INTERAVIA – Septembre 1962 L’ère de l’avion supersonique… repoussée de dix ans ?

Les compagnies de transport aérien, l’industrie aéronautique – et si possible les gouvernements – devraient souscrire à un accord aux termes duquel tous les participants interdiraient absolument de construire, de vendre ou de commander toute espèce d’appareils commerciaux supersoniques avant dix ans. Cette idée a été lancée par un home compétent et impartial. M. Bo Lundberg, savant éminent et directeur  de l’institut de recherche aéronautiques FFA. Voici deux ans que le professeur Lundberg mène une campagne acharnée contre le transport supersonique et ne manque pas une occasion de s’élever contre les conséquences funestes qu’entraîneraient l’adoption précipitée d’appareils commerciaux dépassent la vitesse du son.

Il a sélectionné en particulier, trois problèmes qui lui paraissent si lourds de conséquence qu’il faudra se résoudre avant même que le premier prototype entre en chantier et que l’on ait ainsi atteint le point sans retour possible.

Ces trois problèmes sont :

a) – le bang sonique dû aux ondes de compression produites par l’avion ;

b) – les effets de rayonnement cosmique sur l’équipage et les passagers et enfin,

c) – la résistance à la fatigue des éléments de l’appareil soumis à des échauffements d’origine aérodynamique.

Mais laissons la parole à M. Lundberg ?

Pour ce qui concerne le bruit sonique, il m’apparait particulièrement significatif qu’il soit donné à des personnes totalement étrangères à l’aéronautique d’en apprécier les effets. Pour la première fois dans l’histoire de l’aviation, ce ne sera pas à des représentants de l’aviation, mais au public lui-même de décider si l’on peut admettre une nouvelle forme de transport aérien.

Le transport aérien supersonique implique qu’une grande partie de la surface terrestre soit littéralement couverte d’un ”tapis sonore“ formé par les ondes de choc que l’on connait sous le nom de bangs soniques. Si l’on admet pour ces tapis une largeur de 150 km, plus de la moitié des Etats-Unis en serait recouverte et 90% des Iles Britanniques seraient touchées par le trafic de l’Atlantique Nord.

Il faut d’ailleurs s’attendre que la plupart des gouvernements que la production ou la mise en service d’avions commerciaux supersoniques n’intéressent nullement, ni pour des raisons économiques, ni pour des raisons de prestige, interdisent le survol de leur territoire par les appareils dépassant la vitesse du son.

On se demandera sans doute pourquoi je considère comme inévitables toutes les conséquences aussi catastrophiques les unes que les autres. Des autorités dont on ne peut nier la compétence ont affirmé que des pressions sonores de 5 ou même de 7,5 kg/m2 sont parfaitement supportables et que d’ailleurs les voilures des avions supersoniques seront calculées de façon à ne pas dépasser ces limites. Je reste cependant pessimiste et cela pour deux raisons : la première est qu’une pression sonore de 5 kg/m2 deviendra insupportable à la longue, car le public défavorablement aux troubles apportés à son repos et aux malaises qu’infligera le bruit aux malades des hôpitaux…. A mon avis, il faudrait que le tapis sonore s’interrompe ou ne trouble pas fortement le sommeil de plus de 10% (ou, à l’extrême limite, de 20%) des personnes qui dorment habituellement dans un fond sonore bas ou modéré.

Quelques défenseurs prudents du transport aérien supersonique ont proposé de limiter le vol supersonique aux espaces aérien situés au-dessus des régions à faible densité de population et des mers. Je m’élève vigoureusement contre cette argumentation. Car imposer des inconvénients à certaines personnes sous prétexte qu’elles représentent qu’une minorité, c’est enfreindre gravement les principes de l’humanité et de la démocratie.

Le deuxième obstacle, le rayonnement cosmique, a une importance encore plus grande à mes yeux que le bruit supersonique, car les effets en sont encore pratiquement inconnus et ils pourraient mettre en danger la santé des êtres humains dans une bien plus grande mesure…. Les rayons cosmiques peuvent provoquer ou favoriser des maladies qui n’apparaitront que bien après l’irradiation – le cancer par exemple. Ces maladies pourraient ne pas frapper seulement les personnes directement exposées au rayonnement mais aussi les enfants et leurs enfants, par le biais des mutations génétiques ou par l’influence directe du rayonnement sur les femmes enceintes. Je dis pourraient frapper et non frapperaient car les dommages dus au rayonnement sont – en dehors de doses excessives – une question de risque ou de probabilité….. Mais aujourd’hui nous savons très bien – nous l’ignorions encore il y a un an et demi – que le risque d’une irradiation dangereuse au cours d’un vol commercial supersonique ne doit pas être négligé.

