Article de Joël MESNARD (extrait)
Synthèse du transport aérien moderne
Le vol thermique
Mach 2 ? Mach 5 ? Les techniciens travaillent sur ces projets !
Le niveau actuel des techniques qui entrent en jeu lorsque doivent être considérées les lois de l’échauffement, permet des vols de quelques minutes en palier stabilisé, jusqu’à Mach 2,3 peut-être 2,5. Au-delà, seules sont ^possibles des pointes de quelques secondes, exécutées par un petit nombre de pilotes d’essais sur les avions qui constituent les sommets de notre époque en matière de vitesse, ”Griffon » par exemple, mis à part quelques cas particuliers sans doute, et dont les éléments sont tenus secrets. Quelques secondes, des courtes plongées dans un monde inconnu du vol, où les questions de température à elles seules imposeront une génération d’avions nouveaux : ceux-là qui voleront dans 10 ou 15 ans – sur les lignes.
”Mur du son », « mur de la chaleur”, ce sont des expressions imagées peut-être mais qui risquent de fausser les notions qui se rapportent au vol aux grandes vitesses une fois franchis, les avions baignent dans des conditions de vol, nouvelles peut-être, mais d’où sont exclues les difficultés majeures, celles-ci ne se situant qu’en une région unique et bien déterminée du vol, celle-là même de l’obstacle ”sonique », puis de l’obstacle « thermique”. En réalité, il s’agit de conditions permanentes de vol, dans l’un et l’autre cas et il nous semble préférable de substituer aux expressions de ”mur du son » et de « mur de la chaleur” celles de problème du vol supersonique et de problèmes du vol thermique. Nous avons bien le sentiment que ces dernières dénominations ne sont pas parfaites : simplement, pensons-nous, elles ont le mérite d’éliminer cette sorte de facilité du vol qui apparaîtrait après le franchissement des murs.
Tout le monde sait que le frottement – ici le frottement de la surface de l’avion contre les molécules d’air – produit de la chaleur. Il arrive une vitesse – vers Mach 2,5 – à partir de laquelle la température – due à la fois au frottement et à la compression – à la surface de l’avion est telle, qu’il faut, d’une façon ou d’une autre, assurer le refroidissement de cette masse – l’avion – pour de multiples raisons : tenue des matériaux, vie à bord, fonctionnement de tous les organes mécaniques, électriques, électroniques.
Et chacun de ces éléments impose ses exigences propres : l’équipage et les passagers, les limites étroites de température qui conditionnent la vie ; les structures, leur indéformabilité ; les moteurs, les commandes, les instruments, leur fonctionnement ; les liquides, les plages thermiques dans lesquelles ils conservent leurs caractéristiques. On estime que, pour l’avion supersonique de transport, la température de l’air au contact de son revêtement sera de l’ordre de 250 à 300 degrés.
On sait quel renouveau de la construction aéronautique a été apporté par la généralisation des métaux légers dans les structures et les revêtements de structures. Ils auront terminé leur carrière lorsque les quadriréacteurs actuels seront remplacés par les liners supersoniques. En effet, leurs caractéristiques mécaniques fléchissent à partir de 150°C et le fléchissement s’accroît rapidement à mesure que la température augmente.
On sait les réalisations permises par le collage (bois sur bois, bois-métal, métal-métal), par les structures composites (sandwichs, ural-klégécell des ailerons, des volets du ”Gerfaut ») : empennage en métalite, dural-balsa, du Cutlass : védal-balsa de l’aile du « Trident I”. Radômes en stratifiés de verre ; nids d’abeilles d’alliages légers. On sait que les possibilités des matières plastiques étaient considérées comme illimités. Le vol thermique remet en cause toutes ces techniques- ce qui ne signifie par leur élimination pure et simple.
