Air & Cosmos – 23 Mars 1968 : Concorde : la fiabilité de l’Olympus

Article de Jacques MORISSET

Un des éléments de base de l’économie d’exploitation du Concorde réside dans la sûreté de fonctionnement de ses quatre turboréacteurs Olympus 593, à la fabrication desquels sont associés Rolls-Royce (Bristol Engines Division) pour le moteur proprement dit (turbine à gaz), la SNECMA pour le système d’éjection (réchauffe, tuyère à section variable, silencieux, inverseur de poussée), et bien entendu les fabricants d’équipements.
Cette sûreté de fonctionnement, ou fiabilité, a fait l’objet lundi dernier d’une conférence organisée à Sup’Aero par l’AFITAE. Y prirent part, en présence d’une nombreuse assistance, l’ingénieur en chef Devrièse (SNECMA) M B. G. Markham (Chief Reliability Engines chez Rolls-Royce, Bristol Siddeley Division) et M B. Devoge (SNECMA).
M Markham a insisté sur l’importance de l’expérience antérieure acquise, en particulier par le biais de l’analyse des pannes (des systèmes de régulation et d’asservissement par exemple), sur le programme rigoureux d’essais au banc et en vol actuellement en cours, sur les essais spéciaux (canons à poulets et à oiseaux de petites tailles), enfin sur les précautions prises dès la conception du moteur, puis lors du choix des équipements pour favoriser la sécurité de fonctionnement.

Le système de refroidissement.

Selon M Markham, le problème principal sur un moteur TSS est au stade de la conception celui du refroidissement des circuits d’air assurent ce refroidissement. Mais le problème est permanent aussi, afin d’éviter des incendies d’huiles : les dispositifs de refroidissement des roulements et d’étanchéité méritent donc un intérêt particulier.
Comme on peut le voir sur la figure ci-dessous, l’étanchéité et le refroidissement des roulements de compresseur sont assurés par de l’air HP prélevé au troisième étage qui est refroidi dans un échangeur de chaleur air/air. Les roulements de turbine sont refroidis par de l’air BP, ce qui ne nécessite pas un échangeur de chaleur.

Schéma de refroidissement du palier de turbine HP. On remarque la double étanchéité du système qui permet à l’enceinte des roulements d’être remplie avec un mélange riche en huile. On réduit ainsi l’oxydation de l’huile et le risque d’incendie.

Le détail du montage du roulement de turbine HP est représenté sur la figure ci-dessus qui représente la double étanchéité du système. De l’air BP alimente la chemise extérieure. Une petite quantité s’échappe à travers un labyrinthe vers la tuyauterie d’évacuation d’air chaud, le reste passe à travers un autre labyrinthe de refroidissement et s’échappe vers la tuyauterie d’évacuation d’air froid. Une petite quantité d’air s’écoule par les labyrinthes à vis vers l’enceinte du roulement. Ce débit est contrôlé par les possibilités des pompes de récupération qui, en réalité, ne font pas fonction de pompes, mais de limiteurs de débit. Cela permet à l’enceinte des roulements d’être remplie par un mélange riche en bulle, ce qui réduit l’oxydation de l’huile et le risque d’incendie. Du fait que cet arrangement provoque une haute pression variable dans l’enceinte des roulements. Il est nécessaire de régler le clapet de décharge de la pompe d’alimentation d’huile en accord avec la pression dans le carter.

Tout le circuit d’air intérieur a été conçu en tenant compte d’une analyse des pannes et le principe de base est qu’aucune défaillance ne puisse provoquer une condition dangereuse. Il en découle que, si les défauts dormants doivent être évités, il faut prévoir des moyens de détection.
Des thermocouples de surchauffe sont montés dans les évents d’air froid et dans le système de refroidissement de turbine derrière la turbine premier étage.

Détecteur de pannes des roulements.

La panne en vol de roulement de butée BP est indiquée par une perte de pression d’huile (voir ci-dessous le schéma du dispositif retenu).


A cet effet, les pressions d’huile du moteur provenant du transmetteur et du manocontact d’alarme BP sont reliées au circuit d’huile principal à travers un limiteur de débit. En aval de ce limiteur un raccordement est branché sur une sonde borgne contiguë au pignon conique de l’entraînement des accessoires. En cas de défaillance, ce pignon se déplace en avant et casse ou enlève par usure le bout de la sonde. Cela permet à l’huile de s’échapper, d’où indication huile de pression d’huile.
Bien que la pression d’huile indiquée soit nulle à cause du limiteur, la pression réelle de l’huile de graissage est sensiblement normale. Grâce à ce dispositif simple, et sans instrumentation supplémentaire dans le poste du pilote, l’équipage sait qu’il faut sur-le-champ arrêter le moteur.

Contrôles endoscopiques et radiographie.

