Aviation Magazine – 15 au 28 Février 1971 : Concorde ! Article de Roger CABIAC

Les prototypes tiennent leurs promesses, mais la série marque le pas !

En affirmant, à plusieurs reprises, depuis plus de six années, que personne ne pouvait préjuger de l’avenir commercial de Concorde avant que l’appareil franco-britannique ait exploré la phase des essais en vol supersonique prolongé et que l’on y voie un peu plus clair dans le domaine de l’évolution des réglementations internationales en matière de bang sonique et de bruit au voisinage des aéroports notre revue s’est inscrite au nombre de celles qui ont pris les positions les plus nettes face aux problèmes posés par cet aspect nouveau du transport aérien de demain, et elle entend bien continuer dans cette voie.

Et, du fait que Concorde est entré dans la phase décisive que constitue l’évaluation réelle de ses performances, il convient donc de faire, aujourd’hui, le point de la situation de l’appareil face à son environnement.

Sur le plan des performances, les vols à Mach 2 ont commencé, depuis plusieurs semaines, et les résultats obtenus sont on le sait très bien. Supérieurs même à ceux que les plus optimistes espéraient. En effet, alors qu’on pensait généralement que les vols prolongés à Mach 2 ne pourraient intervenir qu’après une assez longue série de paliers de quelques minutes chacun, effectués à cette vitesse, les vols bisoniques d’une durée supérieure à une heure ont pu être réalisés très rapidement. Ce qui veut dire que les problèmes d’échauffement cinétique stabilisé, dans la mesure où ils se sont posés, ont été vite maîtrisés, malgré un incident récemment survenu à l’entrée d’air des réacteurs, et dont il ne faut pas exagérer l’importance.

De son côté, le dépouillement des résultats des vols bisoniques effectués par les prototypes ont largement corroboré les prévisions des techniciens ; et la transposition, actuellement en cours, de ces résultats sur les appareils de série qui, par rapport aux prototypes, comportent, on le sait, de nombreuses améliorations, en particulier dans le domaine du moteur, n’engendre pas le pessimisme. A tel enseigne qu’il n’est pas impossible que les industriels puissent, vers le début du second trimestre de la présente année, offrir aux compagnies le dossier des performances garanties tant attendues des utilisateurs.

Ces performances garanties sont, sur les lignes Paris ou Londres vers New York, Concorde doit transporter, avec les réserves de carburant nécessaires, 9 tonnes de charge marchande dés son entrée en service et 11.340 tonnes deux ans plus tard.
Si dans le domaine des performances il y a donc lieu d’être assez optimiste (encore que certains essais importants restent à effectuer), l’avenir est moins clair en ce qui concerne l’évolution des réglementations internationales en matière de bruit autour des aéroports et de bang sonique, c’est-à-dire en ce qui concerne l’utilisation des avions supersoniques.

Le niveau de bruit tolérable au voisinage des aéroports tendant à s’abaisser aux Etats-Unis, comme partout d’ailleurs, il s’agit, en effet, de savoir si, dans le cadre de la nouvelle réglementation en cours d’application progressive, Outre-Atlantique, un avion comme Concorde qui ne s’annonce pas comme un des plus silencieux au décollage et à l’atterrissage, sera ou non autorisé à utiliser les aérodromes américains. Le problème est d’autant plus préoccupant que l’application de cette nouvelle réglementation élaborée à l’échelon national américain, peut être, outre-Atlantique, aggravée par les autorités aéroportuaires locales.

Ces perspectives inquiètent d’ailleurs tous les constructeurs d’avions civils, supersoniques ou non et toutes les compagnies aériennes. Appliquée, en effet, à la lettre, la réglementation américaine rejetterait en dehors du circuit des aéroports d’outre-Atlantique des avions comme le Boeing 707 ou le Douglas DC-8 et même les Boeing 747 actuellement en service.

Des modifications apportées au Boeing 747 doivent permettre à l’appareil de satisfaire, vers la fin 1971, aux nouvelles normes de bruit.
Ainsi dans l’hypothèse ou aucune dérogation de longue durée ne pourrait intervenir, les compagnies américaines n’auraient-elles à choisir que trois solutions :

a) Utiliser au maximum les matériels actuels avec la perspective de payer des taxes amendes de plus en plus lourdes à l’administration des aéroports, qui pourraient ainsi dédommager les populations riveraines des nuisances subies (en Europe, on pense également à appliquer de telles mesures).

b) Financer les modifications nécessaires pour permettre aux avions actuellement en service de répondre aux nouvelles normes de bruit (la somme nécessaire pour modifier ainsi la totalité des avions civils actuellement en service dans le monde occidental est évaluée à 1 milliard de dollars).

c) Acheter, dès qu’ils seront disponibles, des avions nouveaux répondant aux nouvelles normes de bruit.

On peut toutefois penser que, faire face à la légitime prise en considération de la tranquillité des populations riveraines des aéroports, la puissance que représentent aux Etats-Unis notamment, les vastes intérêts des industriels de l’aéronautique et des transporteurs aériens suscitera pendant les années à venir des compromis, voire des dérogations dont pourrait bénéficier Concorde et dont aurait pu, également, profiter le SST américain si cet appareil était apparu sur les lignes quatre à cinq ans seulement après l’avion franco-britannique

On pense généralement que la mise en service du SST ne peut plus intervenir avant 1981-1985. A cette époque le problème du bruit des avions sera vraisemblablement résolu. De ce fait, les Américains peuvent être tentés de protéger leur SST en ne faisant aucun cadeau à l’avion européen dans le domaine du bruit notamment).

