INTERAVIA – Mars 1964 : Les constructeurs de l’avion Concorde parlent de leur projet

Il serait bien difficile d’indiquer avec précision à quelle date ont commencé en Europe les études sur le transport commercial supersonique. On peut évidemment considérer l’accord franco-anglais sur le Concorde, signé en novembre 1962, comme un point de départ mais, en fait, aussi bien en France qu’en Grande-Bretagne, les travaux préliminaires avaient débuté bien plus tôt.

On trouvera dans les trois articles qui suivent quelques indications sur les conceptions qui ont été à l’origine des spécifications retenues pour le Concorde. Les deux articles présentés sous les signatures respectives de M. Paul Satre et du Dr. A. E. Russell sont en réalité des extraits de conférences faites par ces deux auteurs à Londres le 4 octobre 1963, à l’occasion des assemblées générales de l’AICMA et d’Eurospace. Le troisième article est un condensé d’une communication faite au symposium de l’IFALPA sur le transport supersonique qui s’est tenu à Londres le 12 novembre 1963.

Dans l’état actuel des choses, il est trop tôt pour indiquer avec précision les dimensions de l’appareil. Au cours d’une conférence tenue à Derby le 4 novembre 1963, le Dr. S. G. Hooker, directeur technique de Bristol Siddeley Engines, a déclaré que le poids maximum du Concorde avait été augmenté depuis l’annonce du chiffre initial de 118.000 kilos mais qu’il se situait encore au-dessous des 141.000 kilos du projet Boeing 707-436. Cette révélation peut avoir été à l’origine des informations parues dans une certaine presse britannique non technique et qui laisse entendre que le programme « Concorde risquait d’être prochainement abandonné.

L’observateur objectif notera avec intérêt les efforts déployés par certains milieux en Grande-Bretagne pour minimiser les réalisations de l’industrie nationale. Cette attitude pleine de défaitisme semble même avoir quelque peu influencé le comité parlementaire chargé de contrôler les engagements de dépenses ; celui-ci n’a-t-il pas dit en effet du projet « Concorde qu’il constituait le programme civil le plus coûteux qui ait jamais été entrepris en Grande-Bretagne et n’a-t-il pas insisté sur les lourdes charges financières qu’aurait à supporter le pays dans le cas où la France dénoncerait l’accord signé en novembre 1962. Cette éventualité ne reposant sur aucune base précise, une telle allégation semble n’être ni plus ni moins qu’une insulte à l’adresse du partenaire français.

Ce programme international représente la plus grande compétition dans laquelle se soient jamais engagées les industries aéronautiques de France et de Grande-Bretagne. Les dépenses occasionnées, les efforts déployés, les difficultés rencontrées sont énormes, mais tel est le prix de l’enjeu. Il n’est pas un seul avion au monde qui ait pris l’air sans qu’au préalable une foule de problèmes aient dû être résolus, et ce n’est certainement pas le transport supersonique qui échappera à cette règle.

Si, à chaque fois qu’une modification de détail est rendue nécessaire à mesure qu’avance la construction du Concorde, les détracteurs du projet saisissent l’occasion pour justifier l’abandon du programme, un temps très précieux risque d’être perdu. Abandonner le projet, ce serait admettre que l’industrie aéronautique européenne a pratiquement cessé d’exister.

La conception aérodynamique – Par Paul Satre, Directeur technique de Sud Aviation.

La conception aérodynamique générale de Concorde vise à atteindre les principaux objectifs suivants :

  • Adaptation à la croisière supersonique.
  • Bonnes performances pour les différents domaines d’adaptation.
  • Qualités de vol excellentes.
  • Simplicité maximum.
  • Aile pouvant contenir le volume de carburant nécessaire

La recherche de bonnes performances en dehors du domaine proprement supersonique d’adaptation est justifiée par la nécessité d’obtenir pour cet appareil une souplesse opérationnelle aussi grande que possible. Il faut garantir un décollage et un atterrissage faciles, il est souhaitable d’avoir une grande latitude dans le choix des lois de montée et de descente. En outre, il faut réduire les conséquences d’une panne de moteur, obligeant le pilote à terminer le vol en subsonique, et enfin, en réduisant les réserves, il faut diminuer leur influence sur le coût d’exploitation.

Le vol supersonique nous a conduits à ajouter des dispositifs de stabilisation, mais la recherche de bonnes qualités de vol doit faciliter la mise au point des systèmes de commandes de vol et garantir en cas de panne des dispositifs auxiliaires de stabilisation, l’avion restera parfaitement contrôlable. On n’a pas cherché à utiliser ces dispositifs pour faire admettre des qualités de vol médiocres.

