Air & Cosmos – 10 Décembre 1966

Les problèmes de « Concorde” débattus par les Communes et par l’Assemblée Nationale.
Les 28 et 30 novembre aux Communes et le 1er décembre à l’Assemblée Nationale, les problèmes posés par la construction de « Concorde » ont été largement évoqués.
Aux Communes : Rapport du Committee of Public Accounts.
Les Communes examinaient le 28 novembre un rapport du Committee of Public, organisme jouant, Outre-Manche, un rôle comparable à celui de notre Cours des Comptes. Le Committee s’est inquiété de la progression des dépenses associées au programme « Concorde », dépenses qui ont triplé en trois ans. Plusieurs parlementaires ayant exprimé les craintes que suscite cette évolution ont provoqué une réponse de Mr Mac Dermot, Secrétaire Financier au Trésor. Celui-ci a reconnu que les lacunes du Traité ont obligé les Français comme les Britanniques à perfectionner les méthodes de contrôle financier du programme. Outre-Manche un Directeur-Général de « CONCORDE” supervise les aspects, financiers et techniques de l’opération, Mr Mac Dermot estime que la répartition du travail entre les deux industriels est sensiblement égale. L’industrie a été invitée il y a 8 mois, à faire connaître ses vues sur un système de marché à forfait qui permettrait d’alléger les contrôles gouvernementaux dont Mr Mac Dermot a reconnu qu’ils doivent être adaptés aux conditions actuelles correspondant à des projets de cette envergure.

Lancement des fabrications de « Concorde ».
Le 30 novembre ce sont les problèmes du bruit engendré par Concorde et les délais du lancement de la série qui inquiétaient les parlementaires Britanniques. M. Mulley, Ministre de l’Aviation a assuré que dès les débuts des travaux sur Concorde, l’un des objectifs avait été de limiter le bruit au décollage et à l’atterrissage à un niveau comparable à des grands avions subsoniques actuels. Il a mentionné le silencieux SNECMA qui pourrait réduire le niveau du bruit de 5 décibels. Pour la déflagration supersonique on compte que celle-ci verra ses inconvénients réduits au minimum par l’altitude à laquelle évoluera Concorde en croisière. En ce qui concerne la fabrication en série, Mr Mulley a fait état de négociations en cours avec la France et d’un accord sur les approvisionnements, dont la constitution exige de longs délais. Cet accord pourrait intervenir au cours des prochaines semaines. Mr Mulley a insisté à deux reprises sur la volonté des deux gouvernements de ne laisser se créer aucun retard susceptible de compromettre les chances de Concorde.

A L’Assemblée Nationale : Mesures financières prises pour Concorde.
A L’Assemblée Nationale une préoccupation comparable s’est exprimé lors de la discussion de l’article 27 de la loi des finances rectificatives pour 1968 (1) autorisant le Ministère de l’Economie et des Finances à donner à Sud Aviation et à la SNECMA les garanties de financement nécessaires pour permettre à ces entreprises de lancer un programme de fabrication correspondant à leur part respective dans la construction d’appareils supersoniques Concorde, destinés à être vendus à des utilisateurs français ou étrangers après approbation dudit programme au Conseil des Ministres. Le Ministre de l’Economie et des Finances est également autorisé à consentir à cet effet à Sud Aviation et à la SNECMA des prêts d’un montant global de 150 millions de francs. Il est ouvert dans les écritures du Trésor un compte spécial intitulé « Prêts à Sud Aviation et à la SNECMA destiné à retracer les versements et les remboursements de ces prêts. La dotation de ce compte est reportable sur 1967. Deux conventions seront conclues, l’une entre le Ministre de l’Economie et des Finances, d’une part, la Société Sud Aviation et, d’autre part, la SNECMA pour définir les conditions de remboursement des prêts consentis en application du présent article”.

