Conférence presse du Président Henri ZIEGLER du 17 mars 1971

Depuis quelques mois, les attaques contre Boeing supersonique américain, sont accompagnées en France de polémiques de plus en plus violentes visant à compromettre le projet ”Concorde ».

Le Président Henri Ziegler, estime le moment venu de mettre les choses au point, et, par l’intermédiaire de la Presse, d’informer le grand public de la situation et des problèmes qui sont réellement posés.

D’entrée, il annonce son intention : présenter les faits techniques et économiques, démontrer l’inanité de la polémique actuelle, et compte tenu de la situation du monde, préciser l’impact économique, social et politique de l’accélération du vol sur longues distances.


Les faits techniques

Ils sont déjà connus. En deux ans, depuis le premier vol du 2 mars 1969, les essais ont confirmé que la performance escomptée était tenue et parfois, même dépassée. Le fameux équilibre charge utile – rayon d’action, clef du succès, est acquis.

Le pari technique est gagné maintenant

Mais de surcroît, ces essais ont montré des qualités de vol particulièrement satisfaisantes de l’appareil, très sensiblement meilleures que ce que l’on pouvait espérer. Cet appareil est facile à manoeuvrer au décollage et à l’atterrissage, en approche, en vol.

Le contrôle, aussi bien les basses vitesses que dans le domaine du transsonique et à hautes vitesses supersoniques.

Nous avons complété les essais avec l’arrêt brutal de deux moteurs, ce qui était l’un des points délicats ; le contrôle reste absolument complet. Nous pouvons dire aujourd’hui que les nombreux pilotes qui ont eu l’occasion de prendre l’appareil en mans, sont unanimes pour penser que, contrairement à ce que l’on aurait pu redouter, il ne posera pas de problème, dans le vol proprement dit, ni dans son introduction dans le système de navigation et dans le trafic général. La formulation du personnel ne causera aucune difficulté.

Les essais peuvent paraître longs, mais il faut considérer qu’il s’agit d’explorer un domaine entièrement nouveau et que l’évolution des moteurs, bien que classique, pose des problèmes techniques longs à résoudre.

Sur le premier point, le Président se félicite de la sûreté de jugement des équipes techniques et des équipages d’essais, tant français que britanniques, qui ont procédé avec méthode, et qui insensibles aux pressions de toutes sortes ont permis que l’expérimentation des prototypes se déroule sans difficulté. Puis il poursuit : »Il est, dans toute l’histoire de l’aviation un problème difficile, c’est celui de développer en même temps un avion nouveau et un moteur nouveau. Chacun sait que le développement du moteur est plus long que celui du développement de la cellule.

C’est la raison pour laquelle, le développement du moteur passe par des étapes successives pour arriver fin 72 à l’étape définitive qui permettra la certification au cours de l’année 1973. Il n’y a là que des faits absolument normaux. Ce qui était aléatoire, c’étaient les qualités générales de la cellule et de l’ensemble et la possibilité de tenir cet équilibre difficile entre la charge utile et le rayon d’action.

Cela, je le répète, nous avons maintenant la certitude d’atteindre les objectifs : sur Paris/New York, dans des conditions d’exploitation très rigoureusement définies par le S.G.A.C, la charge utile sera de 24.000 lbs avec une marge de = 3500 lbs. Ces conditions d’exploitation sont particulièrement rigoureuses. Des discussions ont lieu à ce sujet et dans des conditions dites, conditions FAR, la charge utile se trouve augmentée d’environ 4000 lbs. Vous verrez d’ailleurs tout-à-l’ heure que ce parcours est très loin d’être la seule référence pour l’approbation globale des possibilités de l’appareil.

Tronçon 16 des avions de série n° 2 et3

Le Président dénonce ensuite un certain parti pris contre l’avion supersonique qui polluerait l’atmosphère et serait une source importante de gêne pour la population”.

La pollution atmosphérique est due à l’accroissement explosif de la population et à celui des moyens dont elle est entourée : automobiles, centrales thermiques, industries chimiques en particulier. La part de l’aviation est ici insignifiante.

En ce qui concerne ”CONCORDE », le problème est à l’étude depuis longtemps et l’adoption, sur les avions de série, des chambres annulaires, devrait pratiquement supprimer l’émission de fumées.

En ce qui concerne le « BANG”, le Président rappelle que les conditions dans lesquelles ce phénomène se produit sont mal connues. La régularité du vol intervient pour beaucoup par les bangs explosifs proviennent le plus souvent d’avions militaires qui évoluent rapidement et parfois trop bas. D’ailleurs, depuis plusieurs dizaines d’années, de très nombreux avions militaires effectuent des vols supersoniques au-dessus des territoires à population dense, et les réclamations sont très limitées en nombre. Pour la plupart, elles sont dues à des conditions particulièrement critiques de certains vols militaires.

