La coopération aéronautique franco-britannique : l’affaire « Concorde”.

Jean Touscoz *

(*) Jean Touscoz, Maître de Conférences agrégé à la Faculté de Droit et de Sciences économiques de Dijon. Auteur de : Le principe d’effectivité dans l’ordre international, Paris, L.G.D.J. 1963, de Jurisprudence française sur les aspects internationaux de l’affaire algérienne, cet Annuaire 1963, page 953 et de la notion de souveraineté effective dans la doctrine des internationalistes marxistes à la Revue algérienne de droit public, 1965 ainsi que de divers articles de droit public.

(1) Revue Générale de l’Air. 1962. N° 4, page 361 : Chronique économique (non signé).

(2) Certaines revues spécialisées en matière aéronautique ont présenté le projet ”Concorde » (Interavia, Air et Cosmos par exemple) ; la grande presse (quotidiens, hebdomadaires d’information et d’opinion) a également rendu compte de cette entreprise. Mais les problèmes juridiques n’y sont pas évoqués. Ils ne sont pas examinés non plus dans les études suivantes :

< Un événement historique de coopération européenne : l’accord franco-anglais pour la construction de l’avion de transport supersonique. Revue Générale de l’Air. 1962. précité. Lieutenant-Colonel Lapiche : ”Est-ce la fin du Concorde », Chronique aéronautique. Revue de la  Défense Nationale. Janvier 1965, page 164. Pourvourvile : « Incidences économiques du Concorde”, Recueil de Science Politique (Toulouse). Mai-Juin-Juillet 1964, p. 141. Pour rédiger la présente étude l’auteur a dû s’adresser directement à plusieurs personnalités qui ont participé à la préparation et à l’exécution des accords ”Concorde ».

La coopération aéronautique franco-britannique : l’affaire « Concorde”.

Annuaire français de droit international – Volume 11 – 1965 – Pages 174 à 192 – 10.3406/AEDI.1965.1813

Le 29 novembre 1962 les gouvernements français et britannique concluaient à Londres un accord tendant à la réalisation en commun d’un avion de transport civil supersonique, baptisé ”Concorde ». Ce traité qui a été présenté comme ”le plus important de l’histoire aéronautique » (1) ne semble pas avoir jusqu’ici retenu l’attention des juristes ou des spécialistes des relations internationales (2). Il présente pourtant d’intéressantes particularités qui méritent quelques commentaires.

Dès avant 1959 les spécialistes de l’aéronautique ont aperçu l’intérêt que pourrait présenter la réalisation d’un avion de transport commercial supersonique. Le trafic aérien croît régulièrement et rapidement. Tandis que 100 milliards de passagers-kilomètre étaient enregistrés en 1962, 222 milliards sont prévus en 1970. Les vols longs courriers à moyenne distance (de 1500 à 4500 kms), et à longue distance (plus de 6000 kms qui correspondent à la traversée de l’Atlantique nord) se développent considérablement. Sur de pareilles distances l’utilisation d’appareils supersoniques permettrait un gain de temps appréciable et pourrait donc être commercialement rentable. Compte tenu des progrès réalisés notamment dans la construction des avions militaires, un tel projet ne soulèverait pas de difficultés techniques insurmontables pour des vitesses inférieures à Mach 3 (3).

(3) Techniquement un problème difficile se pose lorsque la vitesse d’un appareil dépasse Mach 1. La résistance de l’air s’accroît en effet brusquement au moment du franchissement du « mur du son” ; aux vitesses supersoniques l’accroissement de la résistance de l’air est proportionnelle au carré de l’augmentation de vitesse : il n’existe pas à proprement parler, contrairement à l’expression couramment employée, de ”mur de la chaleur » ; néanmoins lorsque la vitesse atteint Mach 3, réchauffement dû aux frottements devient tellement considérable que des solutions techniques profondément nouvelles doivent être apportées aux problèmes habituels de l’aéronautique (résistance des matériaux à la chaleur, isolement thermique de la cellule et des réservoirs de carburants, etc.).

Aussi l’avion civil supersonique allait-il faire l’objet de nombreuses études prospectives techniques et commerciales dans les pays industriellement avancés susceptibles de le réaliser.

En 1959 les constructeurs américains avaient déjà entrepris l’étude de plusieurs projets très ambitieux : leur attention s’était principalement portée sur un avion devant voler à Mach 3, susceptible de transporter 250 personnes, qui serait soit un dérivé du B-70, bombardier d’essai qui n’a d’ailleurs donné aucune satisfaction à ses constructeurs, soit un avion à géométrie variable. Mais les problèmes techniques et financiers que soulèvent de tels projets (le coût du prototype est de l’ordre de cent millions de dollars) paraissaient si considérables que les diverses firmes intéressées — Boeing et Lockheed pour les cellules, General Electric et Pratt et Whitney pour les moteurs notamment — hésitaient à s’engager. Même au pays de la libre entreprise une semblable réalisation ne peut être accomplie qu’avec l’aide financière de l’Etat : des tractations furent engagées avec le gouvernement de Washington soulevant bien des controverses et retardant la réalisation du projet (4). Certains préconisaient d’ailleurs la construction d’un avion volant moins vite (à Mach 2,7 ou 2,8) pour limiter le coût du projet. En toute hypothèse, quelle que soit la solution retenue, trois traits semblaient caractériser les projets américains en 1959 : l’avion à l’étude était un très long courrier, très puissant et très rapide; les délais prévus pour sa réalisation étaient très longs, la date de mise en service la plus proche étant 1975 ; l’industrie américaine compte tenu de sa haute spécialisation dans les domaines aéronautique et spatial, ne rencontrerait aucune difficulté technique dans la réalisation du projet.

(4) Le gouvernement américain a accepté de financer le projet d’avion supersonique à concurrence de 75% mais les sociétés privées constructrices demandent une subvention de 90%, qui ne leur a pas encore été accordée. Il convient de remarquer que la société Convair avait proposé la construction d’un appareil tout à fait comparable à « Concorde” ; les ingénieurs de cette société regrettent actuellement que leur projet ait été écarté et considèrent que la construction de Concorde prouve qu’ils avaient raison.