Les équipages entreraient dans la catégorie des travailleurs que leurs professions exposent aux dangers de rayonnement et devraient par conséquent se soumettre à des visites médicales régulières et accepter une limitation de la durée de leur activité professionnelle. Il est également certain qu’il faudrait déconseiller formellement aux femmes enceintes de voyager en avion supersonique car l’enfant qu’elles portent pourrait être atteint de graves lésions, même si les doses d’irradiation sont faibles… Le fait que les femmes enceintes courent un risque particulier (selon la commission internationale de la protection contre la radiation) pourrait bien avoir une influence décisive sur la rentabilité des avions commerciaux supersoniques car la commission précise que les recommandations particulières faites aux femmes en âge de procréer, donc pour une fraction importante des passagers en puissance. Même si l’on néglige la difficulté de recruter des hôtesses, on se trouve devant la perspective ridicule de voir les maris voler en régime supersonique pendant que leurs épouses voyageraient en avion subsonique.

L’opinion du professeur Lundberg concernant le problème de la fatigue des éléments soumis aux échauffements aérodynamiques  mérite qu’on s’y attache tout particulièrement, car la FAA a apporté sous sa direction une contribution théorique et expérimentale de premier ordre à l’étude des phénomènes de fatigue.

La cellule n’étant plus soumise seulement à des contraintes mécaniques variables mais aussi, et en même temps à des températures élevées, également variables, il est nécessaire d’entreprendre des essais beaucoup plus approfondis pour garantir le même degré de sécurité que celui auquel on parvient avec des avions subsoniques. Mais comme, au cours de ces essais, l’échauffement et le refroidissement ne peuvent être simulés en raccourci, on ne peut obtenir qu’une fraction des résultats expérimentaux que l’on aurait pu obtenir dans le même intervalle de temps avec des avions subsoniques. En d’autres termes, les essais de vol supersonique se feront sur une échelle beaucoup plus petite qu’il ne le serait indispensable ou même simplement souhaitable. Cela aurait pour conséquence inévitable que le niveau de sécurité en matière de fatigue serait considérablement moins élevé. Il faudrait compenser le manque d’expérience en calculant des marges bien plus larges – d’où un poids plus élevé – et en pratiquant des inspections plus fréquentes permettant de déceler les criques éventuelles ; qui sait même si en adoptant ces deux mesures le niveau de sécurité serait suffisant.

Influence du bruit sur le sommeil de l’homme. La courbe de gauche résume une série d’expériences scientifiques portant sur 350 personnes (G. Steinicke : les effets du bruit sur le sommeil humain. Rapport de recherches N° 146 du Ministère de l’Economie et des Transports en Nodrdrhein-Westtalen), mais le secteur grisé ne repose que sur une estimation que l’on aurait pu cependant étayer par quelques essais objectifs avec des bangs simulés comme source de perturbation (enregistrement de bangs sur bande magnétique). La ligne verticale (à droite) représente la pression sonore de 5 kg/m2. Ces graphiques sont extraits du rapport PE-12 de la Flygtekniska Försökanstalten, Stockholm.

Voici selon M. Lundberg, comment évolueraient les frais directs d’exploitation dans le transport aérien civil. Le diagramme est a-dimensionnel, c’est-à-dire que les frais directs d’exploitation actuels des avions de ligne à réaction sont pris comme unité. Si l’on extrapole la tendance des années précédentes et que l’on tient compte des progrès que l’on peut attendre de l’aérodynamique (dans le domaine du contrôle de la couche-limite) et de la construction des propulseurs, il est possible, toujours selon M. Lundberg, que les frais d’exploitation dans le transport aérien civil diminuent de moitié dans les quinze années à venir… dans la mesure où tous les intéressés accepteront de tendre sans aucune restriction vers ce but (courbe A).

Mais si les puissants moyens dont on peut disposer sont détournés au profit du développement d’un ou plusieurs appareils supersoniques, la courbe des frais dans le trafic subsonique pourrait bien prendre l’aspect de la courbe B. Quant aux frais d’exploitation que l’on peut prévoir pour les appareils commerciaux supersoniques, ils ne dépasseront pas dans sa phase initiale (1970) ceux des avions subsoniques actuels, selon les calculs de plusieurs usines d’aviation ou compagnies aériennes.

Mais si l’on croit des estimations provenant d’autres sources, il faudrait multiplier cette valeur par un coefficient qui pourrait atteindre 1,5. En tout cas, il ne faut espérer qu’une diminution progressive des frais d’exploitation pour les avions supersoniques, ce que M. Lundberg justifie par l’argument suivant : le contrôle de la couche-limite par aspiration ou soufflage de la voilure constitue beaucoup moins, à Mach 2 ou Mach 3, à l’abaissement de la traînée que dans le cas du vol à vitesse subsonique.

Les frais d’exploitation seront donc compris entre les courbes C et D. Si l’avion commercial supersonique veut pouvoir d’ici vingt ou trente ans rivaliser dans le domaine de la rentabilité avec l’avion subsonique, conclut M. Lundberg, il doit démarrer en 1970 avec moins de la moitié des frais actuels des avions à réaction moderne (courbe E), ce qui semble impossible.

C’est une image véritablement noire que nous présente M. Lundberg. Mais il est certain qu’il n’y a pas de place pour un optimisme béat. Il reste à espérer que l’industrie et les compagnies d’aviation ont bien pris conscience de l’importance du problème et qu’elles trouveront une solution satisfaisante en tout point avant que ne soient prises des décisions irrévocables.