Parti de Paris-Nord en Concorde à 9h00, Arrivé au centre de New York à 8h30 (heure locale). Conférence et déjeuner avec X. Départ d’Idlewild à 14h00 (heure locale). De retour à la maison à 1h00 du matin. Ce bref compte-rendu de voyage pourrait figurer sur une page de l’agenda 1971 du parfait homme d’affaires parisien.
Pour en arriver là, il aura fallu que les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne signent neuf ans plus tôt, le 29 novembre 1962, un accord pour la construction en commun de cet avion de transport supersonique désigné Concorde, que ce projet résiste quelques deux ans plus tard aux assauts violents d’une tempête qui faillit lui faire faire naufrage et que les ingénieurs, les techniciens et tout le personnel de la British Aircraft Corporation et de Bristol Siddeley en Grande-Bretagne, de Sud-Aviation et de la SNECMA en France, fassent front commun pendant plus de huit ans pour étudier, expérimenter, mettre au point, construire – bref pour mener à bien le plus important programme commun de construction aéronautique jamais entrepris en Europe.
Le coup d’envoi de la partie Concorde a été donné à la fin de 1962 ; le premier vol du prototype 01 est prévu pour 1968 ; nous sommes en juin 1965, donc à la mi-temps. Essayons brièvement dans les lignes qui suivent, après avoir rappelé ce qu’est l’avion lui-même, de faire le point du programme d’études et d’essais mené du côté français.
L’avion Concorde est, on le sait, un quadriréacteur à aile delta avec flèche évolutive. Les caractéristiques principales de la structure, résultent du fait que le fuselage et les ailes sont associés sur une grande longueur et que les réacteurs sont installés en nacelles sous les ailes. Les tôles de revêtement sont constituées à l’arrière, par des panneaux intégralement raidis que l’on retrouve également à hauteur des hublots. La contenance des réservoirs logés dans la voilure est de 70 tonnes. Le train d’atterrissage à boggies s’efface dans la voilure et sous le plancher de la cabine.
Les gouvernes sont actionnées par des vérins hydrauliques alimentés par deux circuits à pression constante, complètement indépendants l’un de l’autre et doublés chacun par un circuit de secours. Les servocommandes sont normalement actionnées par deux circuits électriques, mais elles peuvent toujours être manœuvrées manuellement par des transmissions mécaniques en cas de défaillance des commandes électriques. L’avion sera équipé de quatre turboréacteurs Bristol Siddeley/SNECMA Olympus 593B dérivés des versions montées sur les bombardiers Vulcan (et TSR 2) et qui développent quelque 15 tonnes de poussée.
La configuration aérodynamique adoptée a été définie à la suite de nombreux essais dans plusieurs souffleries françaises et britanniques ; après avoir envisagé un plan canard à l’avant en raison des grandes portances que celui-ci permet d’obtenir, cette solution a été abandonnée et remplacée par une forme ogivale. Dans sa configuration définitive, le Concorde mesure 56,13 mètres de longueur, 25,55 mètres d’envergure, 11,60 mètres de hauteur.
Commandes enregistrées au 30 mai 1965
Atterrisseur Principal
Hispano-Suiza a été chargé par Sud Aviation de la construction de la structure des atterrisseurs principaux. Le dessin ci-dessous donne une idée de la configuration adoptée ; quelques chiffres sont significatifs : poids de chaque pneu, 80 kg ; hauteur de l’atterrisseur, 4,50 m ; poids total, 2450 kg dont 1350 kg pour les équipements des roues et des freins ; distance entre axe de roues, 2,80 m. Si Messier a été déjà retenu pour l’atterrisseur avant, aucune décision n’a encore été prise concernant la fabrication des roues et des freins (soumissionnaires : Hispano-Suiza, Messier, Bendix, Dunlop, Goodrich, God Year) ni celle des régulateurs de freinage (soumissionnaires : Dunlop, Good Year et Hispano-Suiza qui avec son SPAD, Système Perfectionné Anti Dérapant, expérimenté à Toulouse sur Super Mystère, a obtenu de très bons résultats : 95% du glissage sans blocage), ni celle de la roue arrière.
