Comme on pouvait s’y attendre, l’avion commercial supersonique Franco-britannique “Concorde” a été au Salon de Paris la vedette des stands de Sud-Aviation et de la British Aircraft Corporation. Ce vif intérêt s’expliquait d’autant plus d’ailleurs que, quelques jours avant l’inauguration du Salon, une compagnie aérienne américaine avait commandé six appareils.
Cette décision, on le sait, a suscité de nombreux commentaires. Il est inutile pour le moment de se demander si les motifs qui ont inspiré Juan T. Trippe, président de Pan American Airways, ont été essentiellement d’ordre politique dans le but de forcer l’administration Kennedy à repenser la question d’un avion supersonique de construction américaine, ou si sa décision n’a été dictée que par des considérations d’ordre commercial, Pan American voulant être la première compagnie à utiliser des avions de ligne supersoniques. Ce qui est certain, c’est que cette commande aura eu pour effet, entre autres, de mettre en relief les différences fondamentales qui séparent le projet franco-britannique du projet américain d’avion à Mach 3. Résumer ces différences à une seule, la vitesse, c’est vouloir simplifier un peu trop le problème.
L’avantage de l’avion à Mach 3 du point de vue temps de vol est relativement petit ; en effet, sur un parcours de 5400 kilomètres, il ne permet qu’un gain de temps de trente minutes par rapport à un avion à Mach 2,2. La principale raison du choix de l’American Supersonic Transport Advisory Group est que l’avion à Mach 3 entrera en service avec une avance technique considérable ; au début, il sera utilisé aux alentours de Mach 2 mais, étant construit en matériaux résistant à la chaleur, il sera possible d’utiliser pleinement ses possibilités à mesure qu’on gagnera de l’expérience dans le domaine des vitesses correspondant à Mach 3. L’exposition de Paris a donné aux sociétés Sud Aviation et British Aircraft Corporation l’occasion d’exprimer leurs vues sur la conception de l’avion désigné Concorde et d’expliquer les raisons pour lesquelles leur choix s’était porté sur un avion à Mach 2,2. Avant la signature d’un accord de coopération entre les deux compagnies, Sud-Aviation et la British Aircraft Corporation étaient arrivés à la conclusion que la vitesse de croisière correspondant à Mach 2,2 était la solution la plus sage pour un avion civil supersonique. C’est cette identité de vues qui a conduit à la signature d’un accord entre les deux compagnies. Le choix de la solution à Mach 2,2 est essentiellement dicté par une question de prix de revient. A l’heure actuelle, la Grande-Bretagne et la France ont toutes deux une très vaste expérience des avions à Mach 2 ; avant que le “Concorde” n’entre en service, cette expérience se sera étendue grâce aux vols d’essais et à l’exploitation des avions militaires. Par contre l’expérience acquise dans le domaine du vol à Mach 3 sera encore très limitée en 1970 ; elle nécessitera d’ailleurs de coûteux programme d’essais de prototypes.
Le point critique est le problème causé par la chaleur. A Mach 2,2 la température de la structure est d’environ 120°C ; à Mach 3, cette température atteint 275°C. Comme le point d’inflammation spontanée des carburants est d’environ 250°C, les réservoirs d’un avion à Mach 3 devront être isolés thermiquement. A cette température, les nombreux problèmes liés à l’isolement thermique des circuits de bord et de la cabine des passagers deviennent plus difficiles à résoudre. Pour le revêtement et les structures, il faudrait avoir recours à des matériaux résistants à ces chaleurs et, à l’heure actuelle, les deux seuls matériaux qui remplissent ces conditions sont deux métaux lourds : l’acier et le titane. Tous ces facteurs impliquent la construction d’un avion lourd (d’autant plus qu’il faudra emporter une grande quantité de carburant). D’autre part, pour ne pas dépasser le niveau admissible du bang sonique (qui dépend de la vitesse et du poids) l’avion à Mach 3 devra voler à altitude élevée ce qui nécessitera une nouvelle protection contre les radiations. En plus de ces problèmes de structure, il faudra un groupe propulseur d’une grande souplesse de fonctionnement pour permettre une exploitation efficace dans toute la gamme de vitesse allant de Mach 3 aux faibles vitesses d’attente. Comme on le voit, les problèmes font boule de neige dès qu’on s’attaque au mur de la chaleur – si l’on peut dire.
