Air & Cosmos – 25 Novembre 1963 La conception aérodynamique du Concorde

Les travaux préliminaires de recherche d’une formule aérodynamique optimale pour un TSS Mach 2, furent entrepris dès le courant de l’année 1959. Ils aboutirent, en 1961, à la détermination d’une formule comportant une voilure delta modifiée (aile gothique), mono-dérive. Il est frappant de constater que des travaux parallèles, mais indépendants, menés par l’équipe Britannique de la BAC, aboutissaient à la même épo­que à des conclusions identiques, et ce fut là un des facteurs essentiels dans la décision, prise en 1962, de réunir les efforts des deux sociétés pour la réalisation d’un projet commun.

Objectif

La conception aérodynamique générale vise à atteindre les principaux objectifs suivants :

  • adaptation à la croisière supersonique.
  • bonnes performances pour les différents domaines d’adaptation.
  • qualités de vol excellentes.
  • simplicité maximum.
  • aile pouvant contenir le volume de carburant nécessaire.

La recherche de bonnes performances en dehors du domaine proprement supersonique d’adaptation est justifiée par la nécessité d’obtenir pour cet appareil une souplesse opérationnelle aussi grande que possible. Il faut garantir un décollage et un atterrissage faciles, il est souhaitable d’avoir une grande latitude dans le choix des lois de montée et de descente. En outre, il faut réduire les conséquences d’une panne de moteur, obligeant le pilote à terminer le vol en sub­sonique, et enfin en réduisant les réserves, diminuer leur influence sur le coût d’exploitation. Le vol supersonique a conduit à ajouter des dispositifs de stabilisation, mais la recherche de bonnes qualités de vol doit faciliter la mise au point des systèmes de commandes de vol et garantir qu’en cas de panne des dispositifs auxiliaires de stabilisation, l’avion restera parfaitement contrôlable. On n’a pas cherché à utiliser ces dispositifs pour faire admettre des qualités de vol médiocres.

Choix du nombre de Mach

Les études théoriques et expérimentales entreprises ont permis de dégager les résultats suivants : Il était nécessaire de choisir un nombre de Mach supérieur à l’intervalle 0.9 – 1.2, domaine où ne se sont pratiquement pas arrêtés les avions militaires à cause des fréquentes inversions de commande. Nous avions tous les avantages à aller directement à des nombres de Mach de 2 à 2.2.

En ce qui concerne l’aérodynamique et en particulier la consommation kilométrique, il y a peu d’intérêt à voler à un nombre de Mach très supérieur à 2,2 : au-delà de cette valeur, le rendement global propulsif et aérodynamique, augmente peu avec le nombre de Mach. Si on veut prendre le critère du coût d’exploitation, un nombre de Mach de 3 à 3.5 donnerait théoriquement un gain, mais il faut tenir compte de la complication de la structure et des systèmes, du coût du carburant, etc…

A Mach 2.2 et en parlant d’une aile Delta, des variations relativement importantes de la voilure sont possibles sans altérer sensiblement la finesse de croisière.

L’étude détaillée des performances et des qualités de vol montre que le choix de Mach 2.2 conduit à un bon compromis entre l’aérodynamique à basse vitesse et l’aérodynamique au régime supersonique d’adaptation.

Enfin, les études des matériaux viennent confirmer le choix du nombre de Mach retenu. En effet la température de paroi croit rapidement avec Mach 2. Jusqu’à des nombres de Mach de l’ordre de 2.2, les problèmes liés aux matériaux de la structure, aux matières transparentes (hublots et radome), aux joints d’étanchéité et au carburant restent classiques.

Rejet de la solution “Canard”

A l’origine, les travaux de recherche s’étaient orientés vers une solution de voilure delta avec un plan canard à l’avant en raison des grandes portances qu’il permet d’obtenir. Mais il s’avéra bientôt qu’avec une telle formule les problèmes de maniabilité à basse vitesse étaient très difficiles à résoudre.

Un plan canard, en avant de la voilure principale, est, surtout aux grandes incidences, générateur de tourbillons qui viennent perturber de façon importante les écoulements autour des autres éléments de l’avion.