Le programme des études et des essais en cours porte sur les principaux points suivants :
– Essais d’échauffement cinétique et essais métallurgiques. L’échauffement cinétique est l’un des plus grands problèmes posés par l’avion de transport supersonique. Dans les installations d’essais de l’Etablissement Aéronautique de Toulouse (EAT) un élément de longeron d’aile du Concorde est soumis à un programme d’essais comprenant 24.000 cycles représentant les phénomènes enregistrés au cours des vols (échauffement progressif suivi de refroidissement). Lors de la période d’accélération qui suivra le décollage, l’avion commencera à s’échauffer par l’extérieur, alors que la structure interne sera encore à la température initiale. En croisière, la température moyenne s’équilibrera autour de 115°C mais, à la descente, inversement, c’est la température de peau de l’avion qui s’abaissera alors que la structure interne sera encore chaude. Autour de l’élément de l’avion en grandeur réelle qui est soumis à cet essai, 1400 tubes à infrarouges reproduisent l’échauffement désiré ; le refroidissement est assuré par de l’azote liquide. A l’usine de Sud-Aviation à St Martin du Touch, un tronçon du fuselage à l’échelle 1/2 a été soumis à des températures de 130°C avec des mesures en 4000 points.
On sait que la vitesse de Mach 2,2 a été retenue parce que la température de revêtement qui lui correspond en altitude (120°C) est une limite acceptable pour l’utilisation d’alliages d’aluminium, de carburant classique, de joints classiques d’étanchéité de cabine et des réservoirs ainsi que pour les problèmes de conditionnement d’air. A la suite des essais effectués en laboratoire, c’est l’alliage léger AU2GN ou RR-58, utilisé depuis plusieurs années pour les pièces forgées des réacteurs, qui a été retenu pour la construction des structures du Concorde. Sa tenue en fatigue n’est pas affectée par la température et, à 130°C après 10.000 heures de maintien en température, sa charge de rupture correspond à 90% de ce qu’elle est à 25°C. Il a été nécessaire, bien entendu, d’adapter cet alliage à la construction des structures ; à cet égard, certaines éprouvettes totalisent plus de 30.000 heures d’essais d’endurance à la chaleur et de résistance à la fatigue.
Parallèlement à ces essais, l’étude des structures soumises aux contraintes thermiques est effectuée au moyen d’un calculateur analogique mis au point par Sud Aviation.
– Essais aérodynamiques. Les essais en soufflerie subsonique, transsonique et supersonique dans les laboratoires et installations de St Cyr et de Suresnes, de Modane (ONERA), de Toulouse (EAT), d’Amsterdam (NIL) et de Farnborough (BAC et BAE).
– Etudes des qualités de vol de l’avion. Cette étude, conduite dans une première phase à l’aide des simulateurs de Bristol en Angleterre et de Courbevoie en France a permis, grâce à une étroite coopération entre ingénieurs des bureaux d’étude et pilotes, de dégager certaines caractéristiques de maniabilité propres au Concorde. Dans une deuxième phase, deux simulateurs d’étude réalisés par LMT et Redifon seront utilisés par Sud Aviation et par la BAC, et permettront d’étudier tous les comportements prévisibles de l’avion dans son milieu de vol. La conception technique de ces simulateurs ne peut en rien ressembler à celle des simulateurs d’entraînement et, s’ils comportent toujours une cabine de pilotage, des pupitres de commande et des dispositifs de visualisation pour l’image, le calculateur qui est le cœur de l’ensemble est totalement différent. Il s’agit d’un calculateur digital à grande capacité de mémoire (16.000 mots de 24 éléments) et grande vitesse de fonctionnement (cycle élémentaire inférieur à deux millionièmes de seconde) et qui permet de représenter successivement les nombreux projets d’étude de l’avionneur.
– Essais de conditionnement d’air et de pressurisation. Hawker Siddeley Dynamics et Bronzavia ont été chargés d’étudier le conditionnement d’air, la ventilation et la protection thermique de la cabine passagers ; un tronçon de fuselage a été aménagé à cet effet dans les installations de HSD à Hatfield, de manière à reproduire par simulation les conditions de vol supersonique. Nous avons vu en effet que, l’échauffement cinétique étant proportionnel au carré de la vitesse, les points les plus chauds de la cellule peuvent atteindre 200°C ; compte tenu de la température ambiante aux altitudes de vol du Concorde, la température de revêtement atteint en certains endroits 110 à 120°C. Il faut donc prévoir un refroidissement énergique de la cabine passager pour éviter de retrouver ceux-ci cuits à l’arrivée. A cet effet, l’avion sera équipé de trois ensembles de conditionnement et de génération d’air entièrement distincts. Le premier alimente le poste de pilotage, le second la partie avant de la cabine et le troisième la partie arrière. L’air de la cabine sera renouvelé entièrement toutes les deux minutes. En cas de panne d’un système, les deux autres peuvent fournir la totalité de l’air nécessaire au conditionnement et à la pressurisation. En cas de panne de deux systèmes, le vol se terminera en régime subsonique. Dans le cas, bien improbable, où les trois systèmes tomberaient en panne, la sécurité des passagers à l’intérieur d’une cabine dont la paroi externe est à une température supérieure à celle de l’eau bouillante ne serait toutefois pas compromise car, la vitesse de variation de température étant de l’ordre de 3° par minute, le commandant de bord aurait largement le temps de prendre toutes dispositions pour réduire la vitesse et perdre de l’altitude.