M. René Pleven soutenu par M. Marce Anthonioz est intervenu pour demander que la garantie de l’Etat fasse l’objet d’un plafond mais cette demande n’a pas été acceptée par M. Boulin Secrétaire d’Etat au Budget, qui a également fait repousser des amendements déposés par M. Guy Ebrard pour que la garantie accordée aux sociétés nationales soit étendues aux sous-commandiers.
De l’intervention de M. Boulin, nous retiendrons que la part française dans cette première phase d’étude est de développement qui doit se poursuivre jusqu’à 1973 est de 4 milliards de F. Les autorisations de programme se répartissent ainsi : avant 1986, 857 millions, par la loi des finances pour 1966 : 373 millions ; par les décrets d’avances : 280 millions : par la loi des finances pour 1967 : 741 millions. Au total, cela fera en 1967, 2,211 millions. Les crédits de paiement sont évidemment un peu inférieurs mais ils suivent d’assez près les autorisations de programme et sont au niveau de 1,855 millions de F.

En ce qui concerne la fabrication de série pour laquelle M. Boulin a indiqué un niveau de 100 à 150 appareils, le Gouvernement Français a indiqué par ce collectif sa volonté de faire démarrer la série. Car nous avons l’avantage d’être en avance sur les Américains et tout retard viendrait compromettre le succès du Concorde. Il est donc urgent d’agir. Ce faisant, le Gouvernement Français prend solennellement position, ce qui incitera le Gouvernement Britannique qui, d’après les indications qui m’ont été fournies serait d’ailleurs prêt à donner son accord – à prendre lui-même d’une façon aussi solennelle une position identique.
Pour le financement du découvert, 3 mécanismes sont prévus : préfinancement bancaire avec garantie de l’Etat, prêts du Trésor prévus pour un montant de 150 millions de F. (Crédits de 30 millions de F prévu dans les articles 27 et 41 du collectif) et, enfin, augmentation des dotations en capital des entreprises. Sur les modalités de financement prévues à l’égard des différentes entreprises le Gouvernement Français fournira au Parlement ou, en tout cas aux Commissions intéressées, toutes précisions utiles dès que le Gouvernement Britannique aura donné son accord définitif.

En ce qui concerne le contrôle du programme, M. Boulin a exposé que le responsable est – un ingénieur de l’Air qui, en liaison avec les services des travaux publics, des finances et des armées – le ministère des armées est chef de file en la matière – contrôle techniquement cette opération, en liaison aussi, naturellement, avec nos voisins britanniques. Parallèlement, une commission financière, comprenant des représentants des mêmes ministères, suit avec précision les problèmes de financement qui découlent des différentes opérations.
(1) Journal Officiel : Débats, Assemblée Nationale. n° 107 du 2 décembre 196, pages 5158 à 5162.
Nouvelle visière pour Concorde.
La British Aircraft Corporation vient de publier ces photographies du poste de pilotage de Concorde montrant, de la place pilote, le champ de visibilité dont bénéficiera ce dernier en vol supersonique (à gauche) et en vol subsonique (à droite).
La visière, les glaces frontales du cockpit en vol supersonique, sera, en effet, sur les avions de série, remplacée par une visière transparente qui si elle réduit la visibilité vers l’avant, ne la supprimera quand même pas comment cela eut été pratiquement le cas avec une visière métallique, même échancrée. Cette nouvelle visière, longuement essayée en soufflerie, entraînera une légère pénalité sur la traînée en vol supersonique, pénalité plus que compensée, d’ailleurs, par une diminution de traînée en vol subsonique.

Les quatre photographies montrent le poste de pilotage, de haut en bas :
– En montée après décollage : nez relevé, visière abaissée.
– En vol subsonique : même configuration, mais l’appareil est horizontal.
– En vol subsonique élevé ou supersonique : visière relevée.
– En approche finale, avant l’atterrissage : nez abaissé, visière abaissée.

 

M. Robert Vergnaud présente le programme CONCORDE aux USA.
M. Robert Vergnaud, Directeur des Transports Aériens au Secrétariat Général de l’Aviation Civile a été jeudi dernier 8 décembre, l’hôte d’honneur au colloque organisé à Hartford (Connecticut) par la compagnie d’assurance Life. Ce colloque réunit périodiquement des financiers, banquiers et assureurs dont les décisions sont déterminantes dans les programmes de rééquipement des compagnies aériennes américaines. La qualité de l’auditoire souligne l’importance de l’invitation adressée à M. Vergnaud en tant que responsable du programme Concorde.