L’altitude a aussi une influence importante, mais qui ne sera vraiment connue que lorsque plusieurs années de développement auront permis de cerner le problème. D’ailleurs, une part importante des vols de ”Concorde » aura lieu au-dessus de régions désertiques ou océaniques.

Abordant le problème du bruit, le Président présente un certain nombre de tableaux montrant les objectifs poursuivis à ce sujet. Par rapport aux principaux avions en service, « Concorde” sera moins bruyant à l’approche, équivalent au décollage, légèrement plus bruyant latéralement.
”D’ailleurs, là encore l’objectivité est nécessaire et l’aviation ne doit pas être le point de mire exclusif de toutes les campagnes et de toutes les polémiques.

Mais c’est un fait que l’aéroport est une telle source d’activités économiques de nature les plus diverses, qu’à peine créé il est un pôle d’attraction fantastique. Les habitants eux-mêmes, pour se rapprocher de leur point d’activité, construisent au voisinage, et après ils se plaignent !

Je crois qu’il faut en tirer la philosophie : si l’aviation apporte une gêne, elle apporte aussi une immense source de richesse ».

Arrivée au hangar de Concorde 001 au retour d’un vol de nuit

Faits économiques

Le Président rappelle le coût du programme de développement : 11 milliards de francs répartis par moitié entre la France et la Grande-Bretagne. Si le coût est très supérieur au coût prévu il y a dix ans, cela s’explique par l’érosion de la monnaie, par l’accroissement général des coûts et surtout par le fait que l’appareil construit est très différent de l’appareil originellement prévu. De plus ce coût est à répartir sur plus de 12 ans et ne représente annuellement qu’un montant insignifiant par rapport aux dépenses françaises annuelles de tabacs ou à celles effectuées sur les champs de courses.

Le coût de l’appareil, de 150 millions de francs, ne doit pas stupéfier. Ce prix est cohérent avec celui des appareils récents et si la capacité de « Concorde” est plus faible, sa vitesse est double, ce qui entraîne, pour son exploitation, une productivité fantastique.

Au cours de sa vie, ”Concorde » produira 5,8 milliards de sièges/kilomètre. Avec un remplissage de 50 personnes, le coût d’amortissement, par siège/kilomètre, n’est que de 5 centimes, soit la moitié environ du coût correspondant pour une voiture de tourisme.

Pour le Président Ziegler, la rentabilité en exploitation de « Concorde” est essentiellement un problème des compagnies aériennes. C’est difficile mais classique. Il suffit de se rappeler les polémiques qui ont accompagné l’apparition sur les lignes des premiers avions à réaction pour lesquels des difficultés identiques furent mises en avant, difficultés qui ont été finalement très vite résolues.

En fait, il s’agit de moduler convenablement les tarifs. S’appuyant sur quelques graphiques et tableaux, le Président démontre que pour ”Concorde » un tarif intermédiaire entre celui de la classe touriste et celui de la 1ère classe sera probablement choisi.

Des flottes mixtes comprenant des avions supersoniques auront une production supérieure à celle des flottes entièrement subsoniques. Il y a donc un ajustement à réaliser et « Concorde” sera rentable.

L’aspect social

”Tous ceux qui parlent allègrement de tuer le programme ”Concorde » oublient un certain nombre de choses fondamentales. Ils en oublient une, c’est l’absurdité d’arrêter une affaire lorsque l’on a fait les 2/3 des dépenses, que l’on est sûr que l’affaire marchera bien et de jeter simplement au panier toutes ses dépenses déjà faites. C’est inconcevable.

De surcroit, le programme de développement « Concorde” emploie en France et en Grande-Bretagne, de l’ordre de 25.000 personnes, en emploi direct, soit chez les avionneurs, soit chez les motoristes, soit chez les fabricants d’équipements. Et c’est cette raison pour laquelle
Aujourd’hui, les groupes sociaux qui étaient restés à l’écart de ce débat, tant en France qu’aux Etats-Unis, y prennent in intérêt très direct et interviennent maintenant pour faire entendre aussi leur voix dans cette polémique.

Le véritable problème économique de ”CONCORDE » et des avions supersoniques est celui des compagnies aériennes. Il est certain que ces dernières traversent aujourd’hui une crise très sérieuse qui tient d’une part à un certain tassement du trafic et d’autre part à l’inflation considérable des coûts qui a été à la fois inattendue dans son volume et extrêmement rapide dans son impact. Il n’y a pas eu de possibilités de prendre, en temps voulu, les mesures correctives, de telle sorte que nous avons aujourd’hui cette situation économique tout à fait inattendue : un grand nombre de grandes compagnies mondiales et notamment américaines sont dans une situation très sérieuse, quelque fois très grave. Leurs possibilités d’investissement se trouvent fortement réduites, d’autant plus que le coût des emprunts s’est accru lui aussi dans des proportions considérables ».

C’est un problème qui a touché aussi l’industrie aéronautique. Mais l’espèce de récession brutale et rapide à laquelle on assiste (affaires Rolls-Royce, Lockheed et même Boeing) ne saurait durer. D’ici quelques années des solutions seront trouvées qui devraient permettre une reprise franche des investissements dans le transport aérien.

