Science & Vie – Hors-Série 1968 : Transport supersonique

Article de Roland de NARBONNE

Propulser un avion de transport à des vitesses supersoniques sans sacrifier les exigences économiques, tel est le problème délicat posé aux motoristes voici cinq ans. L’Olympus de Concorde est une première réponse.
Le premier vol de Concorde aura-t-il lieu en août prochain ? Seules quelques hautes personnalités de Sud-Aviation et de la British Aircraft Corporation seraient en mesure de répondre. Mais elles s’en gardent bien, afin d’éviter la déconvenue du vol manqué du 28 février. Annoncée près de deux ans à l’avance, comme devant être celle de la naissance réelle du transport supersonique, cette date a été manquée ; Concorde est demeuré ce jour-là dans son hangar, aux mains des techniciens. Ce retard a renforcé la position des détracteurs de Concorde sans pour autant décourager ses promoteurs.

Un pari hardi

La genèse de Concorde est maintenant bien connue. Il y eut d’abord, à Sud-Aviation, un projet Super Caravelle de moyen-courrier supersonique, destiné à des lignes comme Paris-Dakar. C’était en 1958 et les Américains, eux aussi, travaillent déjà, comme les Britanniques, sur divers avant-projets. L’initiative française ne fut pas tout de suite prise au sérieux. Il s’agissait en fait plus d’une intention de recherche que du lancement d’un modèle déterminé, mais l’important était l’ouverture de crédits d’Etat pour l’étude sérieuse de premier transport supersonique.
Des contacts furent noués avec les Britanniques par la force des choses, puisque l’industrie française n’était pas en mesure de fournir des réacteurs. Ils s’entendirent bientôt à la Bristol Aeroplane Company qui menait à l’époque des études sur un programme assez comparable à la ”Super Caravelle ». Si comparable même qu’une confrontation des résultats de recherches mettait en évidence une similitude spectaculaire : les deux plan trois vues d’avant-projets étaient pratiquement superposable. Techniquement, les conditions de base d’une collaboration entre Sud et Bristol – devenu depuis un élément de la British Aircraft Corporation – étaient réunies.
L’accord des gouvernements français et britannique pour le lancement en commun d’un appareil né de la synthèse des travaux menés de part et d’autre de la Manche intervint en novembre 1962. A l’époque, on prévoyait un budget de développement et de mise au point de 3 milliards de francs. On en est aujourd’hui à près de 7 milliards et bien entendu, cette escalade financière n’a pas été sans susciter de nombreuses difficultés. Que couvre ce budget ? Six cellules (deux prototypes, deux avions de présérie, deux cellules d’essais), toutes les études, les outillages, les bancs d’essais, la fabrication d’une soixantaine de réacteurs et leur mise au point au sol et en vol. A noter aussi une provision de 700 millions pour les mauvaises surprises éventuelles. Mais ne sont pas inclus les 400 millions de francs dépensés en France et en Angleterre pour la modernisation d’établissements d’Etat travaillant pour le programme, mais non en exclusivité.
Contrairement à la croyance générale, cette évolution des budgets n’est pas due à de mauvaises surprises techniques mais à l’évolution du projet de ses origines à la version de série. Evolution naturelle que connaissent tout les avions lorsqu’ils passent du stade de l’avant-projet à celui des fabrications. Au fur et à mesure que le dessin de l’avion et les désirs des utilisateurs se précisent, les principaux paramètres se modifient, d’où une réaction en chaîne : les fuselages s’allongent, les ailes s’agrandissent, avec pour corollaire un accroissement du poids total, donc de la poussée nécessaire. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’un avion commercial est, avant tout, un outil de travail : son constructeur doit en vendre le plus grand nombre possible sur la période la plus longue ; les utilisateurs doivent pouvoir l’employer économiquement pendant plusieurs années. Un avion de transport doit donc être optimisé et sortir sur le marché dans sa forme la plus favorable. Ainsi dans les limites du budget initialement fixé, le Concorde d’origine aurait pu être construit, mais sans grande chance de se vendre.
Les problèmes de Concorde ont été de deux ordres : accroître la charge marchande ; augmenter la distance franchissable. Sur ce dernier point, il ne faut pas oublier que l’exploitation de Concorde est envisagée
actuellement selon les règlements en vigueur et en fonction des procédures de circulation aériennes pratiquées aujourd’hui. Cela conduit à transporter sur l’Atlantique Nord une réserve de carburant supérieure en tonnage à la charge marchande. Une modification des exigences de sécurité découlant de progrès dans les conditions d’approche et de percée (atterrissage automatique direct, par exemple) permettrait d’améliorer considérablement les caractéristiques d’exploitation.
La coopération franco-britannique fut lancée sur un projet de 118 tonnes au décollage, capable de transporter 100 passagers, soit 9 tonnes de charge marchande, sur Paris-New York. C’était la limite permise par le réacteur Olympus tel qu’il était défini à l’époque.
Les premiers travaux de Bristol Siddeley et de la SNECMA furent cependant assez encourageants pour permettre de proposer, au prix d’une nouvelle étude partielle de certains éléments du réacteur, une poussée au décollage de 18%. Ceci permettait d’augmenter considérablement le poids total au décollage en sauvegardant les paramètres de décollage à condition d’agrandir la voilure ce qui contribuait aussi à accroître le volume de carburant. On s’apprêtait alors à attaquer la fabrication des prototypes, et les services officiels compétents décidèrent fort logiquement de tirer partie de ces nouvelles possibilités. Le poids total au décollage fut donc porté à 148 tonnes, correspondant à un tonnage de carburant de 70 tonnes au lieu de 62,5 tonnes, et à une capacité de 118 passagers, la place nécessaire aux 18 sièges étant obtenue non pas par un allongement du fuselage, mais par l’adoption d’une disposition nouvelle pour les aménagement commerciaux. Les deux prototypes en cours d’essais à Toulouse et à Filton sont conformes à cette définition.
L’évolution, pourtant, n’était pas encore à son terme. Trois facteurs devaient l’influencer : les résultats des essais de souffleries, la progression favorable des moteurs, la mise au point de pneus de conception nouvelle, permettant un poids accru sans dépasser le volume utilisable dans la soute d’escamotage. En allongeant le fuselage de 1,50 mètre à l’avant et de 0,50 mètre à l’arrière, tout en reculant la cloison étanche arrière de 3 mètres, la capacité est passée à 136 passagers pour un poids total de 159 tonnes dont 84 de carburant. Ce sont les caractéristiques des deux avions de présérie, conformes en volume au type de production.
C’est sur la série seulement qu’apparaîtront les Olympus Stade « 1”, donnant environ une bonne poussée de plus chacun au décollage. On escompte, dans ces conditions, pouvoir porter le poids total à 166,5 tonnes dont 86 tonnes de carburant. A la demande des compagnies, désireuses d’emporter plus de bagages ou de fret postal, la capacité sera ramenée à 132 sièges. D’autre part afin de garantir le potentiel de 40.000 heures de vol de la structure malgré les sollicitations imposées par le poids en charge accru, la vitesse de croisière sera sur certains parcours, limitée à Mach 2,05, soit 2200 km/h à 16.000 mètres d’altitude. Cela ne présente qu’une pénalisation inférieure à 10 minutes sur New York-Paris. Concorde aura ainsi une distance franchissable de 6.800 km avec les réserves d’usage