Ces données devaient inciter les constructeurs européens à s’intéresser activement à un projet d’avion civil supersonique plus léger, susceptible d’être mis en service avant l’éventuel concurrent américain. Mais l’industrie aéronautique est très inégalement développée en Europe : les Italiens n’ont jamais atteint dans ce domaine les techniques les plus avancées; la construction aéronautique allemande a périclité depuis la seconde guerre mondiale (5) ; la France présente dans ce domaine de remarquables réalisations (la Caravelle notamment est un avion civil très réussi) ; mais si ses constructeurs ont atteint des résultats appréciables dans le domaine des cellules, ils ne sont pas très avancés sur le plan des réacteurs de forte puissance; les industries britanniques ont en revanche fortement avancé les études d’un turboréacteur très moderne, l’Olympus, permettant à un avion de transport d’atteindre des vitesses supersoniques. Les industries aéronautiques française et britannique sont donc les plus avancées en Europe et elles sont complémentaires quant aux domaines de leur spécialisation. Isolément elles n’ont aucune possibilité de conserver une position concurrentielle en face des puissants constructeurs américains; associées, réunissant leurs efforts, elles peuvent espérer éviter l’établissement d’une totale suprématie américaine dans le domaine aéronautique (6)

(5) On peut signaler pourtant l’existence d’un programme d’avion cargo militaire franco-allemand, le Transall dont les prototypes ont déjà été essayés.

(6) Les industries aéronautiques française et britannique n’ont pas la même structure juridique mais ce sont des entreprises nationales largement financées et contrôlées par les gouvernements.

Les industries aéronautiques française et britannique ont d’ailleurs entretenu depuis la dernière guerre mondiale, d’étroites relations de collaboration, tant en ce qui concerne les cellules ou les moteurs que les missiles spatiaux ou les équipements (7).

(7) Les accords les plus importants sont les suivants : Sud-Aviation participe à la fabrication des empennages des quadrimoteurs long-courriers VC 10 et Super VC 10; la S.F.E.R.M.A. et Breguet ont des accords avec Short Brothers pour le turbo-skyvan et le Breguet 94 ; Dassault et Matra participent avec Short Brothers au développement des missiles Amaris ; Nord-Aviation a conclu avec la British Aircraft Corporation un accord général de coopération technique et industrielle ; Matra étudie en commun avec Hawker Siddeley Dynamics l’engin tactique air-sol S-37; Ratier-Figeac et Hawker Siddeley Dynamics sont associés pour la fabrication des hélices ; enfin la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ont prévu le développement à frais communs du réacteur de sustentation Rolls-Royce RB 162, destiné aux avions à décollage vertical, et le démarrage du programme de la fusée Europa destinée à lancer les satellites Cecles-Eldo. (Le Monde, 28 octobre 1964, p. 3). Dans le domaine militaire on peut noter un projet d’avion de patrouille navale et surtout le projet de missile Air-sol (AS-37) qui doit équiper les bombardiers supersoniques. D’une façon plus générale les pays européens semblent avoir pris conscience de la nécessité où ils se trouvent d’unir leurs efforts dans de nombreux domaines scientifiques pour éviter d’être trop largement dépassés par les Etats-Unis et l’U.R.S.S.; ainsi s’explique la création de nombreuses organisations européennes de coopération scientifique telles que l’agence européenne pour l’énergie atomique, Eurochemic, les réacteurs Halden et Dragon, l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), l’Organisation européenne de recherches spatiales (CERS), le Centre européen pour la mise au point et la construction de lanceurs d’engins spatiaux (CECLES) etc.. Cf. Organisations Scientifiques Internationales. OCDE. 1964.

Les Britanniques prirent conscience les premiers de cette situation et proposèrent dès 1959 au gouvernement français la construction en commun d’un avion supersonique long courrier. La réponse française fut d’abord réservée en raison de l’ampleur du projet et de ses implications financières interdisant une décision trop rapide. Mais l’idée devait très vite susciter l’enthousiasme des milieux intéressés; une étude de marché devait révéler que 35 à 40% des kilomètres-passagers des compagnies françaises pourraient être avantageusement assurés par un avion de transport supersonique moyen courrier.

A l’initiative du Secrétariat à l’Aviation civile et commerciale trois avant-projets furent mis à l’étude par les trois grandes entreprises françaises : l’avant-projet présenté par Sud-Aviation fut retenu en raison de ses avantages techniques (8).

(8) Le projet de la société Marcel Dassault était trop marqué par la spécialisation de cette firme dans la fabrication des avions militaires et celui de Nord-Aviation, qui prévoyait un avion volant à Mach 3, parut trop ambitieux.

Mais seule une coopération franco-britannique semblait permettre la réalisation de ce projet dans les délais imposés par la concurrence américaine. Le 21 novembre 1961 le gouvernement français adoptait le projet qui lui était présenté et décidait d’entreprendre avec le gouvernement britannique les négociations nécessaires pour la réalisation en commun de cet avion. La réalisation de Concorde présentait plusieurs avantages : sur le plan économique, une pareille entreprise allait permettre de remplir les carnets de commande des industries aéronautiques française et britannique qui traversaient une période difficile; sur le plan technique ”Concorde » allait donner naissance à un processus de stimulation dans des domaines de haute technicité et pourrait servir d’aiguillon aux industries métallurgiques et électroniques. Enfin, et ce dernier argument était décisif, « Concorde”, premier avion de transport civil supersonique, en contribuant à émanciper les industries aéronautiques française et britannique de la tutelle américaine, constituerait une grande réalisation de prestige (9).

(9) H ne semble pas que le projet ”Concorde » présente directement un intérêt militaire : un tel avion constitue en effet une cible trop facile pour être utilisé à des fins stratégiques. Cependant les progrès techniques réalisés grâce à « Concorde” pourront à l’évidence bénéficier à l’aviation militaire.

C’est surtout pour ce motif et aussi parce que le projet serait réalisé principalement sur des fonds publics que l’affaire ”Concorde » a revêtu dès l’origine les caractères d’une entreprise politique, d’une affaire d’Etat. Les entreprises intéressées des deux pays engagèrent dans ces conditions de longs pourparlers qui aboutirent à des conventions entre firmes; en fin, le 29 novembre 1962, M. Geoffroy de Courcel, ambassadeur de France à Londres et Sir Julian Amery, Ministre de l’aviation dans le gouvernement Home signaient à Londres un accord officiel marquant le point de départ de la construction franco-britannique du « Concorde” (10).

(10) Voir le texte de l’accord en annexe.

Il est frappant de constater que la conclusion de cet accord qui a été entourée d’une grande publicité dans la presse, à la radiotélévision, a été accompagnée d’un grand secret : les informations divulguées sur les conditions de négociation, les implications financières et économiques de l’accord ont été très sommaires. Les articles de la grande presse se sont limités à indiquer les caractéristiques de l’avion et à mettre l’accent sur le caractère prestigieux du projet sans fournir une présentation complète des éléments techniques, juridiques et commerciaux du traité, qui sont demeurés secrets.