On pense substituer aux métaux actuels constituant la cellule, les alliages de titane – mais des réserves sont faites quant à la durée de service qu’ils pourront rendre ; ils ne permettraient que de franchir une époque – et l’acier inoxydable. Pour le titane on peut tabler sur plus de 300 degrés ; le nimonic tient à plus de 300 degrés, les aciers en cobalt à 1100 degrés. Allons-nous vers un nouveau palier de la métallurgie ? Mais n’allons-nous par vers un âge supersonique dans certaines gammes de plastiques et pour des utilisations bien déterminées ?
Quoi qu’il en soit, donc, nécessité absolue d’étudier le comportement de l’avion en vol thermique afin d’en déduire les techniques du refroidissement. Pour cela, au-delà de toutes les méthodes expérimentales, il faut y aller voir et c’est pourquoi un avion comme le « Griffon” est fondamental. Comment fonctionne cet avion-laboratoire, son pilote – un très grand pilote !
André Turcat nous le dit :
”Nous progressons méthodiquement au cours d’une pointe à Mach. Une pointe seulement !, le temps d’y arriver, de constater que l’avion va bien et on arrête aussitôt l’accélération. Après le vol, on dépouille les enregistrements avec soin, on note les températures que l’on a obtenues et on essaye alors de retourner au même Mach en y restant cette fois trente secondes.
Trente secondes suffisent pour voir déjà l’allure de l’évolution de la température de la tôle, évolution directe d’une part et évolution sous tôle protégée d’autre part. Car une partie de l’avion est protégée contre la chaleur – par des vernis – et nous mesurons la température sous cette protection. Lorsque nous avons fait ce palier en nombre de Mach, nous savons alors que nous pouvons franchir une nouvelle étape. C’est ce que nous avons fait. Précédemment, le Mach maximum atteint était de l’ordre de M. 2,12.
Pendant le vol du 5 octobre 1959, j’ai lu sur le machmètre 2,14, ce qui, avec les retards des canalisations, correspond à un Mach dépouillé de 2,19. Nous mesurons cette température à partir de 25 points, et ceci avec, au départ, la température totale, c’est-à-dire celle d’une sonde orienté vers l’avant et, aussi, avec d’autres prises dispersées en divers points de l’avion, de la peau de l’avion, voilure, ailerons, parties protégées et pare-brise. Et comme nous arrivons aux conditions certainement proches des limites, nous surveillons cela de près. A noter que nous ne cherchons pas, d’ailleurs, à protéger l’avion, mais simplement à étudier avec lui quelques procédés. D’autant que chaque partie de l’avion pose un cas d’écoulement, donc de température, particulièrement le pare-brise. Enfin, nous ne faisons pas de séjours assez longs dans les zones thermiques pour que la température puisse intéresser gravement l’intérieur de la structure de l’appareil.
Deux processus de protection thermique sont envisagés : l’isolation et la réfrigération. A l’intérieur de ces deux processus, les techniques d’application sont diverses :
– protection par isolante : solution transitoire, l’isolation ne pourrait être parfaite et, au bout d’un certain temps, serait insuffisante. En raison des différences de dilatation, comment assurer la tenue du revêtement isolant sur le revêtement de l’avion ? De plus, le problème du refroidissement de la peau l’avion resterait entier. Le cockpit ne serait pas alimenté en air frais.
– réfrigération par cet enchaînement : prélèvement d’air sur le compresseur (cet air est chaud mais il faut un débit suffisant), refroidissement de cet air en deux opérations successives : passage dans un radiateur puis détente ;
– froid fabriqué à bord ;
– évaporation d’eau suintant à la surface de l’avion.
Pour sa part, Lockheed annonce des données expérimentales obtenues sur un élément en vraie grandeur d’une paroi de cabine ; revêtement extérieur en acier, isolation par un matelas de fibre de verre, double paroi de plastique moulé entre lesquelles circule de l’air de refroidissement ; hublots constitués chacun sur plusieurs épaisseurs de matière entre lesquelles circule de l’air. Poids de l’ensemble non prohibitif, entretien facile. Résultats annoncées : température maintenue à 20°C à l’intérieur, le revêtement d’acier étant à 260°C.