Depuis plusieurs années, M Markham a soutenu, la thèse qu’à moins de raisons particulièrement contraires, les moteurs ne devraient pas être révisés à dates fixes, mais selon l’état. Bien que les dates fixes de révision soient toujours citées, ceci devient partiellement académique car les périodes de révision ont maintenant été tellement étendues que la plupart des moteurs sont déposés en pratique “selon l’état » plus parce qu’ils ont atteint leur “potentiel limite”.

Cette idée selon l’état, donc, a été acceptable presqu’universellement mais, si on veut en tirer le bénéfice maximal, il faut la considérer, lors de la conception. Elle exige une bonne accessibilité et des installations pour des démontages partiels du moteur ainsi que des installations de mesure adéquates et des équipements adaptés à la détection des pannes.
Pour l’Olympus 593, un groupe d’étude spécial a été mis en place pour traiter ces problèmes et pour s’assurer entre autres choses qu’il a les meilleures dispositions possibles pour le contrôle par endoscopie et radiographie. Des isotopes peuvent être insérés à partir des deux extrémités suivant l’axe principal du moteur, ce qui permet d’obtenir des radiographies sur toute la longueur du moteur.
Chaque aube mobile de turbine et de compresseur peut être suspectée sur le moteur monté sur l’avion directement ou par introscopie. Il est possible d’examiner chaque tube à flamme et les premiers étages de turbines par endoscopie, le moteur étant en place.

Carburant et huiles.

De nombreux essais ont été effectués pour déterminer si, avec des modifications appropriées sur les moteurs, les carburants classiques universels possèdent une stabilité suffisante pour satisfaire aux exigences du Concorde. Les modifications du moteur ont surtout résidé dans l’élimination des matériaux peu résistants aux attaques du carburant ou qui, par catalyse, augmentent le taux de dégradation du carburant. En particulier les roulements de pompe, les chemises de piston et d’autres composants similaires sont maintenant réalisés en carbone.
La Shell a construit un banc d’essais à grande échelle permettant de faire circuler 500 gallons/h de carburant dans un circuit simulant l’avion et le moteur. Ce carburant frais ne circule qu’une seule fois dans le circuit. Un banc encore plus grand, capable du débit total de carburant du moteur est en construction. Jusqu’ici, les essais indiquent que le carburant type JP-1 est satisfaisant.
Des essais “moteur » avec carburant chaud seront effectués en utilisant du carburant qui répond aux spécifications actuelles.

L’huile de graissage de l’Olympus 593 doit pouvoir supporter une température dans le réservoir de 185°C et une température de retour de 210°C. Il faut que l’essai final d’une huile soit fait sur le moteur pour lequel elle est destinée, mais des essais intermédiaires sont nécessaires entre le stade initial de laboratoire et les essais sur le moteur. Trois bancs partiels simples ont été mis au point. Le premier pompe et pulvérise de l’huile chaude en contact de métaux divers à des températures allant jusqu’à 300°C en vue d’un essai simple d’oxydation et de corrosion. Le deuxième banc partiel utilise un roulement à rouleaux chauffé et lubrifié par de l’huile à 200°C. La température du chemin de roulement extérieur est progressivement accrue à partir de 250°C jusqu’à ce qu’une défaillance survienne provoquée par la cokéfaction ou le glissement des rouleaux.
Le troisième essai utilise des pignons coniques “Zerol” d’entraînement auxiliaire de l’Olympus 593 qui fonctionnent sous une charge et une température croissantes jusqu’à leur rupture ou l’obtention d’une température de 200°C et un effort Hertz de 140.000 PSI.

L’expérience de la SNECMA.

M Devoge aborda ensuite le problème de la recherche de la fiabilité dans le système d’éjection étudié et construit par la SNECMA.
La plus grande part de l’expérience de la SNECMA vient du domaine militaire. Les uns y voient une certaine garantie, parce que les conditions de charge sont beaucoup plus sévères ; les autres un motif d’inquiétude parce que les durées de vie sont plus faibles et les impératifs d’exploitation moins rigoureux. Précisément, la SNECMA s’efforce de transformer, le plus judicieusement possible, en allongement de durée de vie, l’écart entre ce qui est demandé et ce que la SNECMA sait faire de plus poussé (température, poids, par exemple).

Les essais sous l’angle fiabilité.

Les essais de moteurs complets ne sont pas très intéressants du point de vue fiabilité, qu’il s’agisse d’ailleurs de l’Olympus ou de tout autre moteur. Les problèmes à résoudre immédiatement sont nombreux au début du développement et ce n’est pas encore une affaire de fiabilité. Les heures s’accumulent lentement et sur des matériels en pleine évolution. Plus tard les essais d’endurance, si sévère soient-ils, ne garantissent qu’un niveau minimal de fiabilité et d’endurance. Il faut aller plus loin et plus rapidement et l’on est conduit à donner de plus en plus d’importance et de volume aux essais partiels.
De ce point de vue, Concorde marque le début d’une nouvelle époque d’essais partiels intensifs. L’essai moteur reste cependant très précieux car il permet de préciser l’environnement et les charges réelles, toutes choses qui n’étaient qu’hypothèses de calcul au moment du dessin.