Ainsi — et cette remarque a peut-être un caractère général — la diplomatie secrète s’accommode-t-elle très bien d’une grande publicité. Les prototypes de ”Concorde » devaient prendre l’air en 1966 et l’avion devait être livré aux compagnies aériennes en 1970. Le coût d’un appareil était évalué à 10 millions de dollars, soit environ 5,5 millions de francs; le coût global de l’opération jusqu’à la mise en service de l’appareil était estimé hors taxe pour la France et la Grande-Bretagne à 1865 millions de francs. « Concorde”, tel qu’il était prévu au moment de ces accords, devait être un avion volant à Mach 2,2, — ce qui permet un vol Paris-New York en 3 heures 5 minutes, — doté d’une voilure « delta” dite ”aile gothique » maintenant célèbre; sa longueur était de 56 mètres; il pouvait emporter 9,4 tonnes de lest, soit 96 à 100 passagers suivant les aménagements.

La conclusion de l’accord franco-britannique devait susciter de multiples réactions dans les pays étrangers. Les Etats-Unis semblent avoir orienté leurs projets vers la génération d’avions supersoniques qui succédera à ”Concorde » ; ils ont abandonné le projet d’avion volant à Mach 3 et ont décidé la construction d’un avion moins rapide (Mach 2,6 ou 2,7) le « supersonique transport” (SST). Mais très vite plusieurs compagnies de transport aérien américaines ont passé des commandes d’avions « Concorde” (11).

(11) Pan American Airways en a commandé (6), Continental Air Lines (3) et American Air Lines (4). Le 27 octobre 1964, 47 options avaient déjà été prises sur l’avion ”Concorde » par des compagnies françaises et étrangères.

La presse soviétique exprima son intérêt pour ce projet. Certains pays européens (les membres du Marché Commun notamment) devaient regretter que « Concorde” ne soit pas une entreprise européenne.

Mais l’attention du juriste est moins sensible aux dimensions diplomatiques et commerciales de ”l’affaire Concorde » qu’aux problèmes posés par le contenu et l’exécution des accords eux-mêmes.

— LES SOURCES DE LA COOPERATION

L’accord franco-britannique pour la construction de l’avion ”Concorde » établit entre les industries aéronautiques des deux pays des liens très étroits. Il s’agit véritablement d’une entreprise commune dont la mise en œuvre soulève plusieurs problèmes juridiques.

  1. — Analyse

La coopération franco-britannique pour la construction du « Concorde” repose sur deux séries de documents : des accords conclus entre les entre prises intéressées d’une part (accord du 25 octobre 1962 entre la société Sud Aviation et la société British Aircraft Corporation (BAC), accord du 28 novembre 1961 entre la société Bristol Siddeley et la société Nationale d’Etudes et de Construction de Moteurs d’Aviation (SNECMA), et accords complémentaires conclus en 1964), et des conventions intergouvernementales conclues le 29 novembre 1962 qui se composent d’un traité, enregistré au Secrétariat général des Nations Unies (dénommé ci-dessous « l’accord”) et d’annexés intitulées ”arrangements techniques ». Le seul document publié est le traité lui-même, d’une remarquable concision; les arrangements techniques ne peuvent être analysés qu’à l’aide de sources indirectes, les instructions officielles interdisant leur divulgation publique.

1°) « L’accord”.

L’article premier pose le principe d’un partage égal entre les deux pays sur la base d’une égale responsabilité pour le projet pris dans son ensemble, du travail, des dépenses engagées par les deux gouvernements, et du produit des ventes. Il précise que cette égalité doit être respectée à toutes les phases de la réalisation, y compris au moment de la production.

L’expression « le projet pris dans son ensemble” répétée aux paragraphes 1 et 2 de cet article, mérite d’être soulignée : elle indique dès l’abord qu’aucune spécialisation n’est prévue, pour chacun des partenaires, dans la réalisation du projet. Les deux pays sont associés indivisiblement à l’ensemble de la réalisation.

Le deuxième paragraphe contient une disposition ambiguë, dont l’application a soulevé certaines controverses; le texte prescrit en effet que le principe du partage égal, posé au premier paragraphe, sera respecté aussi rigoureusement que possible (shall be observed as strictly as possible). Cette expression est susceptible de deux interprétations; selon le point de vue français, il s’agit d’évaluer les dépenses effectuées dans chaque pays, aussi précisément que le permettent les techniques comptables en vigueur; c’est-à-dire avec une certaine marge d’incertitude puisque toutes les opérations consacrées à la réalisation du ”Concorde » ne sont pas individualisées dans les comptes des entreprises intéressées. Pour les Britanniques au contraire le paragraphe 2 de l’article premier implique qu’un effort soit accompli pour chiffrer avec la plus grande précision possible les dépenses effectuées dans chaque pays, quitte à tenir dans ce but une comptabilité spéciale. Cette divergence d’interprétation, due à l’imprécision du texte de l’accord, soulève de nombreuses difficultés : comment les dépenses doivent-elles être comptabilisées ? Comment tenir compte d’une éventuelle dévaluation de la monnaie d’un des contractants ?

Comment prendre en considération, pour évaluer les dépenses respectives, les différences de rentabilité existant dans certains domaines entre les entre prises des deux pays ? La mise en œuvre de l’accord aurait sans doute été facilitée par la rédaction d’un texte plus développé et plus précis.

Le troisième paragraphe de l’article premier pose un problème juridique qui a suscité certaines difficultés d’interprétation : ce texte dispose que le partage sera établi d’après les dépenses, calculées hors taxes à définir par accord entre les deux gouvernements, correspondant aux travaux effectués dans chaque pays. Le calcul des dépenses hors taxes n’est pas le même dans les deux pays : la T.V.A. qui existe en France n’a pas son homologue en Grande-Bretagne. La définition même des taxes prête à controverse ; ce problème, classique en droit financier se pose ici avec acuité; les diverses prestations sociales en particulier doivent- elles être assimilées à des taxes ? Toutes ces questions font l’objet de discussions continues au sein des comités paritaires chargés de l’application de l’accord.

L’article 2 fait référence aux conventions conclues par les sociétés intéressées des deux pays avant la signature de l’accord intergouvernemental. Selon ces conventions Sud-Aviation et BAC construiront respectivement 60% et 40% des éléments de la cellule; pour les propulseurs la proportion est inverse : Bristol Siddeley prend en charge 60% du programme et SNECMA 40% (12).

(12) Sud-Aviation est responsable de la réalisation de la section centrale du fuselage, de la voilure et du puits du train d’atterrissage. BAC construit les parties avant et arrière du fuselage, l’empennage, les nacelles et les entrées d’air des réacteurs. Bristol Siddeley est chargé de la mise au point et de la fabrication de la partie principale du réacteur, tandis que la SNECMA a la responsabilité du développement du canal arrière comprenant également le système de postcombustion, les tuyères, le silencieux et l’inverseur de poussée.

