Le Nouvel Observateur – Avril 1971 : Faut-il bruler le CONCORDE ?

Article de Pierre ROUANET

Dans quelques jours doit être prise la décision de poursuivre ou non la fabrication de l’avion supersonique. Voici les données du problème.
En gros – et dans la mesure où trop de rajustements plus ou moins sincères n’ont pas déjà rendu suspectes toutes les évaluations – ont peu supposé que Français et Britanniques aurons mis douze milliards de francs lourds dans le programme ”Concorde ». Moitié moitié. Soit six milliards, côté français. Taxes comprises, cela nous fera dans les sept milliards. Pour le moment, c’est nous, contribuables, qui les avançons : les programmes précédents, « Caravelle” comprise, n’ont pas couvert, leurs frais et le constructeur, la Société Nationale Aérospatiale, n’avait pas d’anciens bénéfices à investir.

Sur les sept milliards, un peu moins de quatre sont déjà engloutis.

Une inconnue

Si on arrête le programme, ça fait quatre milliards perdus. Sans compter les frais de liquidation, qui sont énormes.
Si on continue, jusqu’à sept milliards, on aura un produit à vendre. Sans savoir qui en achètera, ni combien.

La question n’est plus de savoir si on récupèrera les sept milliards. Au point où nous en sommes, il s’agit pour l’immédiat de savoir si nous avons une chance de récupérer tout ou partie des trois milliards que nous n’avons pas encore misés. Vaut-il la peine d’esquisser la fuite en Avant ?

Calcul d’un expert gouvernemental ”Pour récupérer trois milliards, il faudrait vendre deux cents appareils ; et encore, je fais abstraction des décalages, de l’usure de la monnaie, de l’intérêt des capitaux immobilisés, etc ».

Etudes de marchés : « il y a place, dans l’économie occidentale, pour 1200 Boeing supersoniques de 300 places et pour 300 Concorde, à supposer que ces appareils puissent être exploités partout, comme les jets actuels ; si le survol des terres habitées à vitesse supersonique (bang, bang…) leur est interdit, il y aura place, sur le marché occidental, pour 600 gros Boeing et 130 Concorde”.

Cette étude prospective, faite il y a plusieurs années, est considérée comme toujours valable. Elle s’inscrit dans une optique traditionnelle, celle où les routes aériennes, les courants humains se développeront là où ils existent déjà. Elle ne tient pas compte d’une inconnue : l’avion supersonique à grand rayon d’action ne donnera-t-il pas naissance à des courants nouveaux, par-dessus des obstacles jusqu’ici infranchissable ? L’évaluation n’en tient pas compte parce que les compagnies aériennes achèteront des avions supersoniques exclusivement pour desservir des relations d’ores et déjà rentables. Le reste, seuls aux Etats eux-mêmes pourront rêver de le desservir.

Tenons-nous-en, dans un premier temps, à l’hypothèse réaliste : si Britanniques et Français écoulent 130 ”Concorde, la France à une chance de récupérer un peu moins de 2 milliards. Donc, d’un strict point de vue économique », il est probable que nous allons encore débourser 1 milliard et demi pour presque de francs lourds, non remboursables, si nous continuons. Pas beaucoup plus que ce qu’il faudrait payer comme dédit, si on arrêtait.

Deux procès

Reste alors les autres approches : le gouvernement doit maintenant décider si ce gros milliard-là vaut la peine, d’un point de vue social, d’un point de vue technique, d’un point de vue national, pour maintenir jusqu’à des jours meilleurs la capacité de l’industrie aérospatiale française, le personnel hautement spécialisé qu’elle suppose. Et aussi, et surtout, une présence française suffisamment substantielle dans la recherche, afin que la France soit encore créatrice dans le moderne de 1990.

Ce ne serait pas la première fois, loin de là, que l’Etat français consacrerait une telle proportion de ses ressources dans des dépenses non remboursables : de tels investissements sur l’avenir national ont toujours été dans sa mission ; voir l’enseignement depuis un siècle et demi ; voir la défense nationale depuis toujours.