Le marché de Concorde : de 150 à 280 appareils.
Dans une première partie de son allocution, M. Vergnaud a répondu à la question : Pourquoi avons-nous créé un avion de transport supersonique ? Puis, il a détaillé les objectifs poursuivis par les responsables du programme Concorde et, analysant le marché prévu pour Concorde il a conclu dans les termes suivants :
– Deux périodes différentes doivent être prises en considération.
– D’abord jusqu’en 1975 et ensuite de 1975 à 1980.
– La première période est celle du début des avions de transport supersoniques. Les avions à réaction subsoniques tels que les Boeing 707, Douglas DC-8 et Boeing 747 seront exploités dans d’excellentes conditions sur les lignes long-courriers simultanément avec Concorde et Concorde devra se créer sa place. Au cours de cette période, nous espérons vendre 100 à 180 Concorde.

– Il est plus difficile d’évaluer le marché de Concorde au cours de la seconde période étant donné que ce marché dépendra du SST Américain et de la date de sa mise en service de cet avion. Mon impression actuelle, et je ne puis parler que de ce que je vois de notre côté de l’Atlantique, est que le programme Américain, qui est beaucoup plus important que le nôtre, ce qui est après tout normal, sortira probablement avec une capacité légèrement accrue et un rayon d’action accru. Ceci signifierait une seconde génération d’avions de plus grandes dimensions, même s’il fallait des délais un peu plus longs pour le développer et le mettre en service. Le SST Américain qui en résulterait serait ainsi un complément plus qu’un concurrent du Concorde Franco-Britannique. Nous pourrons alors vendre 50 à 100 Concorde supplémentaires car un certain nombre de transporteurs pourrait vouloir exploiter un service supersonique sans pouvoir se permettre d’acquérir le SST géant Américain. Comme vous le voyez, ces précisions ne sont pas aussi optimistes que certaines études américaines qui prévoient un marché de 316 Concorde d’ici à 1980.

La place de Concorde dans le transport aérien de la prochaine décennie.
M. Vergnaud, répondant aux questions : Comment comptons-nous atteindre nos objectifs a décrit la place qu’à son avis Concorde pourrait occuper dans le transport aérien des années 70.
– Pour commencer, j’accepte sans trop de craintes que le fait que le coût du siège-kilomètre supersonique sera légèrement plus élevé que les avions subsoniques actuels, ce qui pourrait avoir pour conséquence un tarif légèrement élevé que celui de la classe touriste.
– De combien plus élevé ?, je répondrais de 15 à 20%.
– Comment puis-je montrer autant d’assurance en transgressant le neuvième commandement ? (1). Je crois que c’est parce que je considère que le tarif actuel est plutôt inadapté. Voyons les choses en face. Qu’est-ce que le service de 1ère classe offre, en réalité, pour un supplément de prix atteignant quelquefois 70% du prix du passage en classe touriste ? Un accès différent à l’avion, un siège plus large de 16 centimètres et 16 centimètres de plus pour étendre les jambes et des repas riches, beaucoup trop de repas riches avec des boissons, et quelquefois trop de boissons. Avez-vous déjà essayé de vous représenter le prix de ce repas entre New York et Paris ? Eh bien ! Messieurs, ce prix est équivalent à six journées de séjour à New York. Cette situation pouvait être justifiée lorsque les voyages étaient beaucoup plus longs, mais vous ne resterez assis que moins de 4 heures à bord de Concorde. Non, la seule justification réaliste pour un passage de 1ère classe est le service qu’il est susceptible de procurer c’est-à-dire les heures de notre vie qui ne seront pas dépensées en voyages mais que vous aurez la liberté de consacrer à vos affaires où à votre propre plaisir. Il est plus justifié de payer un prix de passage légèrement plus élevé pour un voyage 50% plus court.

