur reviennent, sans désorganiser la fabrication.
Les responsables français font remarquer que Sud-Aviation, jadis, avait proposé aux Anglais de construire en commun la Caravelle. A l’époque, ces derniers avaient refusé. L’expérience actuelle, malgré ses défauts, représente déjà un immense progrès. Et la leçon n’a pas été perdue. Pour l’Airbus, le nouveau projet de coopération européenne, entre la France, l’Angleterre et l’Allemagne, cette fois, le principe d’une maîtrise d’oeuvre unique, a été retenu.
Seconde étape : une augmentation constante, inexorable, des dépenses. Le premier budget était de 3,8 Milliards de Francs, il a presque doublé. Et ce n’est peut-être pas fini. Les Français ont payé sans rechigner : ils sont fiers de Concorde. Surtout, ils ont l’habitude, quand la France se lance dans une réalisation de prestige, de voir le budget dépasser toujours les prévisions. Mais les Anglais, peuple industriel, ne l’entendaient pas de cette oreille. L’une des premières décisions de M. Harold Wilson, quand il prit le pouvoir, en 1964, fut d’abandonner le projet : pour le forcer à tenir ses engagements, le gouvernement français dut menacer de porter le différend devant la Cour internationale de la Haye.

Aucune surprise.

Depuis, la polémique n’a pas cessé outre-Manche. Elle porte sur la remarque qu’en doublant de prix, l’avion semble n’avoir pratiquement pas changé de forme.
Pourtant, M. Lucien Servanty, directeur technique français du programme Concorde, est formel : « Aucune surprise technique n’a entraîné de dépassements financiers importants. La vérité, c’est que l’avion que nous montrons aujourd’hui n’a plus guère en commun avec le projet de 1962 que le nom et la forme générale“.
Supersonique, le mot a un parfum de magie, que M. Servanty tient à dissiper. “En 1960, concevoir un avion, et même un gros avion, emportant plus de cent passagers, qui soit capable de voler plus vite que le son, n’était pas tellement difficile, au point de vue aérodynamique ».
La vraie prouesse, ou le pari, comme on voudra, découlait de la vocation commerciale de l’engin. Il ne devait pas seulement franchir le mur du son, pendant quelques minutes, comme un avion d’attaque militaire, mais se maintenir à cette vitesse pendant trois heures. Et répéter cette performance dans des conditions parfaites de sécurité, pendant un minimum de 30.000 heures.
En outre, les solutions techniques adoptées devaient permettre aux clients qui exploiteraient l’avion de gagner de l’argent. En nous en tenant au dessin initial, nous respections le budget primitif, explique M. Servanty. Mais Concorde n’aurait pas représenté la meilleure synthèse possible des études que nous avions entreprises. Au fur et à mesure de leur progrès, nous n’avons cessé d’optimiser l’avion, comme disent les économistes, c’est-à-dire, en fait, d’accroître sa rentabilité.
Un exemple. Pendant des années, la Lufthansa avait refusé de s’intéresser à Concorde : l’avion ne disposait pas d’assez de carburant, en partant de New York, pour aller jusqu’à Francfort, tout en conservant les réserves imposées par les règlements internationaux.
Or, il y a trois ans, la création d’un nouveau type de pneus nous a permis, sans changer ni le nombre ni le volume des roues, de gagner 16 tonnes au décollage : Francfort était à portée de vol. Mais il nous a fallu
allonger le fuselage et agrandir la voilure pour profiter de ce supplément. La dépense a d’ailleurs été remboursée : des pneus analogues, en améliorant les possibilités de la Caravelle, ont permis de prolonger la série.
En vol supersonique, l’appareil subit de telles contraintes qu’on ne peut plus parler de problèmes de détail. Ils forment un tout. Ainsi, pour satisfaire les exigences contradictoires des compagnies, les portes d’accès ont dû être changées quatre fois de place. Sur le papier, cela paraît peu de chose. En fait, il a fallut chaque fois reprendre l’étude d’ensemble. Et le budget gonfle.
D’étape en étape, le poids total est passé de 94 à 116 tonnes, puis 132, puis 148. L’avion de série pèsera 166,5 tonnes. Mais on estime qu’un vol de Concorde sera encore rentable quand l’avion sera seulement rempli à 60% de sa capacité.
Quand on lance un nouveau modèle de voiture, par exemple, on travaille sur des techniques éprouvées. Il est donc facile de prendre en considération, avant même de commander la première pièce, les demandes des services commerciaux. Quant on crée un engin spatial, en revanche, on se lance dans l’inconnu. Or le domaine supersonique, c’était, c’est encore l’inconnu. Par la nature des problèmes affrontés, la construction de Concorde fait songer aux difficultés de l’industrie spatiale.
Boeing n’échappe pas à cette loi du tâtonnement, font remarquer très justement les gens de Sud-Aviation. Déjà, on apprend que l’aile à géométrie variable doit être entièrement redessinée et sa partie mobile passablement réduite. On a limité la vitesse à Mach 2,7, au lieu de Mach 3 espéré, parce que le carburant risquait de se décomposer sous l’effet de la chaleur. Et les constructeurs ne savent pas encore si leur avion réussira à couvrir Rome-New York sans escale.
Le titane et la géométrie variable sont des atouts indéniables pour l’avenir. Mais ils ne constituent pas des talismans qui permettraient d’entrer les yeux fermés dans le supersonique. Dans d’autres domaines, les Américains sont obligés de refaire pas à pas tout le chemin que nous avons déjà parcouru. Et si l’on en juge par la curiosité abusive de certains des visiteurs qu’ils nous envoient, ils ne doutent pas, eux de notre avance. Quand on demande aux techniciens ce qui leur paraît le plus extraordinaire dans Concorde, ce qui leur a donné tant de mal et coûte si cher, ils ne parlent pas vitesse, poussée, performances, mais précision, rigueur des calculs, fiabilité.
Transporter à Mach 2 un passager en complet veston, et non pas en scaphandre stratosphérique comme un pilote de Mirage, pose par exemple des problèmes de climatisation. Quelques centimètres seulement séparent la peau de Concorde, chauffée à 100 degrés, de la cabine, maintenue à 22°C. Sur les avions actuels, les circuits de climatisation sont doublés. Sur Concorde, où la moindre panne tournerait à la catastrophe, ils ont été quadruplés.