Le complexe : méthodes de fabrication-Matériaux-structures
Quant aux méthodes de fabrication, il ne semble pas que le vol supersonique sur les lignes introduise des techniques autres que celles qui sont actuellement employées pour les avions militaires opérationnels et les liners modernes. Toutefois, il est à considérer que, du fait de la répartition inégale de la température dans les structures, des contraintes peuvent apparaître qui dépasseraient les taux admissibles ; en raison de leur dimensionnement (par rapport à celui des chasseurs) les liners supersoniques ne poseront-ils pas là, un problème particulier ?
Les méthodes de fabrication ont beaucoup évolué au cours de ces dernières années ; sans doute les structures qu’elles réalisent pourront-elle toujours recevoir des perfectionnements, mais on peut déjà dire que la technique des structures a fermé le cycle ; entendons par-là que, issue à l’origine d’une conception qui demandait toute la résistance à la partie interne de la voilure et rien au revêtement, cette technique en est, dans certains cas, à l’aile réduite à son seul revêtement, lequel n’est plus formé mais taillé dans la masse au moyen d’une machine arithmétique ou analogique.
L’évolution des structures au cours des quinze dernières années s’est fait comme nous allons le voir, il s’agissait, pour les structures, d’absorber un accroissement de vitesse tel que celle-ci, dans ce laps de temps, passait du simple au double et d’avantage. Ce qui signifiait sur le plan structural – car l’épaisseur des profils diminuait corrélativement à l’accroissement de vitesse : sections devant encaisser des charges beaucoup plus élevées ; les dimensions de ces sections étaient aussi réduites que possible, de même que leur poids ; la rigidité d’ensemble devait être augmentée car on redoutait des phénomènes (flutter) qui effectivement apparurent.
Lorsque les réacteurs apportèrent leurs possibilités, on en était, pour les structures, au longeron encaissant la plus grande partie de la charge. Le dimensionnement de ce longeron, pour faire face aux nouvelles performances permises par les réacteurs, allait donc croître dans des proportions énormes et rendre impossibles les nécessaires solutions de logeabilité (atterrisseur, réservoirs) ; il fallait donc chercher d’autres formules. Car on se trouvait d’emblée exclue celle qui la première vient à l’esprit : la multiplication des raidisseurs et des éléments de liaison. Exclue pour des raisons évidentes : poids, affaiblissement provoqué par la densité des rivets ou l’altération du métal aux points de soudure, logeabilité, temps d’étude et de fabrication, impossibilité d’obtenir un fini de surface satisfaisant.
Partant de 1945, on peut distinguer ces techniques dans l’évolution des structures, techniques qui, bien entendu s’imbriquent et donc, par conséquent, il est impossible de situer le début et le terme :
– la technique des revêtements épais : les revêtements, au temps du revêtement en contreplaqué et au début de l’époque des revêtements métalliques – qui étaient minces – n’encaissaient qu’une partie de la torsion, la flexion étant tenue par le longeron ; actuellement les revêtements traités en structure-caisson, absorbent la plus grande partie de la flexion-torsion.
– la technique du collage : les colles actuelles permettent de réaliser les collages de tous les matériaux.
– La technique du fraisage : les grandes usines d’aviation possèdent des machines-outils qui taillent dans la masse le revêtement et ses raidisseurs, les panneaux de toutes sortes (aile et fuselage). La perte de matière est évidemment énorme (les huit ou neuf dixièmes), mais on gagne en précision d’usinage, en poids, en état de surface. C’est la technique des raidisseurs intégrés (par opposition à celle des raidisseurs rapportés). Variante de la structure à raidisseurs intégrés : la structure à âmes multiples. Une âme, en fait, est un raidisseur d’une importance particulière, que l’on peut tailler dans la masse comme tous les raidisseurs ; la forme extrême de cette technique est celle dans laquelle l’aile est constituée par deux panneaux, intrados et extrados, liés l’un à l’autre par leurs âmes. A l’usinage par fraiseuses géantes, il faut ajouter le fraisage par étincelage (une puissante étincelle jaillit d’une électrode en cuivre et érode le métal) et le fraisage chimique (attaque contrôlée au moyen d’un acide) :
– la technique du laminage : des laminoirs spéciaux, dont la réalisation a été demandée par l’industrie aéronautique, permettent d’obtenir des tôles d’épaisseur régulièrement variable, traitant ainsi des tôles en solide d’égale résistance, pour se référer à une technique bien connue.