– C’est pourquoi je vois le transport aérien des prochaines années se développer selon deux voies principales correspondant à deux classes différentes de clientèles. D’abord, ce que j’appellerais le transport de masse qui sera de plus en plus économique à mesure que les dimensions des avions augmenteront et qui engendrera une abondance de clients en puissance étant donné qu’une politique de tarifs bas amènera au transport aérien et même au transport aérien international un grand nombre de gens ne disposant que de ressources modestes.
– Ensuite le transport aérien rapide correspondant à un vrai service de 1ère classe, qui épargnera aux clients pressés un temps précieux. Et parmi ces clients pressés, figureront aussi bien que des hommes d’affaires que des jeunes mariés qui veulent gagner du temps sur leur voyage à Honolulu, Acapulco, Paris ou Rome pour avoir plus de temps à passer dans ces villes.

– A la fin des années cinquante, les avions à réaction ont rapidement éliminé les avions de transport à hélices plus lents et moins confortables, et ceci malgré un supplément de 10%. Je doute beaucoup que les premiers transports supersoniques engendrent un phénomène aussi spectaculaire. Je prévois seulement que le transport supersonique se développe progressivement et lentement dans la première moitié des années 70 et, à mon avis, les caractéristiques générales de Concorde et nos dimensions modérées aideront les transporteurs aériens à faire la transition. Avec une capacité qui correspond au ¾ seulement de celle du Boeing 707 par exemple, Concorde offrira, avec sa vitesse plus élevée, une productivité en sièges passagers supérieure de 50%, Concorde sera un bon avion pour contribuer à la promotion du transport supersonique, d’abord sur les lignes longues traditionnelles et ensuite sur de nouvelles lignes, qui pourraient être plus courtes, au fur et à mesure du développement du trafic. A ce moment, vos beaux et grands SST seront arrivés. Je ne prévois pas une lutte réelle entre les deux concurrents. Comme je vous l’ai dit, je vois plutôt deux avions complémentaires. Et alors, le transport supersonique aura gagné la bataille.

Conclusions.
En conclusion de son exposé, M. Vergnaud a soumis à son auditoire les réflexions suivantes :
1 – Il y a des pays Européens qui ne se résignent pas à abdiquer dans le domaine des technologies avancées et vous, Américains, ne devriez pas interprété ceci comme une provocation mais, au contraire, comme un fait rassurant.

2 – Par la coopération industrielle Européenne, l’Europe a trouvé un moyen de revivre. Concorde est un exemple, parmi d’autres exemples, mais Concorde prouve d’une manière plus spécifique que lorsque deux pays veulent trouver un terrain commun pour une coopération industrielle, ils peuvent y arriver. La France et la Grande-Bretagne ont montré, au cours des 4 dernières années, qu’elles peuvent travailler ensemble en dépit de problème d’orgueil national, en dépassant des problèmes de conquête économique et malgré des différences d’opinion et de traditions.

3 – Nous sommes maintenant à la veille d’une grande révolution dans le transport aérien. Cette révolution se fera sentir dans de nombreux domaines. Ce sera maintenant le transport de masse par opposition au transport de privilégiés. Ceci implique, je l’ai mentionné brièvement, mais j’en suis fermement convaincu, un changement fondamental des structures tarifaires. Les hommes d’affaires, les hommes d’Etat et les gens pressés, et il y en a beaucoup, auront à leur disposition un nouveau mode de transport : le transport supersonique.

4 – Et ceci n’est pas la fin car le Concorde Mach 2,2 n’est qu’une première génération même s’il est lui-même l’aboutissement à Mach 2,2 d’une génération d’appareils. Mais au-delà il y a les Mach 3 et c’est vous qui lancerez cette gigantesque entreprise. Nous ne croyons pas que les Mach 3 ruineront les Mach 2. Nous disons qu’avec la diversité des transports de demain, les Mach 3 ne seront que le début d’une autre génération de transports encore plus rapide. Et c’est pourquoi un certain nombre d’entre nous croient que le transport supersonique devait venir et bien au bon moment et non pas trop tôt comme l’on dit ou écrit certains économistes de pays qui ne créent pas de SST.
M. Vergnaud se réfère ici au 9ème des 10 Commandements énoncés en 1961 par l’IATA sur les transports supersoniques.