Air & Cosmos – 18 Janvier 1969 : CONCORDE est aussi essayé à Lille

Article de Jean-Marie RICHE

A Lille, Concorde vole depuis longtemps. Une dizaine de maquettes ont été en effet construites par les spécialistes de l’Institut de Mécanique des Fluides de Lille (IMFL) et essayées soit dans la nouvelle soufflerie verticale de 4 mètres de diamètre, destinée aux essais de vrille, soit sur l’installation de catapultage qui permet de faire voler librement une maquette, et de mesurer ses réactions aux rafales ou d’étudier son comportement à l’atterrissage.

Les essais de vrille sont, depuis 1938, une spécialité de l’IMFL, qui a acquis dans ce domaine une réputation qui dépasse largement nos frontières. La photographie (ci-dessous) montre une maquette au 1/75ème évoluant dans la soufflerie verticale. L’expérience est suivie par des caméras classiques ou de télévision, tandis que divers dispositifs, électriques et aérodynamiques, permettant de faire varier très rapidement la vitesse dans la veine, afin de maintenir la maquette à l’endroit voulu.

Maquette au 1/75ème essayée dans la soufflerie verticale

Plus spectaculaire encore est l’installation de catapultage qui permet de procéder à deux types principaux d’expériences :
– Des essais d’atterrissage sur une piste de 50 mètres de longueur (on reproduit ainsi, avec une maquette de 1/20ème, une phase d’atterrissage longue de 1000 mètres).

– Des essais de réponse aux rafales, avec mesure des accélérations subies par la maquette. Une détermination précise de la trajectoire permet aussi, au prix d’une double dérivation, de remonter aux coefficients aérodynamiques instationnaires.
Les photographies (ci-dessous) ont trait à de tels essais, effectués avec une maquette au 120ème de Concorde. Cette maquette, qui pèse une douzaine de kilogrammes, est une merveille de précision : elle doit en effet être non seulement fidèle sous l’angle de l’aérodynamique, mais être aussi dynamiquement semblable ; ses axes d’inertie sont proportionnels à la puissance 5 de l’échelle de réduction, etc. Pour les réaliser, un atelier hautement spécialisé fait appel aux techniques et aux matériaux les plus divers : balsa, bois dur, matières plastiques taillées ou formées, armées ou non de fibres de verre, mousses plastiques coulées in-situ, structures alvéolaires métalliques monolithes, métal fraisé dans la masse.

 

Schéma de la catapulte
A : Tableau de programme avec programmeurs – B : Rampe de lancement – C : Télévision avec enregistrement magnétique – D : Mesure de vitesse – E : Largage de la maquette, freinage du chariot
La piste et l’installation d’atterrissage (L = 80 m) – A : Rampe – B : Caméras latérales
C : Récupération – E : Télévision

C’est ainsi que l’aile de cette maquette de Concorde a été réalisée à partir d’une plaque de métal dont 98% de la matière, était finalement ôtée. Après incorporation de de nid d’abeille, puis de mousse plastique, et recouvrement, on aboutit à une voilure homothétique de celle de l’avion réel, et présentant les caractéristiques d’inertie exigée. Quant au fuselage, il contient des accéléromètres miniaturisés dont les indications sont récupérées en vol, par télémesure radio.
L’installation : piste, catapulte, moyens de mesure, est placée sous un abri du type serre, en toile de plastique armée de nylon sur armature métallique. La rampe de lancement réglable, est longue de 16 mètres. Le chariot est mu par un système à gravité. A l’autre extrémité de la piste, la maquette percute dans un tas de flocons de mousse de plastique, qui le freine en douceur. Tout au long de la piste sont installés des caméras perpendiculaires à la trajectoire. Une caméra de télévision placée dans l’axe enregistre sur bande magnétique le film du vol. Celui-ci peut ensuite être examiné au ralenti, autant de fois qu’on le désire.
Certaines maquettes sont dotées d’un petit propulseur à poudre qui permet de reproduire la poussée affichée lors d’un atterrissage. Des essais effectués avec des maquettes de divers types d’avions ont démontré la validité de la méthode, tant pour les atterrissages normaux que pour les atterrissages ou (amerrissages) forcés. Le comportement et les réactions du train d’atterrissage lui-même sont également reproduits.

Toulouse : les deux Concorde

Tandis que les essais au sol du prototype Concorde 001 se poursuivent à Toulouse (aux dernières nouvelles, la date la plus probable du premier vol se situerait aux dernières nouvelles entre le 5 et 15 février), l’assemblage du deuxième avion de présérie, Concorde 02, se poursuit. Ci-dessous, la photo montre la remise du tronçon 42 sur son bâti d’assemblage pour y subir des opérations de définition, après achèvement du surfaçage de ses emplantures. Rappelons que, à l’inverse des prototypes, le premier avion de présérie (Concorde 01) qui sera le premier à voler, est en construction à Bristol. Enfin, au CEAT, la cellule destinée aux essais statiques est également parvenue au stade du fonctionnement général. Quant à la fabrication de série proprement dite, elle ne démarrera vraiment que lorsque les essais du prototype auront permis de dégrossir suffisamment le problème.