Évolution future

Les adversaires de Concorde ont pour argument technique favori qu’il s’agit d’un avion qui, dès sa sortie, sera pratiquement au stade ultime de son évolution du fait de limitation de vitesse découlant de la nature de sa structure. Ce raisonnement est faux à plus d’un point de vue. Le fait qu’il ait, lui aussi, une vitesse plafonnée à quelque dixième de point de Mach près, n’a pas empêché le Boeing 707 de faire la carrière que l’on sait.
Les deux plans sur lesquels un avion de transport peut évoluer sont, commercialement, sa capacité et sa distance franchissable. Dans les deux cas, le réacteur utilisé joue un grand rôle, soit que sa poussée progresse, soit que sa consommation spécifique diminue.
On croit trop souvent que l’Olympus 593 de Concorde est un vieux moteur, aux possibilités d’avenir limitées. C’est le nom qui trompe. De fait l’Olympus de base a près de 15 ans d’existence, mais le modèle mis au point pour Concorde n’a de commun avec lui que son nom. Si la conception est classique, c’est qu’elle est la seule actuellement adaptée au vol supersonique dans la gamme des poussées considérées. Mais l’Olympus 593 n’est pas pour autant un réacteur figé.
Au stade zéro, celui correspondant aux avions prototypes, la poussée au décollage sera de 15 tonnes plus 14% fourni par la tuyère à postcombustion SNECMA. Au Stade ”1″, la poussée nominale sera portée à près de 16 tonnes tandis que le taux de postcombustion sera ramené à 9%. On espère ultérieurement atteindre 19 tonnes plus 20% de réchauffe.
Ce développement de la poussée disponible au décollage devrait permettre à Concorde d’évoluer aussi. On peut, par exemple, envisager de porter la vitesse à Mach 2,2, limite prévue de la structure, à condition de la renforcer localement. On peut aussi prévoir, en modifiant les atterrisseurs, de porter le poids total à 170 tonnes, en poussant soit la capacité, soit la distance franchissable.
Il est aussi, pourtant, une autre évolution, moins évidente mais tout aussi séduisante, qui est d’ores et déjà en étude. Parmi les compagnies ayant pris des options sur Concorde, il en est plusieurs – qui ont fait par de leur intention d’employer cet avion sur des distances de l’ordre de 2000/2500 miles nautiques au lieu des 3000/3500 prévus généralement. Dans ces conditions, la capacité en carburant devient surabondante, d’où l’idée logique d’emporter plus de passagers, ce qui implique en conséquence un fuselage allongé. Techniquement, la chose est possible, et il est envisagé de porter la capacité à 170 sièges. Il reste à savoir si cet aérodynamiquement possible et si, trop long, l’avion ne deviendrait pas instable ou ne vibrerait pas. Le dépouillement des essais de vibration effectués au cours de l’été 1967 devrait permettre de savoir d’ici quelques d’ici quelques mois qu’elle longueur limite pourrait être adoptée sans inconvénient.
On peut donc prévoir pour Concorde les mêmes développements que pour tout autre avion de transport, et cela devrait contribuer à maintenir la chaîne de production en fonctionnement pendant une dizaine d’années.