Tous ces problèmes ne sont évidemment pas insurmontables mais, en supposant qu’un tel avion ne soit pas construit que pour des raisons de prestige, encore faut-il pouvoir le vendre et l’exploiter avec une certaine marge de bénéfice. Les frais de mise au point de l’avion franco-britannique à Mach 2,2 et ceux de l’avion américain à Mach 3 sont estimés respectivement à 500 millions et à 1 milliard de dollars. Le prix de vente et les frais d’entretien de l’avion à Mach 3 seront sans doute plus élevés que ceux de l’avion à Mach 2,2. Les constructeurs européens, tout en reconnaissant que le prix d’achat de l’avion à Mach 2,2 sera plus élevé que celui des avions actuels, à vitesse subsonique, estiment que la mise de fonds initiale plus élevée sera compensée par une réduction importante du prix de l’avion au kilomètre et par des frais directs d’exploitation équivalents à ceux d’un avion subsonique. L’avion supersonique “Concorde” volera deux fois plus vite que les appareils actuels et, même en tenant compte des temps d’immobilisation au sol, sa productivité sera deux fois supérieure. Un avion à Mach 3 serait immobilisé au sol aussi longtemps qu’un avion à Mach 2,2 et comme il ne mettrait que 30 minutes de moins qu’un avion à Mach 2,2 ne pourraient finalement être amortis que sous forme de subventions ou par une augmentation du prix du transport. Les constructeurs européens pensent que l’avantage de l’avion à Mach 3 du point de vue temps de vol est trop faible pour que les passagers soient disposés à payer un supplément et aussi que la construction d’un tel appareil ne se justifiera que lorsque les techniques de fabrication permettront de construire un avion rentable sans augmentation des frais d’exploitation.
Les renseignements recueillis aux stands de Sud-Aviation et de la British Aircraft Corporation permettent de faire le point. Comme il a déjà été indiqué (cf Interavia 1/1963, page 29) les travaux seront également répartis entre la France et la Grande-Bretagne et contrôlés de part et d’autre par les gouvernements des deux pays. Sud-Aviation et la British Aircraft Corporation assureront respectivement la fabrication de 60% et 40% des éléments de la cellule. Pour les propulseurs les rôles seront inversés : Bristol Siddeley 60% et la SNECMA 40%. La fabrication des sous-ensembles de la cellule sera assurée par les deux compagnies mais les outillages et gabarits n’existeront pas en double exemplaire ce qui nécessitera un double courant de pièces entre les deux pays. Les avions complets seront assemblés simultanément en France et en Grande-Bretagne. La propulsion des groupes propulseurs se fera suivant une procédure différente : les deux compagnies fabriqueront les ensembles complets.
British Aircraft Corporation construira les éléments du fuselage représentés en noir et les nacelles réacteurs et sera également responsable du circuit électrique, de l’insonorisation et de l’isolement thermique, du circuit d’oxygène, du circuit de carburant, de l’installation des groupes réacteurs et des équipements de détection et d’extinction des incendies.
Sud-Aviation fabriquera les parties représentées en grisé clair et les circuits hydrauliques, les commandes de vol, les équipements de navigation, l’installation radio et les appareils de conditionnement d’air
Bien que les travaux de recherche et de mise au point soient à un stade avancé et qu’un nombre considérable d’essais en soufflerie ait été effectué, il se pourrait que certains détails aérodynamiques nécessitent des modifications lorsque l’avion expérimental BAC Type 221 aura exploré tout le domaine de vol du “Concorde” (le T-221 est une Fairey Delta 2 qui a subi des modifications importantes et qui possède l’aile delta à flèche évolutive du “Concorde” ; son premier vol est prévu pour cet été ou pour cet automne).
A Mach 2,2 la température de la structure (à l’exception des bords d’attaque) ne dépasse pas 120°C. Les essais effectués avec l’alliage léger “AUGN2” montrent qu’après 10.000 heures à 130°C le métal conserve 90% de sa résistance maximale. Il sera donc possible d’utiliser des alliages d’aluminium et les techniques classiques de fabrication. Les surfaces soumises à de fortes contraintes thermiques seront en acier et titane. Les élevons et les gouvernails de profondeur seront en acier ; les nacelles des réacteurs seront en acier et titane. La plupart des éléments structuraux seront usinés dans la masse.
On avait envisagé au début de fabriquer un fuselage sans hublot mais les recherches ont montré que, pour des vitesses supersoniques faibles, l’incorporation de hublots ne présentait aucune difficulté. L’avion sera donc muni de doubles hublots classiques ; on en compte 45 de chaque côté sur les maquettes et les dessins. Le pare-brise du poste de pilotage sera constitué de cinq panneaux ; pour réduire la traînée, les trois panneaux centraux seront masqués en vol supersonique par un bouclier escamotable en acier.
Le point d’inflammation spontanée du carburant étant de d’environ 250°C et la température de la structure ne dépassant pas 120°C, il sera possible de stocker le carburant dans des réservoirs d’ailes. Le carburant pourra même absorber une partie de la chaleur que lui fourniront les échangeurs qui assurent le refroidissement de l’air de la cabine. L’air de conditionnement sera prélevé sur les réacteurs à 300°C environ, puis refroidi en passant dans les échangeurs de chaleur et enfin détendu ; ce cycle détruit l’ozone toxique qui se forme aux altitudes auxquelles croisera l’appareil.
Les firmes responsables de la fabrication de la cellule BAC et Sud-Aviation construiront les nacelles et le canal d’entrée d’air. Bristol Siddeley fabriquera le moteur de base tandis que le SNECMA sera chargée de la post-combustion, de la tuyère convergente-divergente, du silencieux et de l’inverseur de poussée.