L’ennui, dans le cas du programme ”Concorde, » c’est que la décision n’a été ni libre ni délibérée, c’est que l’appréciation a été faussée au départ. De sorte qu’il y a maintenant deux procès très différents à instruire, deux procès que mêlent, à tort, de tardifs procureurs, Antoine Pinay, Jean-Jacques-Schreiber, en brandissant une ardoise qu’ils n’effaceront plus et qui leur avait longtemps paru séduisante :

• Le procès d’avenir du « Concorde”, au point où, de toute façon, les choses sont engagées.

• Le procès de la façon dont les choses ont été engagées ; de la façon dont on a imposé une priorité en faveur d’un programme qui n’était sans doute ni économiquement le plus rentable ni le plus ouvert sur l’avenir ; de la façon dont on a barré, du même coup, les autres possibilités nationales.

Ce second procès – politique – c’est du passé. Mais ce ne serait pas du superflu. Car il resterait bon de détermiber qui, en France, a le droit et le pouvoir de forcer la main à la nation et de disposer de ses ressources limitées, et pour servir quels intérêts, à longue ou trop courte vue.
En 1962, le directeur des transports aériens, M. Pierre Moussa, inspecteur des Finances – qui a depuis quitté le service public pour prendre la tête de la Banque de Paris et des Pays-Bas – avait conclu à l’adresse du gouvernement Debré, puis du gouvernement Pompidou, que le programme ”Concorde » coûterait environ un milliard et demi. On sait ce qu’il a été. On soulignait à l’époque, que ce serait le programme totalement pacifique de construction aéronautique. On avait omis – ce qui n’est pas un bon point pour un inpescteur des Finances – le prix des tâtonnements qui, jusque-là, avait été assumé par la recherch militaire.

Le silence

Le grand cap : avril 1966. Ce mois-là commençait à Toulouse l’assemblage du prototype « Concorde 001”. On passait du bureau d’études à l’usine. Il fallait des constructions, un matériel inédit, une main-d’oeuvre spéciale. Ou bien on s’engageait dans cette dépense et dans celles qui suivraient, irréversiblement. Ou bien on arrêté, on réglait la facture des études préliminaires, avant de passer à la phase gigantesque : c’est le coup d’arrêt que le Congrès américain vient d’infliger au SST (Super Sonic Transport) dont l’étude avait été confiée aux ingénieurs de ”Boeing ».

A ce moment crucial de 1966, tous les responsables financiers et techniques, dans l’administration publique et à Sud Aviation, devaient avoir une claire vision du fntastique dérapage des coûts. Ils avaient pour cela tous les éléments du contrôle budgétaire et de la gestion prévisionnelle. Or, personne, reconnaissaient les intéressé, n’a osé dire la vérité au Général de Gaulle. Osé ou voulu. Il a fallu attendre 1968 pour que soient acheminés des chiffres dont on allait se nourrir, sitôt de Gaulle parti, le fameux rappport de « Chambrun”, tout de suite étouffé par l’U.D.R.

Mais en 1968, le point de non-retour industriel était déjà franchi depuis deux ans. Et non sans dommage. Car, en 1966, pour se lancer dans la fabrication de” Concorde », on délaissait sciemment la fabrication de « Caravelle” 12 (la grosse Julie), comme on l’appelle encore dans les bureaux toulousains où les plans étaient achevés. La vente immédiate de ce moyen-courrier européen aurait rendu bénéficiaire l’ensemble du programme ”Caravelle » et regarni le plan de charge des fabricants aéronautiques français. Le marché était ouvert : faute de « Caravelle 12”, on a laissé aux Américains, qui ont vendu aux compagnies europennes, pour les lignes européennes, leur moyent-courrier ”Boeing 727 », plus spacieux que son aînée « Caravelle”. Pour boucher ce trou, le gouvernement français pousse maintenant le programme ”Airbus », dont les chances sont moins assurées.

Un commis-voyageur

Qelle commission d’enquête parlementaire démèlera les responsabilités de 1966 ? Les conseillers techniques actuels du gouvernement – tous ont changé dans l’intervalle – parlent de l’autocensure de leurs aînés de 1966. Pareil euphémisme implique tout de même, s’agissant de serviteurs de l’Etat, une formidable accusation d’impéritie et d’incompétence. Le secteur nationalisé occupe une telle place dans le système capitaliste français que les « lobbies” les plus puissants se sont forcément privés.