Figure 1 : Plan trois-vues du Concorde. Aux dernières nouvelles, l’appareil aurait une envergure de 23,77 mètres et une longueur de 54,92 mètres.

 

Choix du nombre de Mach

Il était nécessaire de choisir un nombre de Mach supérieur à l’intervalle 0,9 à 1,2 domaine où ne se sont pratiquement pas arrêtés les avions militaires, à cause des fréquentes inversions de commande. Nous avions tous les avantages à aller directement à des nombres de Mach de 2 à 2,2. En ce qui concerne l’aérodynamique et en particulier la consommation kilométrique, il y a peu d’intérêt à voler à un nombre de Mach très supérieur à 2,2.

Comme le montre la Figure 2, au-delà de cette valeur, le rendement global (propulsif et aérodynamique) augmente peu avec le nombre de Mach.

Si l’on veut prendre le critère du coût d’exploitation, un nombre de Mach de 3 à 3,5 donnerait théoriquement un gain, mais il faut tenir compte de la complication de la structure et des systèmes, du coût du carburant, etc. A Mach 2,2 et en parlant d’une aile delta, des variations relativement importantes de la voilure sont possibles sans altérer sensiblement la finesse de croisière.

L’étude détaillée des performances et des qualités de vol montrent que le choix de Mach 2,2 conduit à un bon compromis entre l’aérodynamique à basse vitesse et l’aérodynamique au régime supersonique d’adaptation. Enfin, les études des matériaux viennent confirmer le choix du nombre de Mach retenu. En effet la température de paroi croit rapidement avec M2 comme le montre la Figure 3. Jusqu’à des nombres de Mach de l’ordre de 2,2 les problèmes liés aux matériaux de la structure, aux matières transparentes (hublots et radome), aux joints d’étanchéité et au carburant restent classiques.

 

Figure 2 – Considérations mathématiques ayant abouti au choix de Mach 2,2 comme vitesse de croisière. Les courbes indiquent : A – le rendement aérodynamique, B – le rendement propulsif, C – le rendement global.
Figure 3 – Variation de températures de la structure en fonction de la vitesse. A la vitesse de croisière de Concorde, la température de paroi sera approximativement de 150°.

Rejet de la solution canard

A l’origine, les travaux de recherche s’étaient orientés vers une solution de voilure delta avec un plan canard à l’avant en raison des grandes portances qu’il permet d’obtenir. Mais il s’avéra bientôt qu’avec une telle formule les problèmes de maniabilité à basse vitesse étaient très difficiles à résoudre.

Un plan canard en avant de la voilure principale est, surtout aux grandes incidences, générateur de tourbillons qui viennent perturber de façon importante les écoulements autour des autres éléments de l’avion. La dérive, en particulier, est très affectée par l’interaction du plan canard, et dans le cas d’une mono dérive centrale, on constate l’apparition d’une instabilité de route très importante pour des incidences bien inférieures à celles qui seront de règle en régime d’approche et d’atterrissage.

La formule canard rend donc nécessaire l’adoption de deux dérives symétriques, l’une devant compenser la défaillance de l’autre lorsqu’elle passe dans le champ d’interaction défavorable du canard. Ceci constitue un surdimensionnement dont l’influence sur le devis de poids est très défavorable et, de plus, ne permet pas de résoudre complètement le problème, car l’écartement des dérives est limité par un autre phénomène qui affecte la stabilité longitudinale. Le fonctionnement aérodynamique à basse vitesse des voilures du type delta est caractérisé par l’existence d’une nappe en cornet tourbillonnaire attachée au bord d’attaque. Dès que le bord d’attaque du pied de dérive intercepte ce noyau tourbillonnaire, un violent “pitch up” prend naissance par décollement généralisé en bout d’aile, et ce phénomène apparaît à des incidences d’autant plus faibles que les dérives sont plus écartées.

On voit donc que la mise au point d’une solution canard ne consiste pas seulement à définir la frontière d’un phénomène défavorable et à se situer au-delà avec une marge de sécurité suffisante, mais a réaliser un compromis dans une région déterminée encadrée de part et d’autre par des anomalies présentant le même degré de gravité.

Un tel compromis est difficile à réaliser en soufflerie et surtout en vol, puisqu’il s’agit d’interaction et qu’on peut craindre un déplacement du phénomène entre la soufflerie et le vol. Ceci est difficilement acceptable dans le cas d’un appareil de transport civil devant répondre aux conditions sévères des règlements de navigabilité applicables à ce type d’appareil.