A propos de ces deux dernières techniques, fraisage et laminage, un fait est à souligner en ce qu’il met parfaitement en lumière l’interférence des techniques aéronautiques. Et cet exemple est donné ici pour engager le lecteur à la transposer dans l’aviation actuelle et future ; il pourra ainsi lui-même établir des enchaînements qui lui permettront de comprendre ce qui ne lui serait pas perceptible s’il ne considérait que des faits épars.
Il y a quelques années, Lockheed diffusa des photos montrant – pour l’effet d’échelle – un homme près d’un long panneau. A cette époque, ”Wrigth » sortait son « Turbocyclone”, appelé ensuite ”Turbocompound », auquel il demandait un effet propulsif additionnel appréciable par le moyen de l’échappement, un meilleur taux de consommation ; Lockheed commençait à sortir ses Super-Constellation et Douglas, son concurrent, ses DC-7. Problème, pour les deux avionneurs : produire des appareils qui permettraient de profiter à plein des qualités de consommation du « Turbocompound” avec en vue un objectif qui allait amener le transport aérien à un nouveau palier : la traversée commerciale sans escale de l’Atlantique Nord. Pour atteindre ce but, il fallait plus fin que le Super-Constellation et que le DC-7 dans leur première version. Solution ? Aérodynamique bien sûr ; mais pas directement : en passant par l’usinage. L’un fit appel à laminage variable du revêtement, l’autre au fraisage dans la masse de ce revêtement, cette sculpture donnant brute d’usinage les raidisseurs longitudinaux. Résultats ? Dans l’un et l’autre cas une aile plus mince, à la matière mieux répartie et de plus grande envergure ; l’épaisseur relative passa de 18 à 15% ; la profondeur n’ayant pas été augmentée, l’allongement fut donc amélioré. Le rayon d’action permettait largement de traverser l’Atlantique sans escale, tant par le DC-7 C (nouvelle version du DC-7 initial) que par le nouveau Super-Constellation. Ces deux avions étaient plus chers que leurs prédécesseurs (amortissement des outillages, laminoirs et fraiseuses), mais ils permettaient des rotations de près de 10 heures par jour, pendant 15 ans et les compagnies passèrent commande.
– la technique des structures composites : la technique des structures composites – tout au moins dans ses tout premiers essais de réalisation – n’est pas nouvelle ; si j’ai bonne mémoire, le plymétal date de 1920-1923, mais il n’eut pas de suite. La structure composite se présente ainsi : un matériau léger – l’âme – pris entre deux lames résistantes, la plus grande variété de matière constituant les lames (dural, védal, stratifié de verre-résine) et les âmes (balsa, klégécell, plastiques-mousse). A noter une âme particulière : le nid d’abeilles, dont le nom est significatif et qui, collé entre deux tôles de dural constitue un matériel résistant et léger. La technique nid d’abeille a été employée pour le ”Trident » et, chez Breguet, pour le « 1100”. Le Klégécell entre dans la composition des planeurs Breguet ”Fauvette » et « Choucas”. Des revêtements composites, de compositions très diverses entrent dans la fabrication des Martin 202, Convair 340, Friendship, ”Gerfaut », « Cutlass”, etc.
– la tolérance d’usinage : celle-ci a été extrêmement réduite par la mise en œuvre des machines analogiques et arithmétiques ; le développement de cette question fait l’objet de l’un des chapitres de l’automation, étude que l’on trouvera dans cette synthèse du transport aérien moderne.
Tel est donc le complexe, méthodes de fabrication-matériaux-structures sur lequel s’est édifié le transport de notre temps. C’est de ce complexe que partira l’ère des liners supersoniques« .