Le Président contre-attaque

Revenant sur les polémiques françaises récentes concernant « CONCORDE”, le Président contre-attaque en citant des arguments favorables qu’un des polémistes lui-même avançait il y a quelques années : il y aura une aviation de transport supersonique. C’est encore plus évident, maintenant que les Soviétiques s’apprêtent à relier Moscou au Pacifique et à l’Inde avec le supersonique ”TU-144 ». Enfin il constate qu’après bien des tergiversations, Boeing lui-même a abandonné la géométrie variable pour son SST au profit de la formule même de « Concorde”.

Quant à l’argumentation consistant à dire qu’on aurait dû atteindre Mach 2,7, cela pose le problème technologique du titane ; il est visible maintenant qu’une telle attitude aurait conduit à retarder la mise en service de l’avion correspondant : entre ”Concorde » et le « Boeing SST”, il y a un décalage de plusieurs années.

La situation mondiale

C’est ce qui domine la situation. Le fait est là : les Soviétiques s’apprêtent à lancer en octobre le Tu-144 sur les lignes commerciales.
Ils ont déclenchés à cette occasion une campagne de marketing et de présentation commerciale tout à fait remarquable, d’autant plus que c’est très inhabituel de leur part.

« De toute façon, même si, comme il ressort d’autres analyses, les exploitations en 1971 n’avaient qu’un caractère de préexploitation, il est certain qu’en 1972 ou 1973, cette exploitation devrait avoir pris une importance significative, et à ce moment-là, la chose que l’on peut regretter, c’est qu’on ait pris du retard dans l’effort européen. Et je crois que l’on peut se poser la question de savoir maintenant s’il faut arrêter ou retarder, la question réelle est de savoir quel moyen on peut prendre pour accélérer les choses, de façon à être sur le marché en temps voulu pour ne pas laisser la totalité de l’avantage du marché à celui qui aura une avance substantielle dans son apparition”.

Les polémiques sur l’existence future du transport supersonique sont dépassées : le Tu-144 sera commercialisé cette année.

”Ce dont il faut se rendre compte c’est qu’on a beaucoup trop parlé. On a fait une véritable concentration sur la ligne de Paris/New York ou Londres/New York, sur laquelle, volant en 7 heures, on ne gagnait que 3h30. Effectivement si cela n’est pas sans intérêt, on peut être certain que tous ceux dont les obligations professionnelles obligent à faire des voyages tellement fréquents, un gain de temps de cette nature serait une source d’efficacité et de diminution de la fatigue qui ne serait pas négligeable. Mais ce que l’on oublie, c’est que toute une partie du monde est situé à des distances considérables, le parcours de l’Europe en Australie représentant de l’ordre de 30 à 36 heures de voyage. Le parcours du Japon est très long. Ces pays sont en expansion formidable. Les liaisons à travers le Pacifique se font sur des distances d’une tout autre dimension que la petite distance transatlantique, et c’est là où le vol supersonique va apporter une révolution considérable ».

Puis le Président présente une carte qu’il commente ainsi :

”Voici ce que devient le monde à l’échelle supersonique, voilà que l’Australie s’est rapprochée de l’Europe et se trouve à la distance de Bombay. Le Cap se trouve au milieu du Sahara, distance considérée aujourd’hui comme courte. Voilà où le continent sud-américain se rapproche de l’Europe. Voilà ce que devient l’Europe, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique du sud à l’échelle supersonique. Et si d’aventure, les oppositions et les objections à l’introduction du supersonique gagnaient temporairement une victoire aux Etats-Unis, voyez ce que deviendrait l’image du monde avec des continents rapprochés d’une façon extraordinairement significative, et le continent américain restant à la dérive et s’éloignant du reste du monde.

Ceci est une réalité ! Imaginez-vous qu’après mûres réflexions et mûres analyses, une situation comme celle-là durerait longtemps ?


Mais de toute façon ce sur quoi je veux insister, c’est que l’arrivée du supersonique représentera pour l’économie mondiale, l’économie planétaire, une transformation absolument fondamentale et qu’il résultera des modifications dans les concepts économiques, des rapprochements sociaux, des évolutions politiques considérables.

Eh bien Messieurs, ça n’est plus du domaine de l’imagination et du rêve : c’est une réalité ! Demain ou l’année prochaine, l’année d’après, nous verrons ceci rentrer dans les faits par le Tu-144. Et bien est-il imaginable que ce soit à ce moment-là que l’Europe, qui a fait cet effort et qui a surmonté ces principaux obstacles, abandonne la partie ? »

Enfin le Président dit son intention de continuer à s’opposer à ceux qui cherchent à détruire cet effort qui a été fait ici et qui est d’une importance fondamentale pour la position de l’économie de nos pays d’Europe dans le monde de demain.