Concorde 002 a bien les mêmes équipements que le 001

Les retards successifs du premier vol de Concorde sont dus, comme chacun sait, à des problèmes de mise au point de quelques équipements et systèmes. Or, il devient de bon ton, chez nos confrères de Grande-Bretagne, d’en accuser les constructeurs français. Et certains industriels d’Outre-Manche ont même suggéré que cela ne serait pas arrivé si la maitrise d’oeuvre du programme avait été confiée à leur pays. Le prototype construit à Filton, aura-t-il des équipements différents de celui sorti des usines de Toulouse ? Non, bien sûr. Dans ce cas il rencontre les mêmes problèmes.
Et ses freins doivent avoir les mêmes défauts. Car parmi les graves problèmes qui sont encore apparus, celui des freins devient inquiétant. Au cours des essais d’accélération-arrêt, ils ont grippé à une température de 600°. Certains disent qu’ils ont chauffé. Il faut tout de suite souligner qu’il est normal qu’un frein chauffe ; et les normes prévoient qu’en fonctionnement normal, les freins peuvent atteindre 500°C, tandis qu’en urgence (cas par exemple d’un décollage avorté), ils peuvent atteindre 1000°C. Donc, à 600°C, les freins de Concorde étaient dans les normes. Mais il semble qu’à cette température les disques se déforment, prenant fâcheusement l’allure de rondelles Belleville. La cause : il semble que le constructeur britannique ait vu trop juste dans ses calculs. Et il n’est pas inutile de rappeler, à ceux qui voudraient accuser le maître d’oeuvre qui n’est pas censé vérifier tous les calculs de ses coopérants, que le constructeur britannique avait enlevé le marché des freins en annonçant qu’il tiendrait le cahier des charges avec un frein pesant environ 10 kg de moins que celui proposé par tous ses concurrents, français et américains. En réalité, il semble bien qu’il va lui falloir réétudier son frein, et qu’il va y perdre ces 10 kilos (qui représentent un gain total d’une centaine de kilo, soit un passager de plus). Inutile de souligner que les concurrents trouvent le procédé, d’ailleurs employé par plusieurs coopérants britanniques du programme Concorde, assez fâcheux. Car si l’on peut admettre, pour programme aussi vital pour l’industrie européenne, certaines méthodes de ”dumping » commercial, on ne peut pas admettre le « dumping” technique. Certes, les défauts sur les équipements prototypes ne sont ni l’apanage des constructeurs britanniques, ni impossibles à corriger. Mais, les constructeurs français sont moins bavards pour tenter d’expliquer les ennuis de Concorde en mettant en cause leurs coopérants d’Outre-Manche. D’autre part, n ce qui concerne le cas des freins, les défauts sont connus depuis près d’un an, et il semble que les palliatifs envisagés par le constructeur britannique n’ont pas eu grand effet

Le Tupolev Tu-144 a effectué son 2ème vol

Le Tupolev Tu-144 a effectué le 8 janvier son deuxième vol de 50 minutes au cours duquel il a effectué de nombreuses manoeuvres, en particulier de son nez basculant. Des journalistes soviétiques ont pu suivre ce vol à bord d’un biréacteur Tu-124 ; le Tu-144 était accompagné de l’Analogue, la maquette volante de l’avion supersonique soviétique. Bien entendu, ce premier vol est resté subsonique, comme celui du 31 décembre

Il s’écoulera encore probablement plusieurs mois avant que le Tu-144 ne puisse franchir Mach 1. Notons à ce propos que les ingénieurs occidentaux mettent en doute la capacité du Tu-144 à pouvoir – au poids annoncé de 130-150 tonnes – transporter 120 passagers à 2500 km/h. Selon eux, l’appareil de série sera franchement plus lourd (c’est ainsi que Concorde, qui offre une capacité de transport comparable, dépassera nettement les 170 tonnes dans sa version de série) ; ou bien les 6500 kilomètres annoncés ne pourront être franchis avec les réservoirs usuels, et le Tu-144 ne serait pas transatlantique. On notera d’ailleurs que l’appareil soviétique étant d’abord mis en service sur le territoire de l’URSS, pourra se contenter d’une autonomie plus restreinte.
La photographie ci-dessous, prise à l’issue du premier vol, alors que l’ingénieur Général Tupolev félicitait le pilote de l’appareil, montre au deuxième plan les entrées d’air du Tu-144.