Production en série

La production en série de Concorde est dès à présent décidée. Les deux gouvernements responsables ont pris les dispositions financières nécessaires. La Grande-Bretagne a même déjà annoncé qu’au cours des cinq prochaines années une somme de 100 millions de livres serait avancée à la BAC et à Bristol Siddeley pour la production de trois avions par mois sur la chaîne de Filton. De plus, le gouvernement est d’accord pour accorder sa garantie à des prêts pouvant atteindre un total de 25 millions de livres, contractés par les industriels auprès des banques. Dernier point : 30 millions de livres d’outillage et d’installations spéciales investis, ces moyens industriels étant ensuite loués aux constructeurs.
Le même effort étant prévu du côté français, la cadence de production initiale de Concorde devrait donc atteindre six unités par mois, trois à Toulouse, trois à Filton. C’est un rythme élevé compte tenu du volume de l’appareil, et les industriels vont ainsi avoir à faire face à une charge de travail importante.
Il était prévu tout d’abord une cadence très inférieure mais, compte-tenu des 74 réservations d’ores et déjà prises pour les avions de série, toute nouvelle commande aurait été reportée en livraison à la fin de 1973 ou au début de 1974. Il est évident que la date de sortie du SST (Super Sonic Transport) américain aura une influence directe sur les ventes de Concorde, bien que les deux appareils soient plus complémentaires que concurrents. Tout retard du Boeing se traduit par un élargissement du créneau dont dispose l’avion franco-britannique pour confirmer sa percée. Selon les dates prévues il y a un an, le SST devait entrer en service vers 1974. Ce qui revient à dire que Concorde n’aurait disposé d’un marché libre que pendant deux ans. Il importait, dans ce laps de temps, de pouvoir sortir le maximum d’appareils et c’est pourquoi la cadence mensuelle de six appareils a été acceptée par les autorités de tutelle. Elle devrait permettre, du fait des retards nouveaux annoncés pour le SST, de sortir plus de 150 Concorde des chaînes avant que ne vole le premier Boeing de série.
Dans ces conditions, les pronostics de Sir Georges Edwards, président de la BAC, selon lesquels 350 Concorde pourraient être vendus d’ici 1980, ne paraissent plus tellement utopiques. A Sud-Aviation, il est vrai, on est plus réservé, avançant le chiffre de 200 machines à vendre, mais rappelant aussi que pour ”Caravelle“ on espérait à l’origine placer 150 appareils ; la chaîne dépassera peut-être 270….
Peut-on imaginer que Concorde aura un concurrent autre que le Tupolev 144, forcément limité dans ses espoirs de ventes à l’exportation ? ”Caravelle“ a bien vu des concurrents redoutables révéler avec plusieurs années de décalage. Il est peu probable que le même phénomène puisse se renouveler. Les prix de mise au point des appareils modernes son en effet tels qu’ils dépassent les moyens des plus puissantes sociétés privées, ainsi que cela fut démontré récemment pour le projet Boeing. Les temps de développement sont, d’autre part, beaucoup plus longs. Tout permet donc de penser que celui qui se sera installé dans un créneau pourra y demeurer pendant longtemps.
D’autre part, plus l’optimisation des avions progresse et plus on s’aperçoit que l’on va vers une spécialisation des matériels en fonction de la distance à franchir. L’existence des avions subsoniques n’est pas à mettre en
cause, mais la thèse de la concurrence des avions Mach 2/Mach 3 a perdu beaucoup de ses arguments. En fait, l’Atlantique Nord parait être la charnière de spécialisations entre les deux vitesses : Mach 2 est à sa limite haute, Mach 3 à sa limite basse. C’est tellement vrai que, nous le verrons plus loin, les difficultés actuelles du projet américain viennent de l’impossibilité de transporter sa charge, supérieure à celle de Concorde, sur une distance plus importante. Il semble donc difficile de mettre en ligne des avions à Mach 3 sur des distances inférieures à 5000 ou 6000 kilomètres, quelle que soit la nature du terrain survolé.
Donc, peu de concurrence à craindre pour Concorde de la part du SST Boeing. Plus alarmante est la nouvelle de l’étude par la même société d’un transport volant à Mach 1,2/1,4. Sur le réseau intérieur américain principalement, Concorde risque en effet d’être limité dans son exploitation par les problèmes de bruits. Les optimistes pensent que l’on parviendra à réduire les effets de bang, mais pour l’instant aucune solution n’est en vue. Selon les estimations de Boeing, un avion volant à Mach 1,2/1,4 ne rencontrerait pas les mêmes problèmes et risquerait moins d’être pénalisé. De plus, il ferait appel à la technologie des avions classiques puisqu’il n’y aurait pas de problèmes d’échauffement et pourrait utiliser des versions adaptées des réacteurs actuels. C’est tout ce que l’on sait aujourd’hui de ce projet qui, il y a quelques années, n’aurait pas retenu l’attention car la gamme de vitesse choisie n’est pas, aérodynamiquement, la plus favorable. Le biais par lequel Boeing espère compenser ses ennuis avec le SST et sa percée manquée dans le secteur ”Airbus » est en tout cas très ingénieux.
Quelles sont les chances de lancement industriel de cet appareil ? Il est certain que Boeing devra faire quelque chose si son ”Airbus » 747-300“ n’est pas produit, et si le SST continue de prendre du retard. Car les ventes de 707 et 727 ne se poursuivront pas indéfiniment au même rythme soutenu et un problème de plus de charges va se trouver posé. La chance de Concorde est ici, aussi, d’avoir une bonne avance, mais l’arrivée sur le marché du nouveau Boeing pourrait limiter les commandes complémentaires des compagnies américaines.
Il importe aussi que la date d’homologation ne soit pas retardée au-delà de 1971. La date de délivrance du certificat de navigabilité est en effet fixée – avec les réserves d’usage – au 30 juin 1971, date qui pourrait correspondre à l’entrée en service sur les lignes. Le retard rencontré dans les essais initiaux ne devrait pas se traduire par un décalage de cette date, sous réserve qu’il n’y ait pas de mauvaise surprise en cours de route.

