INTERAVIA – Février 1971 : André Turcat commente les essais du Concorde

Les deux prototypes de l’avion de transport supersonique franco-britannique Concorde ont volé pour la première fois à Mach 2 en novembre dernier. Il s’agit là d’une étape importante du programme d’essais puisque c’est à ce stade seulement qu’il est possible de recueillir des informations précises sur la consommation de carburant en croisière et, par conséquent, de se prononcer avec certitude sur la rentabilité de l’appareil. Le programme Concorde ayant fait l’objet de nombreuses critiques, pas toujours objectives, nous avons pensé que nos lecteurs seraient intéressés de connaître l’opinion de l’une des personnes les plus compétentes en la matière, celle d’André Turcat, directeur des Essais en Vol de l’Aérospatiale et chef pilote d’essais de Concorde du côté français. L’interview que nous reproduisons ici intégralement a été publiée en novembre 1970 dans Informations Aéronautiques, le bulletin hebdomadaire de l’Union Syndicale des Industries Aéronautiques et Spatiales.


Interavia – Au stade où en sont actuellement les essais, pouvez-vous dégager les idées que vous considérez comme fondamentales au sujet de la mise au point des prototypes Concorde ?

André Turcat – Depuis la rentrée du mois d’août, nous avons attaqué avec les deux prototypes la phase IV des essais. Les deux prototypes avaient subi, l’un et l’autre, un grand chantier de mise en état pour vol hautement supersonique. Jusqu’alors les vols supersoniques étaient limités aux environs de Mach 1,5, cette nouvelle phase correspondant au point crucial de notre progression avec le plus d’incertitude et nécessitant le plus de prudence dans la progression. Pourquoi ? Parce que le vol supersonique d’un avion de ce tonnage n’avait encore, jamais été fait, le seul précédent est celui du B-58 (dont le poids était à peu près deux fois inférieur et dont les dimensions étaient aussi beaucoup plus réduites) et celui du B-70, purement expérimental.

Nos problèmes sont de deux ordres : aérodynamique et propulsion. Aérodynamique : qui provient du fait que la stabilité de route, comme sur tous les avions, à tendance à décroître en supersonique et en approchant de Mach 2 et que les perturbations apportées à la stabilité de l’avion par une panne de moteur, sont plus grandes, précisément au moment où la stabilité de l’avion décroît. C’est une constatation connue : le comportement de l’avion devient moins bon au fur et à mesure que l’on avance dans le nombre de Mach. Prévenus depuis longtemps, nous nous y sommes préparés et ceci au moyen de deux simulateurs, celui de Filton ayant été spécialement utilisé pour l’étude des pannes-moteurs en vol supersonique. Aux essais, le comportement de l’avion a convenablement recoupé ce que le simulateur nous avait appris. Ces essais aux simulateurs nous ont amenés à adopter un système dit “contre automatique” qui, agissant sur la direction, compense l’effet des pannes moteurs. Si donc, inévitablement, une panne de réacteur entraîne une situation qui se détériore, nous en connaissons le processus ; nous avons à surveiller la détérioration et nous savons que l’avion a toutes les qualités qu’il faut pour supporter cette détérioration.
Problèmes de propulsion : principalement liés au fonctionnement et à la régulation des entrées d’air mobiles (mises en service au cours du dernier chantier) et qui représentent la plus grande nouveauté de cet avion, bien plus que sa voilure en delta, plus que son mode de commandes de vol, etc.

Il y a des problèmes de mise au point, il eût été naïf et il a été naïf (selon les interprétations) de croire qu’il n’y en aurait pas et qu’il suffirait d’avancer régulièrement de cinq points de Mach tous les jours, ce qui est impensable. Il est normal qu’il y ait des problèmes de mise au point, nous les attendions, nous les avons rencontrés et nous nous appliquons à les résoudre.

Ce sont des problèmes qui tiennent, par exemple, à la mesure des pressions, signal d’origine de la régulation des entrées d’air. Ceci détermine la position des surfaces mobiles en fonction du nombre de Mach, du débit d’air des moteurs et, éventuellement, du dérapage. Nous avons constaté que des prises de pressions n’étaient pas situées exactement au bon endroit et qu’il y avait une interaction. Nous avons été amenés à des modifications entraînant des immobilisations de quelques jours pour les avions. Par étape, nous avons pris des solutions temporaires en cherchant la solution idéale, mais ceci fait partie de l’approche méthodique dans des problèmes aussi nouveaux. Il n’y a donc rien là d’inquiétant pour qui connaît les aléas des techniques de pointe.