Au niveau gouvernemental, en 1966, on n’était pas très chaud pour s’opposer aux actions de prestige qui semblaient avoir la faveur du Général de Gaulle. Mais il est possible également – autre point encore à éclaircir – que les ministres n’aient pas été objectivement informés de tous les éléments du choix qui s’offraient à l’industriel aéronautique. En 1967, le Premier Ministre se montrait en privé sceptique quant au marché promis à ”Concorde » et admettait qu’il avait « laissé continuer” pour des raisons qui n’étaient pas toutes de rentabilité
économique. Questionnées là-dessus – en privé, également – quelques personnalités de l’opposition répondaient quelles auraient, elle aussi, opté pour la continuation, compte tenu des données particulières de l’industrie aéronautique ; mais ces personalités-là, n’avaient pas accès aux informations gouvernementales, et ignoraient les possibiltés de la ”grosse Julie ».

Président de la République, Gerges Pompidou vient de se faire, spectaculairement, le commis-voyageur du « Concorde” : il ira de Paris à Toulouse, le 5 mai, à bord du prototype, avec un détour sur l’Atlantique pour faire ”bang-bang ». Emoi dans le service des voyages officiels : c’est la première fois qu’un chef d’Etat emprunte un « engin expérimental”. C’est la première fois, aussi, que Georges Pompidou invente un ”gadget » propre à frapper directement la sensibilité populaire. Pompidou s’envolant avec « Concorde”, c’est de Gaulle plongeant à Toulon avec le sous-marin ”Eurydice ». Mais tourné, ce coup-ci, vers l’avenir.

Le projet existait avant les élections municipales. Le Président voulait marquer l’intérêt qu’il portait au programme « Concorde”. Il a trouvé plus éloquent de confier l’appareil sa ”présidentielle personne ». Son maître de cérémonies, René Galy-Dejean, est allé demandé à Henri Ziegler, PDG de l’Aérospatiale, si pareille idée était concevable. Ziegler s’est porté fort pour la sécurité. Il se trouvait que l’avion, périodiquement démonté, modifié, serait libre et en état de vol le jour prévu. Simplement, le président sera à l’étroit entre les instruments de mesure dont la cellule est bourrée.

Un avion de » gauche”

Ziegler, de son côté, a pris langue, avec les dirigeants syndicaux toulousains : « Lui referez-vous le coup du 3 août 1970” On lui a promis que non. Le 3 août, Ziegler avait été chahuté devant le hangar de ”Concorde ». CFDT et CGT – celle-ci très majoritaire – combattaient l’offre d’un « contrat de progrès” dans l’Aérospatiale. Dans le petit ”Yalta » intérieur que fut le partage des secteurs d’influence entre communistes, socialistes et MRP, après la Libération – les P.T.T aux socialistes, Renault au MRP, etc. – les communistes ont eu, entre autres, la construction aéronautique. Ils n’aiment pas qu’on essaie de les court-circuiter et l’ont fait savoir au PDG. Mais ils sont prêts à monter, si on respecte leur apanage, qu’ils se font fort de mener ”Concorde » à bon terme. Leur rencontre avec Pompidou, le 5 mai, sur l’aire de Saint Martin du Touch, ce sera, en un sens, la continuation du face à face de « Grenelle”

”Concorde », pour milliardaires et cadres du grand capitalisme, est ainsi devenu un avion de « gauche”. La teinte de défi anti-américain, ajoute une touche sentimentale. Mais il s’agit surtout de défense des situations acquises et, dans une argumentation, la CGT fait peut entrer en ligne de compte les considérations d’avenir, telles que le profit de la recherche pour des programmes différents.

L’échauffement

Le souvenir des récentes élections municipales jouera bien sûr son rôle : au moment où la V° République vient de forcer le bastion toulousain, Pompidou ne peut pas annoncer qu’il annule un programme dans lequel Toulouse – conditionnée par un service de relations publiques d’une puissance sans précédent – place son unique espérance. Cependant, on ne doit pas prendre une vue trop mesquine du problème. De Sup’Aéro aux écoles d’apprentissage, toute une jeunesse – bientôt 8000 adolescents – est polarisée sur l’avenir de ”Concorde ». Arrêter cet élan, c’est préparer, multiplié par mille, un Decazeville qui péricliterait avant d’avoir jamais eu cnonsciende de servir.