Autre point délicat : le problème du bang sonique et du survol des régions habitées, par des avions civils volants à des vitesses supérieures à Mach 1. Dans l’optique française au moins, les contraintes paraissent graves qu’en matière de bruit autour des aéroports. En effet, si aux Etats-Unis on a adopté le principe de l’interdiction des vols supersoniques au-dessus du territoire national, si les Britanniques estiment que le vol supersonique est intolérable au-dessus des régions à haute densité de population, en France en revanche on est plus pragmatique : on veut, en particulier, faire des expériences (notamment au printemps prochain au-dessus de certaines régions françaises) et prouver que le caractère intolérable du bang sonique est surtout dû au phénomène de focalisation (qui apparaît au moment du passage en supersonique et au cours de certaines configurations de vol comme le virage serré). Ainsi sous réserve que la transition subsonique-supersonique s’effectue au-dessus de la mer ou de zones à densité de population nulle ou faible et que l’appareil évite d’effectuer, en supersonique, des virages serrés, le vol à des vitesses supérieures à Mach 1 est possible, sans dégâts, au-dessus des continents C’est en tout cas ce que les Français veulent démontrer dans les mois qui viennent afin de présenter un dossier solide lors des prochaines conférences internationales qui aborderont le sujet.

Qu’il s’agisse, d’ailleurs, de bang sonique ou de bruit autour des aéroports, deux domaines ou les thèses américaines et européennes de l’Ouest risquent de s’affronter. Il est certain que la position que va prendre, sur ces questions, l’Union Soviétique, nouveau membre de l’OACI, sera plus qu’intéressante à observer dans la mesure où l’attitude du gouvernement de Moscou influera sur la solution de ces problèmes. Utilisant l’avantage que, sur le plan du bruit, confèrent au Tupolev Tu 144 ses turboréacteurs à double flux, l’Union Soviétique sera-t-elle en mesure de jouer seule, sa carte face aux Américains. Ou bien préférera-t-elle, pour renforcer la position européenne harmoniser ses vues avec celles des avocats de Concorde que sont les Français et les Britanniques. Aujourd’hui en tout cas l’incertitude subsiste.
Les aspects performances et nuisances du Concorde ayant été abordées dans leur contexte actuel reste le problème de la production de série de l’appareil.

La fabrication des six premiers avions de série et certains approvisionnements à long cycle pour les quatre Concorde suivants ayant été depuis longtemps lancées, la décision de procéder à la fabrication des appareils 7 à 10 aurait normalement du intervenir en décembre dernier. Or il n’en a rien été. Et cet précisément du coté du gouvernement français que sont venues les réticences. A-t-on estimé, à Paris que le retard accumulé par le SST américain justifiait que l’on ne se précipitât point. Les responsables du ministère de l’Economie et des Finances ont-ils jugé qu’il était plus sage d’attendre que les prototypes aient achevé la totalité des essais de performances. A-t-on également voulu obtenir confirmation des débouchés commerciaux de l’appareil

avant de s’engager dans la série. Sans doute ces trois facteurs ont-ils influé sur l’attitude des deux gouvernements qui, en décembre dernier, ont donc préféré différer jusqu’au printemps prochain la décision de continuer la série au-delà du sixième appareil. Soit une stagnation de quatre à cinq mois qui tant sur le plan industriel que dans le domaine, commercial, ne va pas manquer d’avoir de sérieuses répercussions.
Sur le plan industriel, il est clair que l’enchaînement des phases de développement et production qui pour tout appareil, doit s’effectuer de façon harmonieuse, ne présente pour Concorde, la cohérence souhaitable, et que le retard accumulé implique qu’à la phase obtention du certificat de navigabilité ne sera pas associé la présentation du nombre désirable d’avions en série.

Et, dans le domaine commercial, ne devient-il pas, dès lors, difficile, pour les industriels, d’accélérer les débouchés de l’avion au moment même ou le programme prend du retard

En fait, si l’on veut raisonner avec quelque logique, il serait souhaitable, au stade avancé atteint par le programme, de voir le problème d’une façon différente. Compte tenu des performances réalisées par Concorde, performances qui poussent à un optimisme non sentimental mais raisonné, la production de série jusqu’au numéro 10 inclus ne devrait pas être interrompue. En effet, si comme il est probable, la fin de la phase actuelle d’essais de performances confirme les brillants résultats à ce jour atteints l’appareil franco-britannique aura gagné son pari. Pourquoi, dès lors, pénaliser le programme de cinq mois de retard et des dépenses supplémentaires qui résulteront, nécessairement, du mauvais enchaînement des phases développement-production. Si au contraire, la fin de la phase essais de performances devait se révéler catastrophique et conduire à l’abandon du programme. Français et Britanniques, en se lançant dès aujourd’hui dans la fabrication des Concorde de série n° 7 à 10 n’auraient jamais perdu que quelques millions supplémentaires. Une goutte d’eau parmi les milliards de francs déjà investis.

A M. Jean Chamant, ministre des transports et à ses collaborateurs de prendre leurs responsabilités.