Du côté des structures la SNECMA a déjà réalisé bon nombre d’essais, surtout orientés vers la sécurité et principalement la fatigue résultant de mises en charge répétées. Citons parmi les pièces essayées à la fatigue :
 Points d’attahe de la structure secondaire sur la nacelle.
 Biellettes de suspension du canal et de la tuyère primaire.
 Panneaux maquettes représentant la structure du compartiment d’inversion (pression et température cycliques).
 Obstacle d’inverseur (pression répétée).
 Enveloppe de chambre de postcombustion soumise à des cycles de pression. Pour le moment ces deux derniers éléments sont essayés à froid, mais dans peu de temps repris à chaud (800°) dans une installation coûteuse mais qui devrait permettre en deuxième étape de faire varier cycliquement la température aussi bien que la pression.

En outre la SNECMA a soumis une tuyère primaire à un essai d’endurance accélérée, en utilisant une installation qui fournit un débit d’air suffisant (50kg/s) à la pression et à la température désirée. L’essai consistait à exécuter des manoeuvres depuis pleine ouverture jusqu’à pleine fermeture, et s’est terminé par l’étude du comportement vis-à-vis de pannes créées pour le besoin : il a donné toute satisfaction, et on prévoit de le renouveler plus longuement dans l’avenir.

80 moteurs pour 30.000 heures.

De nombreuses questions furent posées à l’issue de la conférence en particulier sur les possibilités d’application de la “maintenance intégrée”. En ce qui concerne la mise au point et le développement de l’Olympus 593, les chiffres suivants furent avancés par les créateurs :
 30.000 heures d’essais au banc et en vol auront été effectuées lors de la mise en service du Concorde.

 80 moteurs environ seront utilisés à cet effet : 20 moteurs sont en effet prévus pour le développement de l’Olympus 593, 40 environ pour les deux prototypes et les deux avions de présérie, et une vingtaine d’autres pour équiper les trois premiers avions de série (qui participeront, rappelons-le, au programme d’endurance).
 Chaque moteur aura alors tourné, en moyenne, près de 450 heures. En fait, certains Olympus 593 auront fait beaucoup mieux, en particulier les derniers moteurs utilisés pour les essais d’endurance.

Turbo-réacteurs : premiers essais en France du système de “maintenance intégrée ».

Un Mirage IV servira dès l’an prochain à la demande de l’Armée de l’Air, de banc d’essais volant pour un nouveau système de surveillance de ses réacteurs ; une quinzaine de paramètres de fonctionnement essentiels seront en effet enregistrés sur l’Atar-9K de la SNECMA, et les informations recueillies seront traitées par un calculateur lui-même informé des conditions de vol de l’appareil.
Enregistré sur mémoire, l’ensemble de ces informations sera alors examiné en fonction d’un certain degré de cohérence : si cette cohérence est bonne, le moteur sera considéré comme étant satisfaisant ; dans le cas contraire, il sera considéré comme un moteur défectueux et traité en conséquence.

Vers l’abandon du TBO.

Le but de cette expérimentation est évident : elle vise à substituer au système classique de révision automatique après un certain nombre d’heures de marche (TBO) le concept de “maintenance intégrée” qui permet de surveiller en permanence le moteur ; on évite ainsi à la fois les déposes ou démontages prématurés et inutiles, et un retard dans une révision que l’état du moteur justifierait mais que masque le système classique du “potentiel ».

Bien entendu, cette expérimentation en vol sera précédée d’une phase d’essais au sol, sur banc : cette phase est en cours ; il sera intéressant de comparer les résultats obtenus avec ceux que donnera l’expérimentation prévue, par ailleurs, sur un Boeing 707.
En fait, ce problème de la “maintenance intégrée” préoccupe depuis déjà longtemps les services officiels français. Sur le plan technique, elle soulève quelques problèmes : il faut disposer de calculateur de bord nécessaire et recueillir les paramètres indispensables sous une forme numérique ; d’où la nécessité de remplacer la régulation “analogique » par un régulateur “numérique”

Applications à Concorde ?

L’application de ce concept à Concorde est à priori séduisante : il faut pouvoir cependant contrôler ce système de maintenance, disposer des capteurs nécessaires (différents de ceux actuellement prévus pour la régulation des moteurs), installer également l’ordinateur ou analyseur qui constitue l’âme du système ; enfin avoir accumulé au préalable l’expérience nécessaire, tant sur les avions subsoniques que sur des avions supersoniques plus simples. D’où l’expérimentation sur Boeing 707 et sur Mirage IV.
Les premiers Concorde de série ne pourront donc très probablement pas disposer de cette “maintenance intégrée » (dont le principe n’est d’ailleurs pas limité aux seuls moteurs). Mais l’idée fait son chemin ; l’économie susceptible d’être réalisée est en effet importante.