Nous faisons donc une approche méthodique qui nous amène à analyser les résultats des vols de chaque avion pour définir le programme du prochain vol, soit pour le même avion, soit pour l’autre, ce qui entraîne des contacts extrêmement suivis entre tous les spécialistes,

techniciens, et entre Brian Trubshaw et moi-même. Nous nous rencontrons chaque semaine et échangeons des coups de téléphone presque quotidiens. C’est ensemble que nous définissons ce programme pas à pas, ce qui explique que, si nous avons bien des prévisions, nous sommes amenés très logiquement à modifier les vols pour tirer la quintessence des informations acquises. Ceci répond à notre souci d’agir avec beaucoup de prudence. Nous savons, par exemple, que dans le programme de mise au point du B-58, deux avions ont été perdus à la suite d’exercices de panne moteurs à Mach 2 parce que les problèmes n’avaient pas été suffisamment analysés pas à pas.

Nous ne pouvons nous permettre de faire de telles impasses et je dirai même que nous devons agir avec beaucoup de prudence. Nous prenons la précaution de faire pas à pas les coupures de moteurs volontaires aux différentes plages de vol. Tenant compte par surcroît du fait qu’une panne de moteur peut entraîner un dérapage, pouvant entraîner à son tour la panne d’un deuxième réacteur, nous effectuons à priori des pannes doubles, c’est-à-dire que nous coupons en supersonique deux moteurs, d’un même côté, par exemple.
Au stade où nous en sommes, en toutes circonstances, contrôler l’attitude de l’appareil en cas de panne moteur.

Interavia – En parlant de vols hautement supersoniques, des confusions sont fréquentes dans les esprits. On confond trop souvent les performances réalisées par les appareils militaires avec celles que l’on demande à Concorde. Pouvez-vous faire quelques remarques à ce titre ?
André Turcat – Les problèmes sont très différents, en effet. Comme je l’ai dit, les tonnages ne sont pas comparables et, de ce fait, les paramètres ne le sont pas davantage.

Les temps de vols demandés en supersoniques sont très largement supérieurs à ceux couverts par les avions militaires. Je crois qu’il est intéressant de préciser dans cette optique que lorsque nous volons par exemple 1 1/4 en supersonique, nous tenons le Mach supérieur annoncé à la température associée pendant 1 heure environ et ce sont là des performances qui ne sont pas à la portée des avions militaires. Nous défrichons donc un domaine nouveau.

Enfin, l’efficacité dont dépend la rentabilité prend aussi un caractère impératif alors que pour les avions militaires, on est loin d’être aussi exigeant. On ne va pas demander, par exemple, à un avion militaire si les réacteurs consomment 1% de plus ou de moins alors que, pour nous, de tels écarts prennent une importance énorme en raison des répercussions sur la rentabilité.

Interavia – Pouvez-vous indiquer le genre de difficultés que vous rencontrez actuellement dans le cadre des essais ?.

André Turcat – Pour rester tout à fait objectif, il faut bien dire que notre progression n’a pas été tout à fait aussi rapide que nous l’espérions et ceci à pour principale raison les problèmes des rechanges et de la fiabilité du matériel, bien connus en aéronautique au stade du prototype.
De très nombreuses modifications ont été apportées, par exemple, aux boîtes noires, en cours d’expérimentation, non seulement en vol, mais même avant les vols, lors d’essais préparatoires et ceci nuit à la fiabilité même du matériel. Cela amène à procéder en rechanges nuls ou même sécants, c’est-à-dire en utilisant les pièces d’un avion pour habiller l’autre pendant le temps de modification requis.

Interavia – Compte tenu des années qui auront été nécessaires pour passer du stade de l’étude au stade de la mise en service de Concorde, ce programme a été conçu avec une optique nouvelle. Que pouvez-vous en dire ?

André Turcat – C’est vrai, dès la conception et en fonction du calendrier de l’opération, il a été tenu compte d’une évolution technique prévisible. Il est certain que tout n’a pas été défini dès l’origine et que bien des éléments de l’avion ont été amenés à maturité selon un échéancier compatible avec l’objectif visé.

Il serait trop long de passer en revue tous les aspects de ce problème, mais quelques exemples peuvent être donnés : il est possible par exemple, que les centrales anémométriques qui sont actuellement en techniques analogique, deviennent en techniques numériques.
Compte tenu des essais actuellement en cours, nous imaginons aussi des progrès possibles sur les freins apportant de gains de poids sensibles. Un gros progrès encore a été réalisé sur le pilote automatique qui, dans sa logique, ses circuits, ses boîtes de commande, bénéficiera de progrès importants en passant à la série.