Les hublots.

Climatisation d’autant plus délicate que, contre toute logique, cette cabine comporte des hublots. On ne verra rien à travers, mais les clients l’exigeaient : les passagers redoutent la claustrophobie. Or le problème était si compliqué, pour ne pas courir de risques d’insécurité, que l’installation de ces hublots représente au moins le poids de deux passagers supplémentaires.
En revanche, sur Concorde, il n’y aura pas de navigateur : il ne serait pas en mesure d’intervenir. D’abord, parce que les conditions météorologiques, à 20.000 mètres, sont beaucoup moins bien connues qu’à 10.000 et, partant, beaucoup plus difficiles à prévoir. En outre, qu’il s’agisse de la consommation de carburant, de la dérive, ou même du profil de vol, dont dépend largement l’intensité du bang sonique, la marge de sécurité est beaucoup plus faible que sur les avions courants. Enfin, la vitesse sera telle qu’un cerveau humain n’aura plus le temps d’exploiter les renseignements fournis par les repères de navigation.

Calculateur français.

Tout se fera donc automatiquement à bord du Concorde, sous la dictée d’un calculateur. On avait commandé cette centrale de navigation à une firme américaine. Malheureusement, celle-ci dut déclarer forfait, au dernier moment. La centrale de navigation sera donc équipée d’un calculateur français. D’une façon générale, les responsables de Concorde, soucieux d’avoir un équipement électronique aussi évolué que celui des concurrents américains, ont passé systématiquement des contrats avec des sociétés d’outre-Atlantique. Mais
ces contrats ont été rédigés de telle façon que 98% de ces équipements puissent, par la suite, être fabriqués, sur les avions de série, par des firmes françaises ou anglaises, qui les ont souvent améliorés.
La fatigue des matériaux est une des hantises des avionneurs. La catastrophe des Comet, jadis, fut provoquée par une usure accélérée du métal à la jonction de l’aile et du fuselage. En général, pour parer à ce danger, on renforce les points où porteront les plus gros efforts, en calculant largement les marges de sécurité. Cette méthode empirique était exclue pour le Concorde. En effet, dans un avion supersonique, l’ensemble de la structure travaille. L’aile toute entière, qui court sur plusieurs dizaines de mètres le long du fuselage, subira, au cours de chaque vol, des déformations.
L’échauffement, pendant le vol, n’est pas homogène. Il atteint localement 130°, par exemple, sur le bord d’attaque de l’aile. Mais, à quelques dizaines de centimètres, la même pièce sera maintenue à plusieurs degrés au-dessous de zéro par contact avec le carburant froid.
Les 2000 m2 de la surface du Concorde ont dû être calculée pouce par pouce pour déterminer comment allait se comporter le métal. Pour la métallurgie européenne, c’était une révolution, qui passait par les ordinateurs. Pour plus de 85%, les pièces sont sculptées dans la masse. Afin d’obtenir l’équilibre idéal entre poids et résistance, il arrive que d’un bloc de deux tonnes on ne conserve qu’un élément de 200 kilos. Ce travail d’usinage, qui tient de la dentelle et de la sculpture, ne pouvait être réalisé par des ouvriers. Les fraiseuses devaient être commandées directement par calculateur, ce qui a obligé à mettre au point des machines qui n’existaient pas encore en Europe.