Définition de la formule delta retenue

Les recherches pour la détermination d’une voilure optima furent donc poursuivies en s’orientant vers la solution delta sans canard. Elles conduisirent à définir, à réaliser et à expérimenter un grand nombre de maquettes différentes. Pour atteindre les objectifs que l’on s’était fixés, il s’avéra nécessaire de modifier la forme en plan qui n’est plus réellement en delta, puisque vers l’emplanture le bord d’attaque s’incline dans le sens d’une augmentation de la flèche et que les extrémités de voilure ont été tronquées, aboutissant ainsi à une aile dite gothique.

Par ailleurs on reconnut que l’aile devait recevoir une cambrure et un vrillage appropriés, en particulier pour réduire la traînée d’équilibrage. On s’aperçut en outre qu’il était possible de faciliter la résolution de ce problème en procédant à un transfert de combustible.

Les réacteurs furent placés sous la voilure, d’une part pour bénéficier d’une suralimentation naturelle et d’autre part pour faire bénéficier à son tour la voilure de la portance créée par le système de chocs d’entrée d’air. Les entrées et les sorties des réacteurs sont à géométrie variable pour donner un rendement optimum dans tous les cas de vol.

Enfin on décida de prévoir un nez à géométrie variable également répondant à deux considérations : en croisière, faible traînée et visibilité admissible ; visibilité au décollage, en approche et à l’atterrissage conforme aux recommandations SAE.

Le nez à géométrie variable

A l’origine, le Concorde devait être muni d’une visière escamotable qui recouvrait tout le pare-brise lors de la phase de vol supersonique. Le nez du fuselage situé en avant de la cloison de pressurisation peut désormais être abaissé, pour augmenter la visibilité lors des grandes incidences. On devine d’après le dessin le mécanisme de fonctionnement de la visière et du nez basculant.

Les études ont montré rapidement qu’il n’était pas nécessaire de prévoir une géométrie variable pour la voilure car celle-ci donne des finesses très acceptables dans tous les cas de vol, comprises entre 7,5 à 8 en supersonique et entre 13 et 14 en subsonique. Bien plus, elle est presque optimum dans sa fonction de réservoir de carburant. On a pu ainsi éviter les inconvénients des solutions à géométrie variable : poids, complexité, prix, stabilité difficile à réaliser surtout pendant la transition, volume disponible pour les réservoirs plus restreint (obligeant ainsi à loger une grande partie de ceux-ci dans le fuselage, ce qui augmente le volume de celui-ci et se traduit par une détérioration des performances et des qualités de vol). En outre, la géométrie variable augmenterait le prix de l’avion et le prix de l’entretien, donc le coût direct d’exploitation.

L’absence de dispositifs hypersustentateurs sur la voilure se justifie de la façon suivante : au décollage, on dispose d’une forte poussée et la masse kg de poussée est faible (0,445 kg/kg) de même que la charge alaire est faible (242 kg/m2). A basse vitesse, l’aile choisie possède des particularités aérodynamiques remarquables ; elle bénéficie en effet d’une hypersustentation naturelle résultant du nouveau type d’écoulement – les tourbillons d’apex – qui s’établit aux incidences d’atterrissage et qui persiste au-delà de la limite normale d’utilisation sans signe de décrochage. L’augmentation de portance ainsi obtenue est de l’ordre de 30% par rapport à celle prévue et mesurée en écoulement normal. En outre, un effet de vol extrêmement favorable augmente encore la portance de 60% au moment du toucher des roues. A l’atterrissage, le freinage de l’appareil s’effectuera grâce aux freins mécaniques et aux inverseurs de poussée. L’appareil se présentera en approche avec une incidence élevée, et la forte traînée correspondante assurera un freinage aérodynamique efficace dès que le pilote aura réduit les gaz. Par ailleurs, dès que la roue avant aura touché et que l’avion sera horizontal, la portance devenant pratiquement nulle, les freins mécaniques pourront fournir immédiatement leur pleine efficacité.