La mise au point du Concorde

Du premier vol – prévu initialement pour le début de mars 1968 – à la certification – programmée pour fin 1971 – les techniciens de Sud-Aviation et de la BAC devaient donc disposer de 38 mois pour mettre Concorde au point. De graves difficultés ont été rencontrées avec les réacteurs d’abord, les servocommandes ensuite. Elles sont aujourd’hui surmontées, mais de n’avoir pu aborder les essais en vol qu’avec trois mois de retard reportera le premier vol au milieu de l’été au moins.
Ce décalage n’a qu’une importance très relative dans la mesure où la date qui compte principalement sur le plan commercial est celle de l’entrée en service reconnue par l’attribution du certificat de navigabilité. Afin d’atteindre ce but – ce qui parait encore possible sans retard important – sept appareils seront utilisés : les deux prototypes, les deux avions de présérie et les trois premiers avions de série. Ils effectueront au total, selon les estimations actuelles, 4375 heures de vol, dont 4165 avant le 30 juin 1971. Les 210 heures complémentaires représentent des essais d’atterrissage automatique (150 heures) et sur terrains élevés (60 heures) qui se dérouleront après la certification.
Les deux prototypes seront utilisés principalement pour la mise au point, l’un ouvrant le domaine de vol par l’étude des problèmes, le second suivant immédiatement cette progression-de vitesse pour l’adoption des réacteurs. Les avions de présérie effectueront les essais des systèmes divers et amorceront les vols de certification (conformité aux règlements), étant relayés par les trois premiers appareils de série. Les numéros 2 et 3 passeront, au bout de deux mois, aux vols d’endurance sur lignes.
Les prototypes emporteront 12 tonnes de matériels d’essais de toutes natures, dont de nombreux enregistreurs et appareils de télémesures ainsi qu’un dispositif de télésurveillance qui permet, du sol, de suivre l’évolution de certains paramètres. Les ingénieurs ainsi en mesure d’intervenir directement si les limites admissibles risquent d’être dépassées.
L’équipage normal comprendra sept personnes : deux pilotes, un mécanicien, un navigateur et trois ingénieurs d’essais.
Un réseau spécial de stations de surveillance et d’écoute a été mis en place, compte-tenu des performances de Concorde qui l’amèneront à effectuer ses essais sur de grandes distances. Ces stations sont implantées à Marignane, Toulouse, ST Nazaire et Bristol. Elles sont reliées entre elles par des lignes téléphoniques spéciales.
En ce qui concerne les essais à grandes vitesses, notamment les vols en supersoniques prolongé, un axe Dakar-Ile de Man a été choisi qui évitera presque totalement le survol des terres. Les mesures de bruit, par contre, auront lieu dans les environs d’Istres.