Aventure technique.

Cet immense effort de rigueur, pour gagner des grammes sur un engin de plus de cent tonnes, pour tenir compte des facteurs les plus imprévisibles, y compris les nuages de particules projetés par les orages solaires, jamais l’industrie aéronautique européenne ne l’aurait accompli sans le Concorde. Là, beaucoup plus que dans telle ou telle particularité technique, se situe la performance réelle. Et Sud Aviation espère bien en tirer dans l’avenir, qu’il s’agisse des projets qui succéderont au Concorde ou, dès maintenant, de l’Airbus.
Pari commercial et aventure technique, l’un et l’autre inséparables, l’un épaulant l’autre, l’enjeu du Concorde n’est pas seulement le prestige national. Si nous vendons 200 Concorde, dit M. Jean Bataillou, ingénieur au service des ventes de Sud Aviation, cela représente au moins dix an de travail pour 50.000 ouvriers et techniciens en Europe.
Une redoutable inconnue pèse encore sur l’avion comme sur ses concurrents : le bang sonique et ses effets, non sur les passagers, qui ne l’entendront pas dans la cabine insonorisée, mais sur les populations survolées.
On connaît le problème. Il s’agit d’une loi physique fondamentale : tout corps solide dépassant la vitesse du son provoque une onde de choc qui le suit dans sa course et se propage à travers l’atmosphère. Plus le corps est lourd, plus la détonation est bruyante. D’ores et déjà, il est certain que le Boeing fera plus de ravages sonores que le Concorde. Aucune astuce technique, dans l’état actuel des connaissances, ne permet d’éviter le bang.
De deux choses l’une. Ou bien les gens, à terre, refuseront cette agression sonore. Auquel cas le vol supersonique ne sera autorisé que sur les océans ou les régions habitées de la planète. Et l’avenir du Concorde est sombre. Il n’y aura pas de place, en effet, dans le transport aérien, pour deux avions supersoniques. Après un règne éphémère, l’avion européen sera éliminé par le Boeing, avant d’avoir atteint le seuil de la rentabilité industrielle.
Mais on peut espérer que les gens s’habituent au bang, comme ils se sont habitués aux embouteillages automobiles. C’est-à-dire dans une certaine mesure. Auquel cas, au contraire, un avion relativement léger, volant à Mach 2,2, risque d’être préféré au monstre américain au-dessus des zones fortement peuplées et sur des distances ou la différence des vitesses ne tire pas à conséquence : une demi-heure de gagnée sur Paris New York n’est pas le bout du monde.

Réception fastueuse.

Le Concorde pourrait alors se spécialiser, devenir une sorte de moyen-courrier de l’ère supersonique. On y songe à Sud-Aviation et à la BAC. Le réacteur du Concorde, d’un modèle résolument nouveau, est susceptible de gains de poussée importants sans changer les nacelles. Limité en vitesse pure l’avion peut donc gagner en
puissance, grandir encore, embarquer plus de passagers. On a déjà dessiné des versions approchant 200 tonnes, transportant 170 passagers dans un fuselage de plus en plus long. Il aurait un marché bien à lui, d’autant qu’il a coûté trop cher pour qu’un concurrent éventuel vienne lui disputer un jour la place. Alors, le Concorde sera une bonne affaire.
Du moins pendant un certain temps. Car un jour, inexorablement, le Concorde, comme la Caravelle, sera démodé. On ne l’oublie pas à Sud Aviation. Mais on ne se résigne pas à l’idée que les Américains, maîtres du titane et de la géométrie variable, barrent définitivement l’avenir.
« Pour le titane, pas de question, explique M. Servanty. Il faudra y passer et nous nous y préparons en Europe. Mais il n’est pas sûr que la géométrie variable soit une solution définitive. Qui sait si, dans dix ou quinze ans, on ne lui préfèrera pas le décollage vertical“.
Ainsi réfléchit-on sérieusement à la suite, déjà, dans les bureaux d’études, à Paris, pendant qu’à Toulouse on organise une réception fastueuse pour le prototype. Tel est le destin du Concorde, comme de tous les grands projets. Si tous les paris faits sur cet avion se révèlent justes – et ils sont nombreux, et ils présentent une lourde par d’incertitude – si l’entreprise franco-britannique se termine par une victoire commerciale, celle-ci, dans un monde voué à la compétition industrielle, sera, comme toujours, provisoire et débouchera sur un nouveau défi. C’est la loi du développement. Et le Concorde a un immense mérite : il existe.