A propos de pilote automatique, il est intéressant de signaler que ce matériel a été entièrement mis au point en simulateur. Nous n’avons pas eu de pilote automatique sur l’avion jusqu’au début de la IVème phase d’essais, mais la mise au point a été faite successivement par simulation du pilote automatique dans un calculateur, puis en utilisation sur simulateur d’équipements de laboratoire, puis par passage sur simulateur du pilote automatique de l’avion lui-même et toute la mise au point a été faite dans ces conditions. Ensuite, il a été installé sur le prototype. En fait, dès le premier vol où il a été mis en service, il a été utilisé non seulement pour le maintien d’assiettes, mais dans des besoins compliqués tels que le maintien d’altitude, l’acquisition d’altitude, le maintien de vitesse indiquée, y compris à travers la zone transsonique et jusqu’à l’approche couplée ILS, ceci sans le moindre réglage.

Ce progrès acquis ou à acquérir, avec le temps, est tout aussi caractéristique avec l’évolution du moteur Olympus dont les stades successifs sont bien connus.

Interavia – Ce que vous avez dit de la progression des essais doit parfois vous poser des problèmes psychologiques du fait que le programme Concorde est suivi avec attention dans le monde entier. Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

André Turcat – Je comprends très bien le souci des Services Officiels qui financent l’opération, de nos propres services commerciaux aussi, puisque le premier but de nos sociétés est de vendre des avions et non pas seulement de les faire. Je comprends donc qu’il soit très important à leurs yeux que nous atteignons tel ou tel stade. Le stade imminent passe toujours pour le plus important, alors qu’une fois franchi, un nouvel objectif tout aussi fondamental lui succède. Tout cela est logique et inévitable.

Pour nous, il y a des parties de programmes qui peuvent être prévues avec assez de précisions. En revanche, dans un stade de progression comme celui que nous avons mené en domaine supersonique, il est illusoire de fixer un calendrier.

Nous essayons de faire l’équilibre entre la nécessité de savoir où l’on va et quand on y va, et les problèmes techniques qui sont là.

Interavia – Que pensez-vous des problèmes dont on parle au sujet du programme Concorde ?

André Turcat – Contrairement à certains bruits qui circulent, et qui trop souvent sont tendancieux et sans fondements sérieux, il n’y a pas de problème piège avec la FAA ou avec les autorités de certification. Nous savons parfaitement la teneur de l’examen auquel nous avons à satisfaire et des accords ont été pris à ce titre.

Le seul réel problème est celui de l’autonomie et de la charge marchande. Considérer que Mach 2 est un but en soit serait une erreur. Il nous reste encore à faire pour atteindre les engagements que nous avons pris et que nous entendons honorer, car nous savons pouvoir trouver les solutions qui s’imposent. Pour un temps, nos vols ont été entièrement consacrés à la progression en Mach avec l’étude systématique des problèmes que j’ai évoqués, mais ne comportaient pas, à proprement parler, d’études de performances au titre des consommations. C’est le stade des essais qui suit le passage à Mach 2.

Interavia – Vous qui êtes, plus que quiconque, au coeur du programme Concorde, comment pouvez-vous résumer le point de la situation et la façon dont se présente le problème aujourd’hui ?

André Turcat – Le programme est ambitieux. Nous en avons toujours conscience. Nous défrichons un domaine nouveau que nous savions semer d’obstacles et de difficultés. Mais c’est une ambition mesurée, raisonnable, avec le niveau typique de risques qu’il est nécessaire de prendre quand on ne veut pas être vaincu ou sous-développé. Si nous nous y sommes engagés, c’est en toute connaissance de cause. Nous franchissons actuellement les étapes avec prudence, mais aussi avec une calme assurance, car nous savons, et l’expérience nous le prouve, que les difficultés ne sont pas celles pour lesquelles il n’y a pas de solution. Si vous voulez, nous faisons un parcours d’obstacles que nous voulons sans faute, mais nous ne voyons nulle part un mur se dresser pour arrêter notre progression.

Bien sûr, il peut toujours arriver qu’un problème plus grave et moins bien prévu se pose et nécessite des modifications importantes, mais je peux affirmer que jusqu’à aujourd’hui, ce cas ne s’est pas présenté et nous n’avons pas de raison de le craindre.

Je redirai une fois encore que le rythme de notre progression est dicté par la prudence, par la recherche des solutions aux problèmes dont nous avons parlé précédemment, représentant une adaptation pas à pas et qui ne nous inquiète absolument pas sur le terme de la progression. Et le domaine que nous défrichons n’est pas exploré seulement par bons successifs, mais méthodiquement et efficacement mis en culture.