Concorde sur les lignes

Dans l’attente du premier vol et du fait du retard pris par le SST américain, qui rend plus lointaine la deuxième phase de l’ère supersonique, les prises d’options pour Concorde se sont trouvées suspendues depuis près d’un an. Ce n’est pas manque d’intérêt de la part des compagnies, bien au contraire, mais on approche du moment où les nouveaux ordres ne seront plus des options mais des commandes fermes. Dans ces conditions, les transporteurs préfèrent attendre d’avoir en mains les premiers résultats de vol.
Au total 74 Concorde dont été retenus jusqu’à présent, ces options étant assorties de versement d’arrhes, de valeur variable mais toujours importante, non récupérables en cas d’annulation ultérieure à la démonstration en vol de la conformité des performances réelles avec les chiffres annoncés.
L’entrée en service devait donc se faire au milieu de l’été 1971, époque à laquelle on peut espérer que chaque chaîne produira au moins deux avions par mois. Air France, la BOAC et la Pan Am devraient donc avoir rapidement en ligne leurs six premiers avions chacune.
Selon les estimations actuelles le prix de revient de Concorde (2,5 fois le prix d’achat d’un Boeing 707-320B, soit environ 80 millions) sera plus élevé au siège-kilomètre que celui des avions actuels (0,105 F contre 0,75F pour un Boeing subsonique. Il devrait en résulter logiquement un tarif supersonique spécial, un peu comme les Trans Europe Express – 1ère classe seulement avec supplément – dans les chemins de fer.
En revanche, grâce à sa vitesse et malgré sa capacité plus réduite, Concorde aura une productivité très supérieure à celle d’un Boeing 707 : 815 millions de sièges/km par an contre 556. D’autre part, le seuil de rentabilité pourrait être raisonnablement bas : amortissement des frais d’exploitation avec seulement 30% des sièges occupés.
Mais tout ceci repose encore sur des données non vérifiées en vol. L’expérience peut modifier ces estimations, dans un sens comme dans l’autre, notamment en ce qui concerne la traînée en supersonique et la consommation des réacteurs.
Il est un point cependant qui mérite d’être mentionné : la productivité optimale de Concorde ne pourra être atteinte, du fait de ses performances, qu’en adoptant des horaires de vols qui ne seront pas forcément du goût de la clientèle. Il est bien évident que deux rotations par jour sur l’Atlantique Nord imposeront pour certains vols des heures de décollage ou d’atterrissages peu commodes.
En ce qui concerne le passager, Concorde sera un avion comme un autre. La seule différence consistera dans la longue cabine avec quatre sièges de front, plus étroite que celle d’une “Caravelle”. Mais le voyageur sera supersonique sans le savoir. Le passage de Mach 1 et l’accélération à Mach 2 ne se traduiront en effet par aucune réaction perceptible.
Décollant de Paris-Nord, Concorde passera Mach 1 en montée au bout de six minutes de vol, au-dessus de la Normandie. La vitesse de croisière de Mach 2,05 sera atteinte au bout de 27 minutes, à 15.000 mètres. Au fur et à mesure de son allègement, Concorde prendra de l’altitude ; 15.000 mètres en fin de croisière supersonique, à 5500 km du point de départ. La décélération se fera en descente vers l’aéroport d’arrivée, après un court palier faisant tomber le machmètre de 2,05 à 1,25. Atterrissage à Kennedy-Airport environ 3 heures 20 minutes après le décollage.