Le coup d’éclat du Président de la République est destiné à l’étranger encore plus qu’aux Toulousains. Il s’agit de proclamer ce que les essais ont déjà prouvé : la fiabilité de « Concorde”. Les caractéristiques de l’avion répondent à ce qui était prévu. Il y fallait les vérifications de l’expérience : entre Mach 1 et Mach 2, les performances sont très faibles ; les moteurs consomment trop pour pas grand-chose ; ce passage à vide, prévu par les calculateurs, il a tout de même fallu y passer, avec des réacteurs progressivement plus puissants, en étudiant le comportement de la cellule. Celle-ci s’allonge de plusieurs centimètres pendant le vol, du fait des frictions : de là naissent d’innombrables problèmes mécaniques, puisqu’il faut trouver les astuces qui préserveront l’étanchéité de la cabine pressurisée

Aux approches à Mach 2, le rendement redevient convenable. Aux environs de Mach 2,5, l’échauffement est tel qu’il faut des matériels totalement nouveaux. Cela explique le choix de Mach 2,2 comme vitesse de croisière de ”Concorde ». Au-delà, il fallait s’aventurer dans une métallurgie révolutionnaire et retarder de plusieurs années la commercialisation. Les Américains, avec leur projet de SST de 300 places à Mach 3, acceptaient ce retard. Une place devenait libre de 1974 à 1978, pour un avion intérimaire : les fabricants de « Concorde” ont voulu la prendre.

”Concorde », en somme, c’est – quelques mois après son quasi-jumeau, le Tupolev Tu-144 – le second avion de la génération supersonique, mais c’est aussi le dernier avion de la métallurgie traditionnelle. On aperçoit déjà la fin de son service avant qu’il soit en ligne. Ce n’est pas pour enthousiasmer les compagnies de navigation, qui n’ont pas encore équilibré l’acquisation de leurs gros jets subsoniques long-courriers.


En coulisse, on cherche des biais pour contourner cet obstacle. Le gouvernement français songe à encourager – peut-être par des ristournes ou des prises de participation – l’achat d’avions par des sociétés d’investissements. Celles-ci confierait l’exploitation aux compagnies de navigation. Pour le moment, les compagnies n’ont pris que 73 options sur « Concorde”. On n’espère pas vendre davantage sur le marché traditionnel. Reste donc à imaginer des débouchés inédits.
Les options prises ne seront pas forcément levées : les compagnies peuvent toujours chicaner sur les caractéristiques promises – et en tout cas sur le prix.

Les nuisances

C’est ici que le vol de Pompidou à bord de ”Concorde » prend valeur de promotion commerciale. S’il parvient à donner pour acquise la mise en service de « Concorde” par des compagnies françaises, les compagnies américaines peuvent éprouver le besoin de suivre : si Air France mène des voyageurs à Montréal en avion supersonique, la Pan Am osera-t-elle se dispenser d’offrir la même prestation sur New York ?
Mais pourra-t-on poser à New York des appareils supersonniques ? Le Congrès américain y est opposé, même s’ils approchent à vitesse subsonique. Cette réaction de rejet s’est opérée en deux temps. Lorsque le Président Nixon a demandé des crédits pour financer la mise en chantier du SST ”Boeing 2707 », saturée de dépenses de prestige et de guerre, l’opinion publique et parlementaire américaine a voulu que la priorité soit accordée à des équipements collectifs.

Second temps : à partir du moment où l’industrie américaine se voyait refuser le supersonique, elle n’a pas voulu que d’autres le fassent. C’est alors qu’on à mis en avant la question des nuisances : pollution, bruit, etc. Or, si on pose « Concorde” loin des centres urbains, les voyageurs perdront en taxi les trois heures gagnées en avion.

Cependant ”Concorde » souffrira, pour les aéroports neworkais, d’un autre inconvénient impossible à pallier : sa petitesse. Les terrains affichent complet : on cherche donc des avions qui emportent d’un seul coup un nombre youjours plus grand de passagers. Les propagandistes de « Concorde” avaient fait valoir que, par-delà tous les sceptisismes, les avions plus rapide ont toujours déclassé les plus lents : les réacteurs ont évincé les hélices. Des avions plus rapides, mais aussi plus gros. Or, si ”Concorde » à l’atout de la vitesse, il n’a pas celui du volume.