L’article 2 dispose que les conventions conclues entre sociétés sont approuvées par les gouvernements signataires de l’accord, sauf en ce qui pourrait être contraire aux dispositions qui font l’objet d’accord à l’échelon des gouvernements. Cette dernière clause vise non seulement l’accord lui même, mais également les annexes techniques qui le complètent. Il semble qu’en pratique elle n’ait pas été invoquée, les accords entre sociétés ayant été conclus sous le contrôle des gouvernements des deux pays. La portée juridique de  l’approbation dont il est fait état paraît incertaine; ce terme peut signifier que les conventions entre sociétés revêtent désormais la nature juridique d’accords intergouvernementaux ; mais cette interprétation doit, semble-t-il, être écartée, l’approbation n’est pas une substitution. L’approbation ne se limite pas non plus à une simple clause de non-incompatibilité ; elle a une portée plus grande que la stipulation de non-contradiction prévue d’ailleurs explicitement dans la proposition suivante de l’article 2.

Cette approbation est semble-t-il la consécration internationale des agréments donnés par chacun des gouvernements en cause aux accords conclus par les sociétés nationales intéressées; c’est un acte de tutelle administrative interne, exprimé ici dans un accord international en raison de la nature internationale des conventions qui font l’objet de l’approbation; par cette approbation chaque gouvernement reconnaît la validité interne des accords intervenus entre sociétés et s’engage vis-à-vis de l’autre partie à ne pas les remettre en cause; cette approbation confère en quelque sorte aux conventions internationales privées, conclues par les entreprises, le caractère de conventions internationales publiques (13).

(13) La violation d’une convention ainsi approuvée pourrait-elle être invoquée devant la Cour Internationale de Justice ? Il est difficile de répondre avec certitude à cette question, il semble cependant que la thèse de la compétence de la Cour pourrait être soutenue avec de fortes chances de succès.

L’article 3 précise dans son premier alinéa que le projet comporte la réalisation de deux types d’avions : un long courrier et un moyen courrier. L’article 6 dispose que tous les efforts doivent être faits pour que le programme soit réalisé… avec une égale diligence pour chacune des deux versions. Ces clauses sont le résultat de laborieuses négociations ; les Britanniques projetaient initialement la construction d’un long-courrier ; les Français estimaient que le « Concorde”, pour être rentable, devait être aussi un avion moyen-courrier. Il fut en définitive décidé de poursuivre simultanément la réalisation des deux types d’avion ; c’est pourquoi l’accord précise que les projets doivent être réalisés avec la même diligence.

Le deuxième paragraphe de l’article 3 est important, car il constitue une victoire des négociateurs français; l’avance de Bristol Siddeley sur la SNECMA dans le domaine des réacteurs à forte puissance est en effet indéniable; or l’accord prévoit expressément que le turboréacteur qui équipera le ”Concorde » est réalisé en commun par les deux sociétés; ce texte est d’un laconisme qui peut paraître excessif; mais il implique à l’évidence que les deux entreprises échangeront sans condition (autre que l’égalité des charges) toutes leurs techniques et tous leurs moyens de production pour la réalisation commune ; l’industrie aéronautique française obtient ainsi l’occasion de bénéficier de l’avance technique britannique dans le domaine de la propulsion supersonique.

Enfin les articles 4 et 5 disposent brièvement qu’une organisation intégrée de chacune des industries nationales sera mise en place pour réaliser l’opération, et que un ”Comité permanent de fonctionnaires » des deux pays surveille le déroulement de l’opération, rend compte aux gouvernements et leur propose les mesures adéquates pour assurer l’exécution du programme.

Nous préciserons plus loin la portée de ces dispositions qui sont caractérisées, comme l’accord tout entier, par un extrême laconisme.

2°) Les arrangements techniques.

Cette partie de la convention n’étant pas publiée ne peut être analysée avec précision. Indiquons simplement que l’accord est complété par 6 annexes d’importance inégale au point de vue juridique.

La première contient la définition technique des avions dont la réalisation fait l’objet de l’accord. La deuxième détermine les modalités de l’organisation intégrée des industries nationales intéressées prévue à l’article 4 de l’accord. Deux comités de directeurs responsables de la conduite de l’ensemble du programme sur le plan industriel, sont établis, l’un pour la cellule et l’autre pour le moteur. Ces comités sont composés à parité de représentant des industries française et britannique ; les fonctions de Président et de Vice-Président sont alternativement dévolues à la France et à la Grande-Bretagne pour des périodes de deux ans. Un effort est accompli pour utiliser au maximum les structures de commandement existant dans les entreprises françaises et britanniques. Chaque pays doit assembler un prototype et un appareil de présérie (14), la fabrication des pièces pour la construction des prototypes est répartie entre les deux pays sans duplication ; par contre l’assemblage général, les essais en vol et de réception, s’effectueront en double chaîne dans chaque pays ; il en sera de même ultérieurement pour les fabrications de série. Les comités de directeurs tiennent en principe des réunions trimestrielles. Leur activité est contrôlée et coordonnée par le comité de fonctionnaires prévu à l’article 4 de l’accord et dont l’annexe 3 indique la composition ; ce comité comprend un président et un vice-président (alternativement français et britannique, et renouvelés tous les ans) et six membres.

La composition de ce comité n’a pratiquement pas varié depuis la conclusion de l’accord : une remarquable continuité a pu être ainsi réalisée dans la mise en œuvre de la coopération.

L’annexe 4 fournit le programme de l’opération, avec un calendrier précis.

L’annexe 5 contient un plan de financement avec un échéancier des engagements.

Enfin l’annexe 6 précise les conditions de partage du travail et des compétences ; elle prévoit que des ajustements de détail peuvent être réalisés sur proposition du comité des fonctionnaires (de tels ajustements mineurs ont été réalisés en pratique pour la construction de la cellule). L’application de ces textes a posé un grand nombre de problèmes juridiques qu’il convient d’évoquer maintenant brièvement.

(14) L’avion défini en premier lieu est le long-courrier et les deux prototypes préfigurent cette version.

  1. — Problèmes juridiques

Ces problèmes concernent la mise en œuvre de la coopération, la révision éventuelle de l’accord et la réalisation du projet.

1°) Mise en œuvre de la coopération.