Le SST américain

Célébré à grand fracas par les détracteurs de Concorde comme devant démoder rapidement l’avion franco-britannique, le transport supersonique américain reste, pour l’instant, un adversaire assez théorique. Il n’y a ni dérision, ni parti-pris à constater les difficultés qu’il rencontre. En consacrant leurs efforts à un avion complémentaire de Concorde, appartenant en fait à la génération suivante, les Américains ont vu juste mais sans doute, comme les franco-britanniques dans une certaine mesure, ont-ils sous-estimé l’ampleur des problèmes qu’ils abordent. La complicité d’un avion à géométrie variable volant à Mach 2,7 est infiniment supérieure à celle de Concorde dont le meilleur atout est certainement d’être l’interprétation la plus poussée de techniques bien connues.
On oublie trop souvent que les avions militaires donnés comme bisonique n’effectuent en fait que de courtes incursions à ces vitesses. Ce fut l’un des problèmes majeurs de Concorde d’adapter cellule, réacteur et équipements à une croisière prolongée au-delà de Mach 2. Processus identique pour l’avion américain, à deux différences près : les difficultés techniques ne suivent pas linéairement la progression de la vitesse ; il y a encore très peu d’avions qui, même pendant des temps courts, volent au-delà de Mach 2.
L’ambition américaine était d’ailleurs, à l’origine, de faire un Mach 3. Ces prétentions rapidement, ont été ramenées à Mach 2,7. Choisi de préférence au projet Lockheed qui était en somme un gros Concorde, le Boeing 2707 a suivi, ce qui est naturel, une évolution très similaire à celle de l’avion franco-britannique ; ébauche d’abord à 198 tonnes en 1964, proposé l’année suivante dans certaines versions jusqu’à 280 tonnes, il dépasse aujourd’hui largement 300 tonnes. Dans le même temps, il est vrai, la capacité est passée de 227 à 350 passagers en version à haute densité mais, en revanche, la distance franchissable maximale est restée au niveau de celle de Concorde, c’est-à-dire très inférieure aux chiffres prévus par le contrat de la Federal Aviation Agency. Les coûts de développement, bien entendu, ont suivi la même évolution.

Un bon démarrage commercial

Comme pour Concorde, les prises d’options pour le SST sont actuellement Au point mort, au total 122 positions retenues. Il est peu probable que le mouvement reprenne avant que les délais de sortie soient mieux précisés. Par contre, plusieurs compagnies ont annulé leurs réservations.
On ignore encore quelle influence les difficultés techniques, auront sur les budgets de développement. Ils risquent fort peu d’être diminués, ce qui ne fera que renforcer la position d’une partie du Congrès américain, hostile au financement par l’Etat.
En effet, pour la première fois dans l’histoire de l’industrie aéronautique américaine, un projet de transport civil dépasse les possibilités des compagnies privées, même quand il s’agit de Boeing. Les chiffres précis les plus récents situaient le coût du développement à 1.144 millions de dollars, soit 5,9 milliards de francs, à dépenser en quatre ans (ce montant inférieur à celui prévu pour Concorde, ne concerne que deux prototypes). Le gouvernement prenant à sa charge 90%, le solde se répartit entre les investissements de Boeing et le versement provisionnel de un million de dollars non récupérable en cas d’abandon du projet, demandé aux transporteurs américains pour chacun des 52 appareils retenus par eux. Au-delà de ces 1.144 millions l’Etat ne participera plus aux investissements qu’à raison de 75%. Investissements remboursables d’ailleurs à partir du 300ème avion vendu et même susceptibles de rapporter 6% d’intérêt au Trésor Public – les Américains sont optimistes ! – au-delà du 500ème avion vendu !
Nous sommes encore loin du compte et, depuis l’annonce d’un retard d’un an au moins dans le lancement des fabrications des prototypes, les autorités de la FAA sont devenues aussi prudentes que Boeing. Il est, d’ailleurs, significatif que ce retard ait été annoncé d’un commun accord par le constructeur et les autorités de la FAA, ce qui donne l’ampleur réelle des problèmes rencontrés.
Il ne s’agit en fait de rien moins que d’économiser 20 tonnes sur le poids de la structure, ce qui n’est évidemment pas commode. D’après le cahier des charges, le SST doit transporter un peu plus de 26 tonnes de charge payante à Mach 2,7 au moins sur 6400 kilomètres avec les réserves réglementaires. Le poids à vide, avec tous les équipements commerciaux, doit être de 180 tonnes. Aux dernières nouvelles, Boeing n’arrivait pas au-dessous de 15 tonnes, ce qui ne permet de transporter la charge utile maximale que sur 3700 kilomètres seulement
C’est pourquoi Boeing s’est donné un an pour améliorer son devis de poids. Sans trop d’espoir sans doute puisque l’on vient, comme nous l’avons déjà signalé, d’annoncer l’étude d’un projet intermédiaire, se situant entre les subsoniques actuels et Concorde. Sans aggravation du retard, le Boeing entrera en service quatre ans au mieux après Concorde, puisqu’il ne pourra voler en prototype avant la fin de 1971.
Il semble que les principales difficultés concernent les empennages ou sont regroupées toutes les gouvernes de vol à grande vitesse. Des phénomènes d’aéroélasticité se traduisent par une déformation des empennages lorsque des forces de pilotage sont appliquées sur les surfaces. De ce faut, les gouvernes perdent de leur efficacité. Cette faiblesse de structure vient du fait qu’au lieu d’une aile monobloc comme sur Concorde, les empennages du SST sont beaucoup plus restreints dans leurs dimensions à cause de la partie à géométrie variable de l’aile. De plus, les efforts de gouvernes sont beaucoup plus grands, étant donné les dimensions et le tonnage de l’appareil.
Renforcer les empennages ne ferait qu’augmenter les problèmes de centrages déjà compliqués par l’allongement du fuselage arrière imposé par les essais de soufflerie afin d’améliorer la finesse. La solution qui consisterait simplement à porter le poids total au décollage au-delà de 305 tonnes semble en tous cas devoir être rejetée car elle compliquerait les problèmes de propulsion, de bruit et de déflagration sonique tout en augmentant de surcroit les coûts d’exploitation.