On sait que le turboréacteur à double flux constitue la solution la plus économique pour le vol à vitesses subsoniques et sonique ; mais son rendement, comparé à celui du réacteur à simple flux, tombe à mesure que la vitesse augmente. Une analyse détaillée des frais d’exploitation a montré que l’adoption du simple flux provoque une économie de l’ordre de 125.000 livres sterling par avion et par an. Le moteur Olympus qui a été choisi totalise, depuis sa mise en service en 1950, un nombre considérable d’heures de vol, notamment sur les Vulcan et Canberra de la RAF. Ce dernier appareil s’est alloué en 1953 et 1955 les records mondiaux d’altitude. Une version supersonique de ce moteur est à l’étude depuis quelques temps pour le TSR-2 et sa version civile, l’Olympus 593, équipera le ”Concorde”.
Les quatre réacteurs seront montés sous la voilure dans deux nacelles contenant chacune deux réacteurs côte à côte, séparés par une paroi. Les entrées d’air ont une section rectangulaire ; une paroi mobile constituant la surface supérieure permet de maintenir un rendement élevé pour toute la gamme de vitesses. La couche limite est absorbée par une fente située entre la paroi supérieure du canal d’entrée et l’intrados de la voilure. Cet air est utilisé pour refroidir le turboréacteur et pour stabiliser l’écoulement du jet dans le divergent de la tuyère. Un orifice de décharge à action rapide situé dans le diffuseur équilibre le débit d’air fourni par la manche et celui demandé par le moteur à vitesses supersoniques. Le canal d’éjection comprend : une chambre de postcombustion, une tuyère convergente à section variable avec silencieux, une tuyère divergente à section constante et un inverseur de poussée. La post-combustion (limitée à 1450°K) est disponible pour une augmentation de poussée au cours de l’accélération transsonique.
Le système de postcombustion mis au pas par la SNECMA pour le turboréacteur Atar 9 permet de contrôler le régime moteur avec ou sans postcombustion à l’aide d’une seule manette. L’inverseur de poussée est totalement escamoté en fonctionnement normal ; il comprend deux obstacles qui dirigent le jet vers deux orifices déflecteurs à travers lesquels les gaz sont déviés vers l’avant sur l’intrados et l’extrados de la partie arrière de la nacelle. Ce dispositif assure une contre-poussée de l’ordre de 45% de la poussée normale. Le canal d’éjection possède son propre carénage indépendant de la structure de l’aile.
Un tableau simplifié de répartition des fabrications publié par BAC/Sud-Aviation montre que Sud-Aviation est responsable des circuits hydrauliques, des commandes de vol, des équipements de navigation, de l’appareillage radio et du conditionnement d’air et British Aircraft Corporation est responsable des circuits électriques, de l’insonorisation et de l’isolement thermique, des circuits d’oxygène, des circuits de carburant, de l’installation des réacteurs et du système de détection et d’extinction d’incendie. Cela ne signifie pas, cependant, que chaque circuit sera exclusivement français ou exclusivement britannique ; en effet de nombreux sous-traitants fabriquent sous licence ou sont associés.
Les performances au décollage et à l’atterrissage du “Concorde” seront meilleures que celles de la première génération d’avions civils à réaction. A pleine puissance, la distance de décollage sera de l’ordre de 1500 mètres. A 80% de la puissance (réduction du bruit) cette distance sera de 2100 mètres. La montée se faisant suivant une pente élevée, le bruit diminuera rapidement dans la zone de l’aéroport ; les calculs ont montré qu’à 4,8 kilomètres de distance du point de départ le bruit sera inférieur à 20 dB à celui de la “Caravelle”. L’avion ne volera à vitesse supersonique qu’à partir de 12.000 mètres d’altitude. La post-combustion sera utilisée pour que la zone transsonique soit franchie le plus rapidement possible ; c’est en effet aux alentours de Mach 1 que le rendement est le plus bas. L’avion atteindra une vitesse de croisière correspondant à Mach 2,2 à 53.000 pieds environ. La surpression produite par l’avion volant à une altitude de croisière comprise entre 59.000 et 63.000 pieds (18.000-19.000 mètres) ne sera que de 4,9 kg/m² lorsqu’elle atteindra le sol (la surpression admissible est de 9,7 kg/m²).
Les vitesses et procédures d’attente seront conforment à celles qui sont actuellement en vigueur ; les distances franchissables ont été calculées en conséquence. La vitesse d’atterrissage sera de l’ordre de 260 km/h.
Caractéristiques et Performances du Concorde (Version Long-Courrier)
Longueur Hors-Tout | 51,80 mètres |
Envergure | 23,50mètres |
Poids au décollage | 120 tonnes |
Distance franchissable (avec réserves) au poids maximum | 6000 kilomètres |
Longueur de la piste au décollage (poids maximum, atmosphère standard + 10°C au niveau de la mer) | 2600 mètres |
Longueur de la piste à l’atterrissage (poids maximum, atmosphère standard + 10°C au niveau de la mer) | 1980 mètres |