La composition du comité de fonctionnaires prévue par les arrangements techniques a donné en pratique satisfaction; il s’agit d’une structure administrative légère; les membres du comité continuent à exercer leurs fonctions administratives normales dans leurs administrations d’origine; le comité n’est doté d’aucun service administratif permanent. Le projet « Concorde” n’a donc pas suscité la naissance de structures administratives importantes, institutionnalisées (contrairement aux conventions d’Eurocontrol ou d’ELDO par exemple). Les négociateurs ont voulu éviter de créer une administration « ad hoc” qui risquerait de faire double emploi avec les administrations existantes. Ainsi l’établissement d’une coopération directe mais informelle entre les représentants des administrations intéressées des deux pays a-t-il été grandement facilité. La composition du comité de fonctionnaires a cependant en pratique soulevé une difficulté : la délégation britannique, contrairement à la délégation française, ne comporte pas en effet de représentant du ministre des finances; il en est résulté bien souvent du côté britannique des difficultés administratives, le ministre des finances ayant tendance à émettre des réserves sur certaines de ses suggestions. La coopération n’en a pas été facilitée (14 bis).

(14 bis) Le ministère des Finances britannique est actuellement représenté dans la délégation d’Outre-Manche.

Malgré sa souplesse structurelle et le petit nombre de ses membres, le comité de fonctionnaires est un organisme trop solennel et trop haut placé pour pouvoir assurer en permanence le contrôle de la coopération. Aussi deux autres types d’organismes, non prévus dans la convention, ont-ils été mis en place : un sous-comité technique et administratif (TASC) composé de fonctionnaires d’un rang moins élevé, se réunit très fréquemment et as sure la gestion permanente de la collaboration ; — il renvoi au comité de fonctionnaires les questions importantes ou controversées ; — d’autre part, des sous-groupes techniques, spécialisés, ont été mis en place pour préparer les dossiers soumis au comité (par exemple le sous-groupe de la navigabilité).

Si on prend en considération l’existence à côté de cette collaboration officielle, d’étroites relations établies entre les industries des deux pays, on mesure l’ampleur de la coopération internationale à laquelle le projet ”Concorde » a donné naissance : un réseau dense et complexe de relations entre les administrations et les entreprises aéronautiques des deux pays s’est établi, permettant la mise en œuvre d’une réalisation commune.

2°) Révision de l’accord.

L’accord et les annexes ne contiennent aucune clause relative à une éventuelle révision des conventions (si on excepte la disposition précitée de l’annexe 6 qui permet des ajustements de détail). Aucune possibilité de dénonciation unilatérale n’est prévue. Aucun système de sanction ou de contrôle juridictionnel n’est mis en place.

3°) Réalisation du projet.

Nous ne pouvons qu’évoquer ici les nombreux problèmes juridiques que posera la réalisation du projet : des négociations sont d’ailleurs actuellement en cours pour donner à ces problèmes des solutions satisfaisantes.

Tout d’abord l’avion « Concorde”, en raison de ses particularités techniques, pose des problèmes nouveaux dans le domaine de la navigabilité et de la sécurité; les règlements internationaux actuellement en vigueur dans le cadre de l’OACI ne lui sont pas directement applicables. Il convient donc d’obtenir une adaptation de ces règlements. Les négociations préparatoires sont déjà entreprises : elles devront aboutir à une profonde révision des règlements de l’OACI (15).

(15) Sur le plan européen l’entrée en service d’avions civils supersoniques justifiera le rôle et la mission d’Air-Union et d’Eurocontrol et entraînera peut-être une adaptation de ces organismes.

D’autre part, les avions ”Concorde » seront, après leur fabrication, la propriété commune des deux gouvernements; quelles seront alors les conditions de leur immatriculation ? Sur cette question également des négociations ont été ouvertes. Enfin de nombreux problèmes devront être résolus conventionnellement, concernant en particulier les brevets déposés en cours de réalisation, l’assurance des prototypes et des appareils, etc. Des conventions ont déjà été conclues sur certaines de ces questions par les entreprises intéressées; elles comportent une clause d’arbitrage par la Chambre de commerce de Lausanne.

La collaboration franco-britannique pour la construction du « Concorde” est donc à la fois très intime et assez empirique; elle n’est pas fixée dans un cadre juridique très strict. Aussi la crise qui a affecté cette coopération en 1964 s’est-elle développée dans un contexte essentiellement politique et a été résolue sans faire appel à des arguments juridiques. Elle mérite pourtant de retenir l’attention en raison des particularités de la tension internationale qu’elle a suscitée.

  1. — LA CRISE DE LA COOPERATION

Le changement de gouvernement survenu en Grande-Bretagne en octobre 1964 devait être accompagné d’une remise en question de nombreuses décisions politiques prises, notamment dans le domaine international par le gouvernement conservateur; l’un des premiers actes de M. Wilson est d’annoncer un réexamen urgent du projet ”Concorde ». Mais cette grave menace de rupture devait bientôt tourner court; un jeu complexe d’influences diverses devait conduire au dénouement de la crise; la coopération franco-britannique ne fit en définitive l’objet d’aucune limitation.

  1. — Le déroulement de la crise

Le 26 octobre 1964 le nouveau gouvernement travailliste procède à la publication d’un Livre Blanc sur la situation économique en Grande-Bretagne; ce texte recommandait la réduction des dépenses de prestige (telles que le missile AS-37, le tunnel sous la Manche, et la fusée ”Blue Streak » affectée au programme spatial européen) et précisait que le gouvernement français avait été informé du désir britannique de voir réexaminer d’urgence le projet

Concorde. Simultanément M. Harold Wilson adressait à ce sujet une note à M. Georges Pompidou. Les motifs de cette décision semblent avoir été principalement d’ordre économique et financier. Certains milieux ont soutenu que la proposition de révision de l’accord « Concorde” était une riposte à l’opposition française à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun ; d’autres ont affirmé que cette rupture permettait au gouvernement travailliste de donner des gages aux Etats-Unis, dont il attendait l’aide financière, en sacrifiant un projet impopulaire Outre-Atlantique. Mais les véritables motifs de la décision semblent avoir été d’ordre financier : le gouvernement britannique, entreprenant une politique d’austérité, semble avoir été sensible aux arguments des adversaires du ”Concorde », qui niaient la rentabilité du projet. En réalité le projet « Concorde”, dont la rentabilité est incertaine, constitue une très lourde charge financière pour les gouvernements. De plus les estimations initiales de dépense avaient été considérablement sous-évaluées. Les calculs de prix de revient n’avaient pas été effectués avec une rigueur suffisante. Au cours de l’année 1964 certaines modifications techniques avaient été apportées d’un commun accord au projet initial pour améliorer la version long-courrier de l’appareil (16).

(16) La nouvelle version de l’appareil supporte une charge marchande maximum de 11.800 kg, soit 118 passagers (au lieu de 9070 kg et 100 passagers pour la version initiale).