Une description provisoire

A défaut de pouvoir prédire ce que pourrait être le SST définitif, il n’est pas sans intérêt de préciser la physionomie du dernier projet connu, le Boeing 2707-200, révélé au milieu de février dernier en même temps que l’on annonçait le feu vert imminent pour la fabrication des prototypes. On estimait alors que cette phase de développement représenterait quinze millions d’heures de travail, soit trente fois plus que pour le prototype du Boeing 707 !
On sait que l’on a adopté pour SST une voilure en flèche variable dont l’avantage essentiel est de lui donner des caractéristiques de vol aux basses vitesses presque comparables à celles des subsoniques actuels, sans pénaliser le vol supersonique puisque, dans la configuration repliée, l’aile combinée aux empennages forme un delta pur.
Sur les premiers projets, les panneaux mobiles pouvaient prendre quatre positions : 20°, 30°, 42°, et 72° de flèche. Grâce à l’adjonction d’un plan-canard à l’avant, la position 20° a pu êtres supprimée, ce qui a permis une simplification, donc un allégement. Offrant une surface de 24 m2, ce plan améliore le contrôle en tangage. Chaque élément est constitué en fait de deux parties, le volet arrière étant asservi aux dispositifs hypersustentateurs. L’incidence des deux demi-plans est variable grâce à trois vérins. Ce plan-canard assure le contrôle en tangage à toutes les vitesses ainsi que l’équilibrage longitudinal, ce qui à un double effet : réduction de la traînée et augmentation de la plage de centrage.
Comme sur Concorde, on trouve à l’avant deux petites arêtes, situées ici immédiatement derrière le plan-canard, et qui régularisent aux fortes incidences l’écoulement autour de l’aile, perturbé par le sillage du nez. Deux autres arêtes plus importantes ont été ajoutées à l’arrière, sous la dérive, qui améliorent la stabilité en lacet en régime supersonique.
L’aile du Boeing SST peut pleinement tirer parti des procédés modernes d’hypersustentation grâce à sa flèche modérée. Elle comporte des becs de bord d’attaque et des volets à recul et double fente. A l’atterrissage, des destructeurs de portance (spoilers) permettent de contrôler très exactement la portance. Ce système donne à l’avion une assiette constante et permet d’avoir des accélérations positives (excès de portance), comprise entre + 0,15 g et – 0,05 g, le temps de réponse étant très court.

