Nous saurons bientôt qui, de Boeing ou de Lockheed, sera chargé de construire les prototypes du SST américain. Cette décision n’est peut-être pas la plus importante, ni même la dernière qu’on aura à prendre dans le cadre de ce programme colossal. Mais pour les fabricants intéressés, elle est, bien sûr, d’une importance capitale. Quant à l’avenir de toute l’industrie aérospatiale des Etats-Unis, il ne fait guère de doute qu’il sera profondément marqué par le choix des experts. Pour les compagnies de transport aérien, le premier choc remonte à quelques années déjà, très exactement au 11 novembre 1962, lorsqu’elles apprirent l’accord conclu entre Sud Aviation et la British Aircraft Corporation et portant sur la mise au point et la fabrication d’un avion de ligne supersonique baptisé ”Concorde », cet accord bouleversait évidemment tous leurs plans d’avenir. A dater de ce jour, les grandes compagnies internationales voyaient se dessiner la possibilité de promettre à la fraction de leur clientèle intéressée par des liaisons ultra-rapides à longue distance un voyage à bord d’un avion supersonique, et cela dans un avenir relativement proche. Mais il était évident que le projet « Concorde” plaçait l’industrie américaine devant un cruel dilemme : ou bien elle renonçait au rang de chef de file qu’elle occupait dans le domaine de la construction aéronautique, où bien elle devait réaliser elle aussi un projet de transport supersonique, dans un délai relativement court.
Rien ne permet de soupçonner les Américains de s’être engagés de façon irréfléchie dans le développement d’un long-courrier supersonique pour la seule et unique raison que la France et l’Angleterre les avaient devancés en ce domaine. Mais les immenses difficultés techniques que promettait la construction d’un tel avion devant voler à Mach 3 et l’énormité des engagements financiers que celle-ci impliquait eussent donné à réfléchir, même aux titans de l’industrie américaine, et retardé la décision d’au moins dix ans, sans la provocation que représentait le projet « Concorde”. En tout cas, la question de savoir si on devait ou non construire un avion de transport supersonique américain était déjà si lourde de conséquences que le Président des Etats-Unis lui-même se réserva l’ultime décision. Mais lorsque celle-ci fut prise, tous les opposants ne désarmèrent pas ; des voix s’élevèrent en Amérique, prêchant la circonspection et affirmant que 1980, c’était encore assez tôt pour lancer sur le marché mondial un tel avion.
En décembre 1959, un comité fut constitué au sein de la FAA pour étudier tous les problèmes techniques, économiques et opérationnels que posait la construction d’un long-courrier supersonique. Dès cet instant, une vive activité anima les laboratoires américains de recherches aéronautiques. Des contrats de recherches et d’études furent octroyés en assez grand nombre, mais les subventions furent assez maigres pendant plusieurs années encore. Le mois de juillet 1961 marqua un tournant : le gouvernement des Etats-Unis s’engageait sans retour dans la réalisation du programme ”SST » et prenait la responsabilité de la construction d’un long-courrier supersonique américain. Il ne s’agissait plus seulement de maintenir la position dominante de l’industrie aéronautique américaine dans le monde ; la nation américaine tout entière en faisant désormais une question de prestige. Un comité directeur pour le programme « SST” fut créé pour coordonner l’ensemble des travaux. Ce comité comprenait – et comprend toujours – trois membres qui sont l’administrateur de la FAA, qui exerce les fonctions de président, le Secrétaire Assistant de l’US Air Force chargé de la recherche et du développement et le Directeur de la NASA chargé de la recherche aéronautique.
Le rapport publié en septembre, en conclusion de l’étude de longue haleine connue sous le nom de “Projet Horizon”, fut favorable au développement du SST et le même mois vis la publication du programme de recherches pour l’année budgétaire 1962, programme qui envisageait tous les aspects du vol supersonique.
En novembre de la même année, un comité consultatif pour le transport aérien supersonique fut formé sous la présidence du général d’aviation en retraite Orval R. Cook afin d’appuyer le comité directeur. Après un an de réflexion, ce comité proposa, en décembre 1962, d’accélérer le développement d’un avion de ligne supersonique selon un programme auquel devaient participer le gouvernement et l’industrie.
La décision franco-anglaise de poursuivre le programme Concorde était alors toute fraîche ; elle avait été annoncée un mois auparavant. Le gouvernement américain réagit vivement : le Président Kennedy forma en janvier 1963 un comité interministériel à la tête duquel il plaça le vice-président Johnson : il s’agissait de
réviser l’ensemble du programme et de coordonner les travaux à venir. Ce conseil se mit aussitôt à l’oeuvre et, dès le mois de mai, le Président pu prendre connaissance de ses premières propositions. Le mois suivant, le Président faisait savoir dans un discours prononcé devant l’Air Force Academy que les Etats-Unis poursuivraient coûte que coûte l’exécution de leur programme SST. Pour appuyer ses dires, il faisait parvenir aux deux Chambres du Congrès un message dans lequel il recommandait la mise au point d’un avion de transport supersonique. Il réclamait en même temps le vote d’un crédit de 60 millions pour le financement des travaux d’études.