Le principe du système en cours d’évaluation à Hatfield est bien connu : il s’agit de fabriquer du froid en rayonnant de la chaleur. Sur Concorde, l’air chaud est prélevé à 580°C en croisière au dernier étage du compresseur des turboréacteurs 1, 2 et 3. A ce stade, fortement comprimé (ce qui a pour avantage de provoquer une dissociation de l’ozone en oxygène moléculaire et donc de supprimer les effets nocifs de ce gaz dont la concentration aux altitudes de vol du Concorde serait mortelle), l’air traverse un premier échangeur de chaleur dont le fluide de refroidissement est de l’air prélevé à l’extérieur (150°C) ; à la sortie, sa température est de 200°C environ ; il passe ensuite dans un deuxième échangeur puis dans un troisième qui utilise comme fluide de refroidissement le carburant des réservoirs (80°C) ; il en sort à 100°C environ et va se détendre enfin dans la turbine du groupe turbo-réfrigérateur d’où il sort à environ – 20°C ; il suit ensuite un circuit assez complexe et, finalement, après avoir été mélangé avec de l’air de recirculation, il atteint le circuit de cabine à la température désirée, laquelle ne devrait pas dépasser 24°C en croisière supersonique. L’air conditionné de la cabine est ensuite utilisé pour refroidir les parois des soutes à bagages, des logements des atterrisseurs, du compartiment radar et des circuits hydrauliques. L’ensemble du système de conditionnement d’air sera essayé à la fin de l’année prochaine sur une maquette actuellement en préparation à Toulouse. Les essais sur banc des premiers éléments commenceront à Hatfield avant la fin de l’année.
– Essais des équipements. Le bâtiment spécial qui a été édifié pour le Concorde et qui constituera un banc d’essai complet et en vraie grandeur des équipements hydrauliques, des commandes de vol et de train d’atterrissage, permettant de reproduire tous les cycles qui se succéderont au cours des différentes missions.
– Essais de fatigue. L’étude des phénomènes de fatigue des structures a pris depuis plusieurs années une importance considérable du fait que les transporteurs aériens ont estimé indispensable que la durée de vie de leurs appareils commerciaux soit d’environ 30.000 heures de vol, c’est-à-dire théoriquement 3000 heures de vol par an pendant dix ans. Avec le Concorde, premier long-courrier supersonique, les compagnies aériennes se montrent plus exigeantes encore en raison de l’importance des investissements à effectuer et elles souhaiteraient que sa durée de vit fût plus grande que celle des avions subsoniques actuellement en service, malgré des conditions d’exploitation plus sévères. Les constructeurs du Concorde se sont donc fixé comme but une durée minimale de vie en fatigue de 36.000 heures pour les missions à Mach 2,2.
Ceci implique pour les deux avionneurs des essais statiques et de structure considérables intéressant séparément tous les éléments de structures essentiels. Le poids des éprouvettes correspondantes varie de 3 à 7 tonnes. Pour compléter ce programme, les essais de certifications seront conduits avec deux cellules complètes, l’une qui subira des essais statiques à Toulouse, l’autre subissant des essais d’endurance à Bristol.
– Etude du bang sonique. Il s’agit, on le sait, d’un problème important qui fut pendant longtemps un grave sujet de préoccupations. Aussi la recherche de sa solution justifie-t-elle toutes les études entreprises par la BAC et par Sud-Aviation à ce sujet, en coopération avec des instituts spécialisés dans la propagation des ondes de choc : des études théoriques menées à l’ONERA, études expérimentales effectuées par le Centre d’Essais en Vol à Brétigny et à Istres avec des Mirage III et des Mirage IV, étude des effets de bangs artificiels produits dans la Bosher’s Box en Angleterre, essais au laboratoire de l’Institut Saint-Louis, expériences concernant la réflexion des ondes de choc sur le sol. Les résultats obtenus à ce jour sont favorables : pour le Concorde, le bang produit par l’onde de choc lors de la croisière supersonique produira une surpression inférieure à 0,14 kg/cm2 ; quant au bang produit lors du passage en supersonique, son intensité sera d’un niveau acceptable si toutes les précautions sont prises pour éviter certains phénomènes de focalisation. Actuellement, des experts des Etats-Unis, de France et de Grande-Bretagne s’efforcent de définir les méthodes de mesure du bang auxquelles se réfèreront les règlements.