La dérive, en particulier, est très affectée par l’interaction du plan canard, et dans le cas d’une mono­dérive centrale, on constate l’apparition d’une instabilité de route très importante pour des incidences bien inférieures à celles qui seront de règles en régime d’approche et d’atterrissage. La formule canard rend donc nécessaire l’adoption de deux dérives symétriques, l’une devant compenser la défaillance de l’autre lorsqu’elle passe dans le champ d’interaction défavorable du canard. Cela constitue un surdimensionnement dont l’influence sur le devis de poids est très défavorable, et de plus, ne permet pas de résoudre complètement le problème, car l’écartement des dérives est limité par un autre phénomène qui affecte la stabilité longitudinale.

Le fonctionnement aérodynamique à basse vitesse des voilures du type delta, est caractérisé par l’existence d’une nappe en cornet tourbillonnaire attachée au bord d’attaque. Dès que le bord d’attaque du pied de dérive intercepte ce noyau tourbillonnaire, un violent pitch-up prend naissance par décollement généralisé en bout d’aile, et ce phénomène apparaît à des incidences d’autant plus faibles que les dérives sont plus écartées.

On voit donc que la mise au point d’une solution canard ne consiste pas seulement à définir la frontière d’un phénomène défavorable et à se situer au-delà avec une marge de sécurité suffisante, mais à réaliser un compromis dans une région déterminée encadrée de part et d’autre par des anomalies présentant le même degré de gravité.

Un tel compromis est difficile à réaliser en soufflerie et surtout en vol, puisqu’il s’agit d’interactions et qu’on peut craindre un déplacement du phénomène entre la soufflerie et le vol. Cela est difficilement acceptable dans le cas d’un appareil de transport civil devant répondre aux conditions sévères des règlements de navigabilité applicables à ce type d’appareil.

Définition de la formule “Delta” retenue

Les recherches pour la détermination d’une voilure optima furent donc poursuivies en s’orientant vers la solution delta sans canard. Elles conduisirent à définir, à réaliser et à expérimenter un grand nombre de maquettes différentes.

Pour atteindre les objectifs que l’on s’était fixé, il s’avéra nécessaire de modifier la forme en plan qui n’est plus réellement un delta, puisque vers l’emplanture le bord d’attaque s’incline dans le sens d’une augmentation de la flèche et que les extrémités de voilure ont été tronquées, aboutissant ainsi à une aile dite “gothique”.

Par ailleurs on reconnut que l’aile devait recevoir une cambrure et un vrillage appropriés, en particulier pour réduire la traînée d’équilibrage. On s’aperçut en outre qu’il était possible de faciliter la résolution de ce problème en procédant à un transfert de combustible, permettant de modifier à volonté le centrage de l’appareil.

Les réacteurs furent placés sous la voilure, d’une part pour bénéficier d’une suralimentation naturelle et d’autre part pour faire bénéficier à son tour la voilure de la portance créée par le système de chocs d’entrée d’air. Les entrées et les sorties des réacteurs sont à géométrie variable pour donner un rendement optimum dans tous les cas de vol. Enfin on décida de prévoir un nez à géométrie variable répondant à deux considérations :

  • en croisière, faible traînée et visibilité admissible.
  • visibilité au décollage, à l’approche et à l’atterrissage conformes aux recommandations SAE.

Qualités de vol

Examinons maintenant deux caractéristiques, particulières aux avions supersoniques, qui présentent un aspect un peu défavorable :

– sur tous les avions à faible allongement, il est nécessaire d’effectuer l’approche au second régime, pendant lequel la tenue de la vitesse sur la trajectoire devra être accompagnée d’un mouvement inversé des manettes de gaz. Un dispositif automatique “auto-manette” sera nécessaire pour assurer cette fonction et il sera d’ailleurs intégré au système d’atterrissage sans visibilité. Un tel dispositif n’est pas nouveau puisqu’il est utilisé sur Caravelle précisément pour l’atterrissage sans visibilité et sur la plupart des avions de combat supersoniques à Mach 2. Il ne devrait y avoir aucune difficulté à donner à un tel dispositif une sécurité aussi grande qu’il s’avérera nécessaire. Toutefois, il faut bien préciser qu’une panne de ce dispositif n’entraînerait pas une condition de vol très critique, qu’il sera facile à l’équipage de surmonter après l’entraînement nécessaire, comme le font actuellement les pilotes militaires dont les avions Mach 2 ne sont pas munis d’auto- manette ;

– l’autre caractéristique particulière des avions supersoniques à laquelle Concorde ne fait pas exception, réside dans le déplacement vers l’arrière du foyer aérodynamique lorsqu’on passe du régime subsonique au régime supersonique. Dans le cas de Concorde, le foyer qui est en subsonique à environ 50% de la corde aérodynamique, passe en supersonique à quelque 60% de cette même corde aérodynamique ce qui représente un déplacement vers l’arrière de l’ordre de 2,50 m.