Possibilités commerciales

Dans son fuselage de 97 m de long, le Boeing 2707 pourra emporter normalement 292 passagers, dont une trentaine en 1ère classe. Cependant, certains aménagements permettront d’y loger jusqu’à 310 personnes. Sur les deux tiers de la longueur de la cabine, il y aura deux couloirs de circulation. Le fret sera transporté dans une soute sous le plancher de la cabine. Son volume est de 17 containers standards, soit 4 tonnes de charge.
En ce qui les performances, la vitesse parait ne pas devoir descendre en-dessous de Mach 2,7. Toute concession sur ce point rapprocherait trop l’avion de Concorde. Cette vitesse ne peut être soutenue qu’en
utilisant la postcombustion en continu, à un taux modéré (10%), ce qui a une influence certaine sur la consommation de carburant.
La Federal Aviation Agency espère que les ingénieurs de Boeing pourront parvenir au but fixé en matière de prix de revient au kilomètre, c’est-à-dire, à mi-chemin entre le Boeing 707 et le 747, soit très en-dessous de Concorde. Rien à l’heure présente, ne permet, d’affirmer que ce résultat sera effectivement atteint.
Nous l’avons dit, le projet est très court, en distance franchissable puisqu’il apparaît comme marginal pour l’Atlantique. Une élévation modérée de la température suffirait à compromettre la marge de sécurité.
Dans ces conditions, la prudence des promoteurs du SST apparaît comme parfaitement justifiée, d’autant que les transporteurs ne sont pas pressés. Ils ont déjà bien des difficultés à assurer le financement simultané de leurs flottes de ”Jumbo-Jets » et de Concorde (environ 80 millions pièce) pour voir avec sérénité le recul du SST qui, lui, reviendra à près de 200 millions.

L’effort soviétique

Faute de renseignements précis, nous ne pouvons faire ici qu’une brève mention du Tupolev 144, le Concorde soviétique. La similitude entre les deux appareils est certaine : même forme de voilure, même gamme de vitesse, même structure en alliages légers. La forme ogivale de l’aile est cependant plus accusée, ce qui a conduit à rapprocher les nacelles de réacteurs de l’axe du fuselage.
La propulsion est assurée par quatre réacteurs Kuznetzov NK-144 à double flux, de 13 tonnes de poussée chacun. Le poids maximal au décollage est donné comme devant approcher 130 tonnes.
La capacité sera réduite normalement à 100 passagers, mais atteindra 145 places en configuration à haute densité. Avec 121 passagers à bord, 87.000 litres de carburant sans réserve, la distance franchissable sera de 6.300 km à 2.400 km/h.
On ne dispose d’aucun élément de jugement quand au prix de revient, mais il convient de se rappeler qu’en URSS, où l’Aéronautique remplace les transports terrestres, cette notion est secondaire. Par contre, le Tupolev 144 trouvera au-dessus des vastes étendues d’Asie des distances propices à son exploitation, sans problème de bruit puisque ces surfaces sont le plus souvent désertes.
On se livre à bien des spéculations concernant la date du premier vol. Prévu pour 1968, il semble devoir se situer vers la fin de l’été ou au début de l’automne. Les Soviétiques ont en effet eu recours à l’industrie britannique pour certains équipements et plusieurs d’entre eux, destinés au prototype, ont été présentés au Salon de Hanovre avant expédition en URSS. Compte-tenu des délais de montage et d’essais, il ne faut pas espérer le premier vol avant le dernier trimestre.
Sur le plan commercial, il parait peu probable que le Tupolev soit un concurrent pour Concorde, les Soviétiques ne semblant pas devoir se soumettre aux essais de certification conformes aux règlements occidentaux. Plus encore que les subsoniques, les supersoniques exigeront un service après-vente ponctuel et fidèle, afin que les utilisateurs puissent tirer le meilleur rendement de ces machines onéreuses dont ils ne possèderont que peu d’exemplaires dans leurs flottes. L’URSS, jusqu’à présent, n’a pas particulièrement brillé sur ce chapitre.

Le fait supersonique

Quel bilan tirer de ce panorama des projets d’avions de transport supersoniques, D’abord que cette phase nouvelle du transport aérien est ouverte d’une manière irréversible. Les transporteurs ne peuvent que se préparer à cette étape. Ensuite, il apparaît que, d’ici dix ans, les compagnies auront devant elles un éventail largement ouvert d’avions supersoniques, des nouveaux projets Boeing Mach 1,2/1,4 au Mach 2,7 du SST en passant par les Mach 2 + de Concorde. Dès l’aube de cette ère, on se trouve donc devant une spécialisation poussée des machines en fonction de la distance franchissable.
Mais bien des inconnues subsistent aussi, notamment en ce qui concerne les coûts d’exploitation et les problèmes de bruits. Les protestations des populations limiteront-elles l’emploi des supersoniques au survol des mers ou des zones désertiques ? Ce serait, évidemment, réduire considérablement leur champ d’action. La bataille du transport supersonique est engagée, mais elle est loin d’être gagnée.