En conséquence le coût du projet initialement évalué à 1,86 milliards de francs, se trouvait officiellement porté, en mai 1964, après accord des deux gouvernements, à un chiffre voisin du double du chiffre initial (17),

(17) Le 17 janvier 1964 la Commission britannique des finances avait émis des doutes sur la rentabilité du projet. Le 10 juillet 1964, M. Julian Amery critiquait, dans une intervention aux Communes, cette augmentation considérable du coût du projet. En France 125 millions de francs d’autorisation de programme ont été consacrés au projet Concorde dans le Budget 1962, 170 millions pour 1963, 126 pour 1964 et 330 pour 1965. Cf. notamment J.O. Débats A.N. Vendredi 1er novembre 1963 (1ère séance du jeudi) : Rapport Anthonioz (rapporteur spécial de la commission des finances, de l’économie générale et du plan) et déclaration de M. Marc Jacquet.

Aussi le 28 octobre 1964, M. Roy Jenkins, Ministre britannique de l’aviation se rendait à Paris pour faire valoir les arguments britanniques auprès de M. Jacquet, Ministre français des travaux publics et des transports, et de MM. Messmer (Ministre des armées) et Palewski (Ministre chargé de la recherche scientifique) (18).

(18) Cette attitude du gouvernement britannique fait apparaître l’ironie des propos du porte-parole de la commission parlementaire de contrôle des dépenses qui déclarait à la Chambre des Communes en décembre 1963 : Aucune disposition n’est prise au sujet de l’abandon du projet par l’un ou l’autre des signataires… il est clair que si le gouvernement français, pour une raison ou une autre, abandonnait le projet, toute la contribution financière britannique aurait été dépensée en pure perte.

La réunion périodique du comité des Directeurs qui devait se tenir le 29 octobre fut ajournée sine die à la requête du gouvernement français. Si les travaux continuaient dans les entreprises, la coopération officielle était donc suspendue.

Le 7 novembre 1964 le Premier Ministre britannique adressait une nouvelle lettre à son homologue français pour lui demander une révision de l’accord.

Le 13 novembre le Conseil des Ministres français se réunissait pour examiner les propositions britanniques; une réponse était alors officiellement adressée au gouvernement britannique.

Le 4 décembre de nouvelles propositions britanniques étaient adressées à M. Couve de Murville par Sir Pierson Dixon, Ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris.

Le contenu de toutes ces communications n’a pas été rendu public (19).

(19) Le 28 octobre 1964, M. Hubert Germain, député UNR déposait à l’Assemblée Nationale une question orale avec débats sur la crise du projet ”Concorde”.

L’opinion publique, alertée par la presse qui a consacré de multiples informations à « l’affaire Concorde” n’a pu suivre le déroulement des pour parlers officiels. De nombreux commentaires, reposant sur des sources plus ou moins sérieusement contrôlées, ont été avancés (20).

(20) Certains journalistes n’ont pas hésité à donner à la crise de la coopération franco-britannique une allure dramatique. Jean Ferniot (l’Express, 2 novembre 1964) écrivait par exemple ”L’abandon ou la modification du projet envisagé par les Anglais peut mettre en cause l’avenir de l’Europe, les relations de l’Europe avec les Etats-Unis, le destin du Général de Gaulle et subsidiairement l’existence de l’industrie aéronautique… L’affaire du ”Concorde » est, d’ores et déjà, plus explosive que la bombe chinoise ».

Il est certain en tout cas que le 7 janvier 1965 après une réunion interministérielle, le gouvernement britannique revenant sur sa première position, affirmait son intention de poursuivre la réalisation du projet Concorde au moins jusqu’à la fabrication des prototypes, mais se réservait de ne pas entreprendre la fabrication en série de l’avion (21).

(21) Le 13 janvier, la réunion périodique du Comité des Directeurs se tenait régulièrement.

Le 21 janvier un message de M. Wilson dont le contenu n’a pas été divulgué était remis à M. Pompidou.

Enfin le 22 janvier, à l’issue du Conseil des Ministres français M. Marc Jacquet, faisait une courte communication indiquant que la Grande-Bretagne était disposée à réaliser le projet aux conditions initialement prévues. Cette déclaration était confirmée le même jour par M. Jenkins qui, dans un discours aux Communes, exposait l’intention du gouvernement britannique de pour suivre la construction du Concorde.

En raison du secret qui a entouré les diverses phases de la crise, il est difficile d’expliquer totalement le revirement du gouvernement britannique. Quelques lumières peuvent cependant être fournies sur les conditions dans lesquelles, s’est opéré le dénouement de la crise.

B — Le dénouement de la crise

Le changement de position du Gouvernement britannique est dû, semble-t-il, à l’attitude adoptée par le gouvernement français au moment des menaces de rupture et par les pressions qui ont été exercées sur le gouvernement travailliste.

1°) Le Gouvernement britannique n’a jamais envisagé de rompre unilatéralement la coopération : il souhaitait entreprendre des négociations pour réviser les conventions de coopération. Le contenu exact des propositions britanniques n’a pas été révélé mais nous connaissons la méthode qu’il voulait adopter: selon la propre expression de M. Jenkins, il s’agissait de mettre le ballon dans le camp français en suscitant des contrepropositions françaises.

La riposte du Gouvernement français fut habile: les Britanniques ne pouvant invoquer aucun argument juridique pour obtenir la révision de l’accord, les Français «ne touchèrent pas au ballon», refusant d’engager une négociation (22).

(22) Pour ne pas se laisser entraîner dans une voie qui ne serait pas sans rappeler les cheminements tortueux de la négociation sur l’entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, selon une formule de Jean-François Simon (Le Monde, 31 octobre 1964).

Cette attitude (décidée semble-t-il à l’Elysée) obligeait les Britanniques à rompre unilatéralement l’accord, ce qui aurait constitué une violation évidente de leurs obligations, susceptible d’être sanctionnée par la Cour Internationale de Justice, ou à l’appliquer sans modification. Une rupture aurait sans doute occasionné un grave préjudice à l’industrie aéronautique française ; la France n’aurait pas pu poursuivre seule la réalisation du projet ; en tout cas la réalisation du programme par la France seule priverait le projet de son intérêt principal : son avance de plusieurs années sur l’avion de transport supersonique américain (23).

(23) Selon certaines informations divulguées par la presse, le Gouvernement français aurait officieusement recherché d’autres partenaires (Américains, Allemands ou Soviétiques) au moment de la menace de rupture. Des propositions officieuses auraient émané des Etats-Unis pour créer un consortium international dont les Etats-Unis auraient fait partie (New-York Times 13 novembre 1964). Selon le Daily Mail le Gouvernement français aurait également proposé au Gouvernement britannique de lui consentir un prêt à long terme pour suivre l’entreprise commune (information reproduite par Le Monde, 16 novembre 1964). La seule déclaration officielle et publique du gouvernement français pendant la crise a été faite par M. Pompidou, invité par l’Association des journalistes parlementaires, le 5 novembre ; le Premier Ministre français regrettait une attitude qui, dans un des secteurs industriels les plus importants, un secteur de pointe, semble marquer une certaine démission de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis… S’il se révélait exact que cet abandon n’est pas sans rapport avec l’attitude américaine elle-même, une déclaration aux Etats-Unis ayant suivi immédiatement la prise de position britannique pour dire que les Américains étaient prêts à avancer leurs propres réalisations, alors ce serait un signe de démission européenne que nous considérerions comme extrêmement grave… Nous chercherions alors d’autres concours… .