On sait que pour avoir une bonne stabilité statique longitudinale, il faut que le centre de gravité soit situé en avant du foyer, mais s’il est situé trop en avant, la stabilité devient excessive, en ce sens que pour assurer l’équilibre, il faudrait recourir à un braquage important des élevons, conduisant à une augmentation inacceptable de la traînée.

On voit qu’un centrage correct en subsonique conduirait à un excès de stabilité en supersonique, et qu’il est donc nécessaire de recourir à un dispositif permettant modifier le centrage en vol. Ceci est obtenu par un transfert de carburant des réservoirs avant à un réservoir d’équilibrage, situé à l’arrière du fuselage.

On conçoit facilement qu’un tel dispositif doive être absolument “falsafa » car le retour en vol subsonique avec le centrage supersonique conduirait à une configuration longitudinalement instable. La sécurité du système de transfert sera obtenue par doublage des circuits et des pompes de transfert, avec possibilité en dernier recours de vidanger le réservoir arrière en faisant appel au système de vide vite. Si l’on excepte ces deux particularités, on peut affirmer que le pilotage longitudinal sera par ailleurs plus facile que pour les avions actuels.

En effet, la difficulté de contrôle rapide et précis en tangage est liée d’une part essentiellement à l’inertie de tangage et d’autre part à l’importance des changements d’assiette au cours d’une manœuvre type, telle que l’atterrissage. Or pour l’avion de tonnage moyen qui nous concerne, l’inertie de tangage est inférieure à celle des plus gros appareils actuels. Par ailleurs, l’aérodynamique de Concorde permet de tirer un remarquable parti de l’effet de sol pour la manœuvre finale de l’atterrissage. Il est en effet possible de faire l’arrondi sans aucun changement dans l’assiette de l’appareil. Il est possible que ceci soit la procédure recommandée pour cet avion, elle conduirait à des vitesses verticales d’impact très faibles, donc à des atterrissages très confortables, et à une procédure très simplifiée pour le pilote, qui, à partir du moment où la vitesse d’approche est correcte, serait assuré d’un atterrissage parfait.

D’autre part, la voilure choisie, delta à faible allongement, est beaucoup moins sensible aux rafales que l’aile en flèche des avions subsoniques actuels. La dérivée de la portance fonction de l’incidence (dCz/di) qui est de 6 à 7 sur une Caravelle en croisière n’est plus que de 2 pour Concorde en croisière supersonique et le coefficient de rafale est sensiblement voisin de la moitié de ce qu’il est sur Caravelle, et ce, malgré l’augmentation de vitesse indiquée. De ce fait, le vol sur Concorde sera encore plus confortable que sur les avions actuels.

Si l’on considère maintenant la stabilité latérale, on peut constater là encore de sérieuses améliorations par rapport aux avions à aile en flèche à grand allongement, cas des avions subsoniques actuels, meilleure stabilité spirale, meilleur amortissement du “roulis hollandais”.

En supposant en panne tous les dispositifs d’amortissement artificiels, l’avion satisfait encore aux critères de qualité les plus sévères. En outre, les moteurs étant beaucoup plus rapprochés que sur les quadriréacteurs actuels, les perturbations induites dans le cas de panne d’un moteur extrême sont beaucoup plus faibles.

Bien entendu, ces qualités intrinsèques n’empêchent pas qu’une amélioration du confort sera obtenue par l’utilisation systématique d’amortisseurs et de stabilisateurs. Mais ceux-ci se présentent dès lors comme un perfectionnement souhaitable et non pas comme un correctif indispensable à la sécurité.

Ce tour d’horizon très rapide, permet de comprendre, pour quelles raisons Sud-Aviation et la BAC ont abouti à la forme actuelle de Concorde, et quels espoirs il est permis d’entretenir pour ses qualités aérodynamiques. Des études analogues avaient été faites pour Caravelle et ont été entièrement confirmées par les vols. Signalons, pour conclure, que tous les problèmes sont traités en parfaite collaboration par les deux équipes anglaise et française, sans oublier naturellement les techniciens des Services et des Laboratoires officiels. Grâce à toutes ces études, ce projet n’est pas aussi révolutionnaire que l’on pourrait le croire..

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