La voilure dont la finesse en vol de croisière supersonique est de l’ordre de 7,5 à 8, retrouve dans les conditions de croisière subsonique un écoulement normal qui, grâce au type de cambrure choisi, permet d’atteindre des finesses de l’ordre de 13 à 14, c’est-à-dire du même ordre de grandeur que celles des quadriréacteurs subsoniques. De ce fait, la consommation kilométrique n’est pas plus élevée en subsonique qu’en supersonique. Cette qualité  présente de nombreux avantages ; d’abord il n’est pas nécessaire de prévoir des réserves spéciales pour le vol subsonique ; les réserves prévues pour l’attente et le déroutement seront d’autant plus réduites que la finesse dans ces conditions de vol sera élevée. En outre, ceci permet d’effectuer dans des conditions d’économies acceptables les petites étapes de ramassage ou de distribution que l’on trouve dans tout réseau long-courrier. De plus, on peut effectuer également sans pénalité un début ou une fin de croisière en subsonique si les conditions de trafic ou de bruit l’imposent. Enfin, la finesse élevée permet d’obtenir des montées à pente élevée, ce qui diminue le bruit perçu au décollage et cette finesse, se conserve en transsonique, n’impose pas l’utilisation de la réchauffe pour accélérer au-delà de Mach 1. La suppression de la réchauffe est une source d’économie de poids et de carburant.

Ainsi défini, l’avion peut être considéré comme remarquablement simple. L’aile n’est munie d’aucun dispositif mobile, à l’exception bien entendu des élevons. Les seuls systèmes quelque peu nouveaux tels que le transfert de carburant et les entrées d’air mobiles sont relativement simples et auront été largement expérimentés sur de nombreux avions déjà en service lorsque Concorde fera son premier vol.

Maquette du poste de pilotage du Concorde

La disposition générale très classique et semblable à celle adoptée sur les avions subsoniques. Pendant un assez long temps, un simulateur de Concorde a été expérimenté et il a été tenu compte, dans le choix de la configuration définitive du poste de pilotage, des suggestions et des opinions émises par les pilotes après qu’ils aient utilisé le simulateur.

Qualités de vol.

Les avions supersoniques ont deux caractéristiques particulières qui représentent un aspect un peu défavorable. Sur tous les avions à faible allongement, il est nécessaire d’effectuer l’approche au second régime pendant lequel la tenue de la vitesse sur la trajectoire devra être accompagnée d’un mouvement inversé des manettes de gaz. Un dispositif automatique (auto-manette) sera nécessaire pour assurer cette fonction et il sera d’ailleurs intégré au système d’atterrissage sans visibilité. Un tel dispositif n’est pas nouveau puisqu’il est utilisé sur Caravelle précisément pour l’atterrissage sans visibilité et sur la plupart des avions de combat supersoniques à Mach 2.

L’autre caractéristique particulière des avions supersoniques à laquelle Concorde ne fait pas exception réside dans le déplacement vers l’arrière du foyer aérodynamique lorsque l’on passe du régime subsonique au régime supersonique. Dans le cas de Concorde, le foyer qui, en subsonique, est à environ 50% de la corde aérodynamique passe en supersonique à quelque 60% de cette même corde aérodynamique, ce qui représente un déplacement vers l’arrière de l’ordre de 2,50 mètres. On sait que pour avoir une bonne stabilité statique longitudinale, il faut que le centre de gravité soit situé en avant du foyer, mais s’il est situé trop  en avant, la stabilité devient excessive, en ce sens que pour assurer l’équilibre, il faudrait recourir à un braquage important des élevons, conduisant à une augmentation inacceptable de la traînée.

On voit qu’un centrage correct subsonique conduirait à un excès de stabilité en supersonique, et qu’il est donc nécessaire de recourir à un dispositif permettant de modifier le centrage en vol. Ceci est obtenu par un transfert de carburant des réservoirs avant à un réservoir d’équilibrage situé à l’arrière du fuselage.

On conçoit facilement qu’un tel dispositif doive être absolument “fail safe” car le retour en vol subsonique avec le centrage supersonique conduirait à une configuration longitudinalement instable.

Si l’on excepte ces deux particularités, on peut affirmer que le pilotage longitudinal sera par ailleurs plus facile que pour les avions actuels. En effet, la difficulté de contrôle rapide et précis en tangage est liée d’une part essentiellement à l’inertie de tangage et d’autre part à l’importance des changements d’assiette au cours d’une manœuvre type, telle que l’atterrissage. On, pour l’avion de tonnage moyen qu’est Concorde, l’inertie de tangage est inférieure à celle des plus gros appareils actuels. Par ailleurs, l’aérodynamique de Concorde permet de tirer un remarquable parti de l’effet de sol pour la manœuvre finale de l’atterrissage. Il est en effet possible de faire l’arrondi sans aucun changement dans l’assiette de l’appareil. Il est possible que ceci soit la procédure recommandée pour cet avion ; elle conduirait à des vitesses verticales d’impact très faibles, donc à des atterrissages très confortables, et à une procédure très simplifiée pour le pilote qui, à partir du moment où la vitesse d’approche est correcte, serait assuré d’un atterrissage parfait.