Mais réciproquement l’abandon du projet aurait eu pour les Britanniques de graves conséquences. Une rupture unilatérale des accords aurait porté un grave préjudice moral à leur pays et justifié tous les doutes et toutes les méfiances quant au désir réel de coopération de la Grande-Bretagne avec ses voisins européens. Et de plus, en cas de rupture de l’accord, la totalité des perfectionnements apportés au Bristol Olympus et le Bristol Olympus lui-même dans son état actuel seraient devenus la propriété de la SNECMA (23 bis).

(23 bis) II est d’ailleurs peu probable, pour des raisons techniques, que la SNECMA aurait pu utiliser pratiquement les découvertes britanniques.

Mais si le refus du Gouvernement français a finalement provoqué un revirement du Gouvernement britannique, c’est parce que celui-ci a fait l’objet, à la fin de l’année 1964, de pressions qui se sont révélées déterminantes.

2°) Les Syndicats des industries aéronautiques française et britannique se sont en effet concertés et sont intervenus efficacement auprès du gouvernement britannique pour éviter la rupture de la coopération. L’abandon du projet « Concorde” aurait en effet entraîné des conséquences importantes sur les conditions d’emploi et le niveau de vie des travailleurs des industries aéronautiques en France comme en Angleterre. L’interruption de la construction de « Concorde” aurait eu pour effet de priver totalement de travail quelque 4000 techniciens anglais affectés aux études, moteurs, équipements et cellules; à plus ou moins long terme cet abandon aurait entraîné dans les plans de charge de l’industrie britannique la mise en chômage de quelque 60.000 ouvriers. Les conséquences auraient été à peine moins graves pour l’industrie française : certes l’industrie aéronautique en France n’emploie que 80.000 personnes (pour 220.000 en Grande-Bretagne) mais les industriels français comptaient sur la réalisation du Concorde pour pallier les déficiences de leur plan de charge dans les dix ans à venir, lorsqu’en particulier les ventes de ”Caravelle » se tariront définitivement (24).

(24) Le journal de Force Ouvrière publiait le 4 novembre 1964 l’information suivante : Sur le plan social une décision négative se traduirait dans l’immédiat par la débauche 1800 personnes à Sud-Aviation et 4000 techniciens anglais. A terme les employés de la BAC et leurs 23.000 collègues de Sud-Aviation sont menacés. Les 22.000 travailleurs de l’aéronautique française, soit un million de consommateurs supporteraient le contrecoup de l’opération.

Les syndicats des travailleurs de l’industrie aéronautique ne pouvaient être insensibles à une pareille menace. Leur réaction fut extrêmement rapide ; dès le 27 octobre (le lendemain de la publication du Livre Blanc britannique) les Fédérations Force Ouvrière de la métallurgie et des transports rendaient public le texte d’un télégramme qu’elles adressaient aux Trade Unions, ainsi conçu : Les Fédérations ne peuvent imaginer qu’il soit possible de revenir sur le projet « Concorde” ; le plus dramatique resterait, en cas d’abandon du projet, les lourdes conséquences sociales résultant de la perte de leur emploi par les meilleurs techniciens et ouvriers de l’aéronautique, la région de Toulouse étant particulièrement touchée. Le même télégramme était envoyé à M. Franck Cousins, Ministre britannique de la technologie (25).

(25) Simultanément le Maire et le Préfet de Toulouse rendaient publiques des déclarations dans lesquelles ils exprimaient leurs inquiétudes devant les désastreuses conséquences économiques et sociales que l’abandon du projet Concorde entraînerait dans la région Midi-Pyrénées.

Le Secrétaire général de la Fédération CGT de la métallurgie intervenait dans le même sens. Un échange de correspondance était alors engagé entre les syndicats français et leurs homologues britanniques. Le 25 novembre 1964 une délégation de syndicalistes britanniques rencontrait à Paris des représentants de FO, CFDT, CGT et CGC. Il semble que les délégués des Trade Unions aient proposé de poursuivre la réalisation du projet jusqu’à la construction des prototypes, en réservant la possibilité de ne pas procéder à la fabrication de série (26).

(26) Cette position sera reprise le 7 janvier par le gouvernement britannique.

Mais le 7 décembre une nouvelle réunion des quatre organisations syndicales françaises et de trois organisations britanniques se déroulait à Londres; le 8 décembre un communiqué commun était publié exprimant l’accord des syndicats pour que le projet soit poursuivi sans aucune révision des conventions initiales; les syndicats faisaient connaître leur intention de faire pression, sur leurs gouvernements en ce sens.

A la même époque, une délégation de deux membres de la SFIO (27) se rendait à Londres pour s’entretenir du projet Concorde avec la direction du parti travailliste; la conclusion de ces conversations n’a pas été rendue publique.

(27) Messieurs Eugène Montel, Président du Conseil Général de Haute-Garonne et René Schmitt, membre du Comité Directeur.

Il est difficile de mesurer avec certitude la part qui revient à l’intervention des syndicats dans le changement d’attitude du gouvernement britannique, mais leur influence a sans aucun doute été importante si ce n’est, déterminante.

La décision du Gouvernement Travailliste de remettre en cause le projet ”Concorde » a vraisemblablement été hâtive et mal éclairée; le Gouvernement de M. Wilson devait être de ce fait sensible aux pressions exercées sur lui. Une équipe travailliste est sans doute particulièrement perméable à l’influence des « Trade Unions”. Celle-ci a d’ailleurs revêtu un caractère remarquable : les syndicats qui sont intervenus dans l’affaire Concorde étaient uniquement représentatifs des techniciens associés à la réalisation du projet; les syndicats d’ouvriers ne sont pas intervenus directement. Les arguments invoqués pour amener une modification de la décision du gouvernement étaient non seulement d’ordre économique ou social, mais aussi d’ordre technique : l’intérêt du projet pour le développement de l’industrie aéronautique, les probabilités de réussite technique ont été démontrées. Il ne paraît donc pas excessif d’affirmer que le projet ”Concorde » a été sauvé par les hommes qui sont chargés de le réaliser.