A côté de ce minutieux travail en usine et laboratoire, il y a aussi les études que poursuivent en commun les ingénieurs et les navigants responsables des essais en vol pour l’équipement du Concorde en moyens de radio et de navigation, en système d’atterrissage automatique ; la présentation des instruments sur le tableau de bord, leur forme et les indications qu’ils font apparaître font aussi l’objet d’une attention particulière, car le pilote doit pouvoir voir d’un seul coup d’œil. Pour ce qui concerne l’atterrissage automatique, l’équipement qui sera monté sur le Concorde permettra de répondre aux normes de la catégorie II et peut-être de la catégorie IIIA.
– La part de la SNECMA dans la mise au point du groupe propulseur. La conception et la réalisation du système d’éjection des réacteurs Olympus 593B qui équiperont le Concorde ont été confiées à la SNECMA, Bristol Siddeley ayant la charge de toute la partie amont.
L’étude de cet ensemble d’éjection a donné lieu à plusieurs séries d’essais sur maquettes, en vue de définir la configuration la meilleure du canal supersonique. Deux configurations de tuyères ont été retenues à la suite de ces essais ; la première qui équipera les premières versions de l’Olympus 593B est représentée sur le dessin. La seconde, est du type tuyère à aiguille et elle est en cours d’expérimentation.
Schéma d’installation du turboréacteur Olympus 593B dans la voilure. Bristol Siddeley est chargé de la partie avant, comprenant : 1 – le compresseur BP ; 2 – le compresseur HP ; 3 – la chambre de combustion principale ; 4 – les turbines. La SNECMA a la charge de tout le système d’éjection, comprenant : 5 – le canal de postcombustion avec son anneau stabilisateur de réchauffe ; 6 – le convergent ou tuyère primaire avec son silencieux ; 7 – le divergent ou tuyère secondaire ; 8 – deux demi-coquilles pour inversion du jet ; 9 – des grilles de reprise pour éjection du jet inversé ; 10 – des volets d’air tertiaire. Performances calculées des premières versions de l’Olympus 593B qui équiperont les premiers Concorde : poussée au décollage, 16.000 kg avec PC, 14.000 kg sans PC ; consommation spécifique, 0,850 kg/kg/h. Par la suite, une version plus évoluée est prévue, donnant une poussée de 15.800 kg sans PC.
L’Olympus 593D, version dite de développement, au banc du Centre d’Essais des Propulseurs à Saclay, où sont reproduites les conditions de vol à Mach 2. Le 593D, plus petit et moins puissant que le 593B qui sera la version montée sur le Concorde, lui est toutefois identique, du point de vue aérodynamique et thermodynamique.
La SNECMA expérimente depuis plusieurs mois, au moyen de réacteurs Atar ou Olympus 301 certains éléments du canal d’éjection, dans des conditions voisines de celles dans lesquelles ils auront à fonctionner. En outre, un turboréacteur Olympus 593D, version de développement du 593B, a commencé récemment au Centre d’Essais des Propulseurs de Saclay une série d’essais d’échauffement cinétique. Un moteur de ce type a récemment atteint, en Angleterre, une poussée de 12.600 kilos à sec. Les essais en caisson d’altitude commenceront en février 1966 avec le premier Olympus 593B que recevra la SNECMA. Ils auront lieu à la fois à Pyestock (jusqu’à Mach 1,6) et à Saclay (jusqu’à Mach 2,2).
Un banc d’essais spécialement conçu pour permettre d’évaluer le groupe turboréacteur du Concorde dans les meilleures conditions doit être livré prochainement à la SNECMA. 10.000 heures d’essais, tant à la SNECMA que chez Bristol, sont prévus avant l’obtention du certificat de navigabilité de l’avion. Les essais en vol auront lieu sur un Vulcan transformé en banc d’essais volant.
Nous avons voulu montrer dans ces quelques lignes que le programme Concorde est désormais bien engagé. Le premier prototype sortira des usines de Sud-Aviation au début de 1968 et ses essais en col commenceront aussitôt ; le prototype 02 sortira quelques mois plus tard des usines de la BAC à Filton. Deux cellules serviront aux essais et deux avions de présérie seront également construits avant 1970. Côté moteurs, une quinzaine serviront pour les essais au banc, une cinquantaine sont prévus pour les essais en vol, tant sur banc volant que sur le prototype. Les visiteurs qui, au Salon du Bourget, s’arrêteront devant les maquettes et les photographies exposées aux stands de la BAC et de Sud-Aviation, de Bristol Siddeley et de la SNECMA, verront l’avion Concorde lentement prendre forme.
Si le programme se déroule conformément aux prévisions, le Concorde pesant au décollage 148 tonnes transportera sa charge marchande de 118 passagers sur une distance de 6200 kilomètres dans les conditions les plus restrictives quant à l’importance des réserves de carburant à emporter (24% du carburant). En 1971, il faudra 3h20 mn de vol pour traverser l’Atlantique Nord.