M. Eugene R. Black, l’ex-président de l’International Bank for Reconstruction and Finance, fut appelé auprès du Président des Etats-Unis comme conseiller particulier et chargé par lui de régler tous les problèmes financiers que posait le programme SST ; pour le seconder, on fit appel au Président de l’Olin Matheison Chemical Company, M. Stanley de J. Osborne. M. Black proposa que le gouvernement fédéral participât aux frais de développement dans une proportion de 90%. Toutefois, les subventions prélevées sur les fonds publics devraient être récupérées par le Trésor si le projet s’avérait rentable.
Un programme de développement comportant trois phases fut mis sur pied :
1 – Dans une première phase de cinq mois à compter d’août 1963, les firmes intéressées présenteraient leurs projets à leurs propres frais.
2 – Dans une deuxième phase d’un an, les projets seraient approfondis et l’aide gouvernementale s’élèverait à 60 millions de dollars.
3 – Dans la troisième et dernière phase, le projet retenu serait développé jusqu’à l’homologation de l’appareil par la FAA et le coût pourrait varier entre 700 et 900 millions de dollars.
En janvier 1964, trois avionneurs et trois motoristes présentèrent la première ébauche de leurs projets devant une commission gouvernementale de 210 membres, sélectionnés au sein de divers organismes, la FAA, la NASA, l’USAF, l’US Navy, le CAB et le Ministère du Commerce. Dix compagnies de transport aérien eurent à apprécier les trois projets indépendamment les unes des autres (phase 1).
L’étude des projets fut close en juin de la même année. Les firmes Boeing et Lockheed pour la cellule, General Electric et Pratt & Whitney pour les réacteurs se virent octroyer des contrats d’études limités à une durée de six mois (phase 2). Un peu plus tard, le Président décidait de prolonger la validité de ces contrats et, en juillet 1965, il annonçait un programme de 18 mois, valable jusqu’à la fin de 1966. Afin de financer les études, 120 millions de dollars furent inscrits dans le budget de 1966 ; en mars 1966, 200 millions supplémentaires furent prévus pour l’année fiscale 1967 afin de mettre en route la construction des prototypes.
La date limite pour le dépôt des projets définitifs a été fixée à début septembre. Le général J.C Maxwell, qui a succédé en août 1965 à M. Gordon M. Bain comme directeur de la FAA chargé du développement du SST, pense que l’on pourra en avoir fini avec l’appréciation des projets avant fin décembre, si bien que les contrats de fabrication des prototypes pourraient être octroyés au début de l’année 1976. Le général Maxwell a également déclaré qu’on exigerait au moins 3400 heures de vol avant l’homologation de la FAA. Si le programme actuel continue à se dérouler sans incident, les essais en vol pourraient commencer à la fin de l’année 1972.
En mars de cette année, la FAA a fait de nouvelles propositions financières aux firmes Boeing, Lockheed, General Electric et Pratt & Wihtney. Les termes de ce plan sont encore tenus secrets et les négociations avec l’industrie se poursuivent. Il est à présumer néanmoins que cet accord financier comporte une clause nouvelle : les firmes intéressées verraient leur participation au coût de l’entreprise réduite à moins de 25% contrairement à la clause actuellement en vigueur qui exige d’elles une participation d’un quart. Les constructeurs affirment en effet qu’elles ne seront plus en mesure de prendre à leur charge 25% des frais à partir du moment où démarrera la construction des prototypes. Selon la dernière estimation de la FAA, le coût total de la mise en oeuvre du programme ”SST » aura dépassé quatre milliards de dollars lorsque commencera la fabrication en série.
La Lockheed Corporation pense que l’homologation de son appareil pourrait être chose faite au milieu de l’année 1974 et que, dès la première année de fabrication en série, les besoins du marché s’élèveraient à 200 appareils de ce type.
Cependant, la demande ne pourrait pas être satisfaite avant 1980, car les possibilités de fabrication seraient limitées à cinq appareils par mois. Lockheed se hasarde à pronostiquer qu’à la fin de 1976, soixante-dix SST américain auront été livrés contre cent soixante dix Concorde, mais que par la suite la demande des SST franco-britannique marquerait un recul au profit de l’appareil américain. En 1988, un demi-millier de long-courriers supersoniques seraient en service dans le monde.
Le coût unitaire de production des avions supersoniques dépassera sans doute en valeur marchande intrinsèque, s’il est toujours nécessaire d’amortir les frais de développement. Qu’il soit difficile d’échafauder un plan de financement pour les compagnies américaines qui devront prélever les frais sur leurs bénéfices, c’est évident. Mais il sera peut-être encore plus difficile pour les compagnies exploitant des lignes internationales de respecter un tel plan. Toujours est-il que le gouvernement américain manifeste la volonté de récupérer les subventions qu’il engage, conformément au plan Back.
Si le plan de développement initial est respecté, on saura avant même la fin de l’année à quel avionneur sera confiée la fabrication des deux prototypes et à qui des deux motoristes il reviendra de fournir les réacteurs.