Cette émergence des syndicats à la vie internationale, leur rôle comme groupe de pression international présente un grand intérêt pour la science des relations internationales. Ce phénomène n’est d’ailleurs pas nouveau et a déjà fait l’objet de nombreuses études (28).

(28) Cf. notamment J. Meynaud. Les groupes de pressions internationaux. Etudes de Science Politique. 3. Lausanne, 1961.

Mais il se présente ici dans des conditions particulières : les syndicats ne sont pas intervenus dans l’ordre international pour soutenir, sur le plan général, l’idéologie qui est la leur. Dans l’affaire ”Concorde », les syndicats sont intervenus sur un plan technique; ce sont des techniciens, de nationalité différente, mais habitués depuis plusieurs années à unir leurs efforts pour réaliser une entreprise internationale commune, qui sont intervenus pour en permettre la réussite. Ainsi la coopération internationale établit-elle des liens réels, vécus à d’autres niveaux que celui des gouvernements, et peut-elle entraîner dans certains cas, une redistribution du pouvoir de décision international, qui ne peut être exercé discrétionnairement par les organes étatiques (29).

(29) Le 22 janvier 1965, après la solution de la crise, un communiqué commun des syndicats français et britanniques intéressés au projet « Concorde” affirmait que les contacts syndicaux doivent être poursuivis et développés. Le 31 juin 1965, syndicalistes français et britanniques réunis à Toulouse se prononçaient pour le développement de la coopération aéronautique entre les deux pays. (Le Monde, 1er juillet 1965).

L’avenir du ”Concorde » demeure encore incertain. La rentabilité de l’entreprise n’est pas assurée. Mais comment calculer cette rentabilité, alors que le projet « Concorde” n’est pas seulement une entreprise commerciale, mais aussi l’expression d’une volonté politique : maintenir la qualité et le prestige de l’industrie aéronautique franco-britannique (29 bis).

(29 bis) La rentabilité de l’appareil durant son existence, au cours de son utilisation par une compagnie aérienne, n’est pas douteuse.

Si les critiques demeurent vives et nombreuses contre le ”Concorde », la coopération franco-britannique dans le domaine aéronautique est sortie renforcée de la crise de ce projet : un appareil supersonique à ailes variables fait actuellement l’objet d’études conjointes dans les deux pays et en mai 1965 la France et la Grande-Bretagne ont conclu un accord pour étudier et construire en commun un avion école et d’appui tactique (ECAT) (30). Ces conventions sont du même type que l’accord « Concorde”.

(30) Cf. Compte rendu du Conseil des Ministres français du 18 mai; un Comité Directeur paritaire est placé à la tête de chaque programme, comme dans le projet ”Concorde » : il comprendra 4 représentants par pays, les chefs de chaque délégation exerçant alternativement tous les six mois la présidence du Comité. Le travail et les responsabilités sont partagés par moitié entre firmes françaises et anglaises, sans aucune prééminence, sous la direction et le contrôle des gouvernements.

Ainsi un champ nouveau et fertile s’ouvre-t-il à la coopération entre pays européens. Accord pour la construction d’un avion de transport civil supersonique.

Accord pour la construction d’un avion de transport civil supersonique signé à Londres le 29 novembre 1962. (31)

Le gouvernement de la République Française et le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, ayant décidé de construire en commun un avion de transport civil supersonique, sont convenus des dispositions suivantes :

Article 1″

(1) Le principe de la collaboration est le partage égal entre les deux pays, sur la base d’une égale responsabilité pour le projet pris dans son ensemble, du travail, des dépenses engagées par les deux gouvernements, et du produit des ventes.

(2) Ce principe, qui sera respecté aussi rigoureusement que possible, s’applique, dans la phase du développement comme dans la phase de la production (y compris les rechanges), au projet pris dans son ensemble (cellule, moteur, systèmes et équipements) .

(3) Le partage sera établi d’après les dépenses, calculées hors taxes à définir par accord entre les deux gouvernements, correspondant aux travaux effectués dans chaque pays. La date du point de départ de ces dépenses est celle du présent accord.

Article 2

Les gouvernements ayant pris connaissance de l’accord passé le 25 octobre 1962 entre la société Sud-Aviation et la société British Aircraft Corporation (BAC) d’une part, et l’accord passé le 28 novembre 1961 entre la société Bristol Siddeley et la Société Nationale d’Etudes et de Construction de Moteurs d’Aviation (SNECMA) d’autre part, les approuvent, sauf en ce qui pourrait être contraire aux dispositions qui font l’objet d’accord à l’échelon des gouvernements.

Article 3

(1) La proposition technique, qui sert de base à la réalisation commune de Sud-Aviation et de B.A.C., comporte une version « moyen-courrier » et une version « long-courrier » de l’avion.

(2) Le turbo-réacteur Bristol-Siddeley-SNECMA. BS/593/3 est réalisé en commun pour équiper l’avion, par Bristol Siddeley du côté britannique et par SNECMA du côté français.

Article 4

Pour réaliser l’opération, une organisation intégrée de chacune des deux industries nationales (cellules et moteurs) est mise en place.

(30) Cf. Compte rendu du Conseil des Ministres français du 18 mai; un Comité Directeur paritaire est placé à la tête de chaque programme, comme dans le projet « Concorde” : il comprendra 4 représentants par pays, les chefs de chaque délégation exerçant alternativement tous les six mois la présidence du Comité. Le travail et les responsabilités sont partagés par moitié entre firmes françaises et anglaises, sans aucune prééminence, sous la direction et le contrôle des gouvernements.

(31) Enregistré par le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord au Secrétariat de l’Organisation des Nations Unies, le 20 février 1963 et publié au Recueil des traités sous le N° 6534 (Volume 453, p. 325).

Article 5

Un Comité permanent de fonctionnaires des deux pays surveille le déroulement de l’opération, rend compte aux gouvernements et leur propose les mesures adéquates pour assurer l’exécution du programme.

Article 6

Tous les efforts doivent être faits pour que ce programme soit réalisé, tant pour la cellule que pour le turbo réacteur, avec une égale diligence pour la version ”moyen-courrier » et pour la version « long-courrier”. Il appartient aux deux organisations intégrées des deux industries nationales de faire des propositions détaillées pour l’exécution du programme.

 

Article 7

Le présent accord prend effet à compter du jour de sa signature.

En foi de quoi les soussignés, dûment accrédités par leurs gouvernements respectifs ont signé le présent accord.

Fait en double exemplaire à Londres, le 29 novembre 1962, en langue française et en langue anglaise, les deux textes faisant également foi.

 

Pour le Gouvernement de la                                                   Pour le Gouvernement du Royaume-Uni

République Française                                                    de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord

Geoffroy de Courcel                                                              Julian Amery et Peter Thomas