Si on ferme

S’ils n’ont pas l’autorisation d’atterrir à New York, Français et Britanniques ne pourront pas vendre l’Atlantique en prime de « Concorde”. Les Soviètiques, eux, peuvent vendre la Sibérie à qui leur achètera le Tu-144. Aux Japonais, par exemple, en échange des autorisations d’ouvrir les lignes qu’ils sollicitent. Et si les Japonais achètent le Tupolev, ils l’exploiteront sur l’immensité du Pacifique, jusqu’aux abords des côtes californiennes. Très intéressés par le supersonique, les Japonais : ils sont loin de tout ; gagner six heures de vol sur douze, c’est plus important que trois sur six. Les Soviétiques parlent d’ouvrir une ligne Moscou-Calcutta en Tu-144. On songe au jour où l’Australie, à son tour, sera désenclavée. Ce ne sont pas là, dit-on, des regions du monde où la densité économique permette une exploitation rentable. Les marchands d’avions consrvent une vision Atlantique.

Mais si l’URSS ne cherchait pas exclusivement la rentabilité capitaliste ? Ce sont de véritables routes impériables qu’elle peut ouvrir vers les Indes, puis tout autour de la masse asiatique, canalisant précisément vers Moscou les hommes d’affaires et les hommes politiques qui ne circulent pas dans le sens des courants existants. Le bang lui-même peut devenir, au-dessus de l’Inde, ou plus loin, la prestigieuse matérialisation de la « pax soviétique”, comme les voies romaines il y a deux mille ans, ou les routes maritimes anglo-saxonnes du XIXè siècle.
Tout cela semble d’autant moins hors de portée pour les Soviétiques que leur Tu-144 sinsère dans un énorme programme de recherches et de fabrications où n’existent pas du tout les mêmes frontières que chez nous entre le civil et les militaires, entre le remboursable et les fonds perdus. Ni entre l’aéronautique et le spatial. Peut-être les Américains seront-ils aménés à reconsidérer le problème sous cet angle ; en ce cas, ils encourageront un peu ”Concorde ».

Il reste qu’aux dimensions françaises et britanniques, le programme « Concorde” est tellement démesuré qu’on peut s’interroger sur sa suite. Suite sociale et politique : il y a entre l’Aérospatiale et la SNECMA, plus de trente mille ouvriers et techniciens, spécialisés non pas dans la métallurgie, non pas dans l’aéronautique, mais dans ”Concorde ». Impossibles à reclasser sans rétrogradation. Avec des autos et mêmes des logements pour lesquels on leur a procuré des prêts spéciaux, qu’il faudra consolider, même si on ferme.
Le 22 avril, ministres britanniques et français vont se rencontrer pour décider du nombre d’appareils de présérie à mettre en fabrication : sept ou dix ? Plus on en aura, plus tôt pourrons venir les modifications, nécessaires à la commercialisation. Mais plus tôt, aussi, viendra un surcroit de dépenses, puisqu’il faudra donner une dimension nouvelle aux ateliers, engager du monde. Ce pari peut impressionner les Américains ; mais il n’est pas vital pour la suite du programme.

Les retombées

Et ses fameuses « retombées” technologiques ? Elles ne sont pas énormes, puisqu’on a préféré un certain classicisme pour ”Concorde. Elles ne sont pas égalitairement réparties entre la France et la Grande-Bretagne. Certes Français et Britanniques se partagent les frais moitié-moitié (ce qui donne lieu à d’extraordinaires marchandages de balance, mois après mois, mais ce qui peut aussi permettre au gouvernement français de se laisser un peu voler, s’il croit que c’est un moyen d’atténuer les hésitations du partenaire). Mais les Français ont 60% de la cellule, contre 40% aux Britanniques. Proportion inverse pour le moteur : là, les Britanniques ont 60% en charge. Or, les retombées des recherches sur les moteurs (à haute température et à plein régime constant) seront autrement profitables à des fabrications ultérieures que celles qui concernent les problèmes d’une cellule de l’âge intérimaire.

Cela n’empêche pas – et on voudrait que le gouvernement français ait la hardiesse de produire des chiffres sincères – que la question se trouve posée à la France de savoir si elle accepte de poursuivre les dépenses qui laissent à la prochaine génération de Français une porte ouverte sur l’avenir. Dans une voie qui n’est certes pas la plus rentable, mais dont nous avons plus le libre choix.