Au cours de la 27ème Assemblée annuelle de l’Institut of the Aéronautical Sciences (réunie à l’Hôtel Astor de New York, à la fin de janvier 1959), une centaine de communications ont été présentées, dont trois suscitèrent un vif intérêt dans les milieux du transport aérien. Les représentants des compagnies de transport aérien assistant à cette conférence, pour la plupart des ingénieurs appartenant aux American Airlines, à la Swissair, aux TWA et à UAL, participèrent même activement aux discussions. Ces trois communications, consacrées à un sujet d’avant-garde, celui des avions de transport supersoniques portaient les titres suivants (*) :

  • Commercial Air Transportation Beyond the Subsonic Jets (le transport aérien commercial après les avions à réaction subsoniques), par R.C Sebold, vice-président chargé des études à la Division Convair de la General Dynamics Corporation.
  • Operating the Supersonic Transport (l’exploitation de l’avion supersonique), par M.L Pennell, ingénieur en chef de la division des avions de transport de la Boeing Airplane Company.
  • Supersonic Transports–Their Economics and Timing (les avions de transport supersoniques–leur économie et l’époque de leur apparition), par E.F. Burton, vice-président chargé des études relatives aux avions de transport, et V.V. Holmes, ingénieur chargé des projets d’avant-garde de la Douglas Aircraft Company. Il ne saurait être question, dans les limites de cet article, d’analyser ces études qui sont extrêmement détaillées. On se bornera à en extraire les points sur lesquels les opinions convergent ou divergent, d’après les réponses à sept questions fondamentales.

(*) Le texte de ces communications ainsi que celui des discussions qu’elles ont suscitées sont publiés sous le titre ”Supersonic Transports » (Proceedings) ; le volume est en vente à l’Institute of the Aeronautical Sciences, Inc ? East 64th Street, New York 21, N.Y. « Sherman M. Fairchild Publication Fund Paper” No. FF-20, price $ 2.00).

1 – Qui ?

Tous les constructeurs de premier plan aux Etats-Unis ont déjà entrepris d’étudier des projets en vue de la réalisation à long-terme d’avions de transport commercial supersoniques ; ces constructeurs sont Lockheed, Convair, Boeing et Douglas (*). M. Sebold a indiqué que Convair a été jusqu’à étudier au moyen de calculateurs électroniques plus de 100.000 paramètres se rapportant à des formules d’avions de transport supersoniques et consacrer plus de 10.000 heures de soufflerie à expérimenter celles de ces diverses formules qui sont les plus prometteuses. Il est également évident qu’au sein de compagnies de transport internationales, ceux qui sont chargés des programmes à longue échéance ne tiennent pas à se commettre trop tôt dans des estimations du développement futur de leurs entreprises dynamiques et qu’ils entendent avoir voix au chapitre.

(*) Lockheed n’a pas participé aux discussions de New York ; cependant il est possible de se faire une idée des projets en cours d’élaboration à Burkank d’après l’interview de M. Hall L. Hibbard parue dans Interavia N° 1 – 1958.

Qui voyagera à bord de ces avions supersoniques ?

Sur ce point tous les conférenciers se rencontrèrent pour citer les directeurs d’entreprises pressés parmi les premiers passagers. Selon M.M. Birtonet Holmes, l’avion volant à Mach 3 permettra à l’homme d’affaires surmené (ou à un secrétaire d’Etat) de se rendre de New York à Paris, de travailler à Paris pendant les 8 heures correspondant à une journée de travail normal et de rentrer à New York sans dépasser les 16 heures de son activité quotidienne.

Et M. Sebold a même fourni un exemple encore plus saisissant, extrait de l’emploi du temps d’un homme d’affaires new-yorkais de 1970 :

– 8h00 (heure de la côte est) – Sa femme lui rappelle qu’il est temps pour lui de se rendre à son bureau. Il répond qu’il dispose d’une demi-heure supplémentaire, car sa conférence doit avoir lieu sur la côte ouest et non à Manhattan.

– 8h30 (côte est) – Il quitte son appartement pour gagner l’aéroport.

– 9h30 (côte est) – L’avion supersonique décolle.

– 8h00 (heure de la côte ouest) – Il arrive à Los Angeles.

– 9h00 (côte ouest) – La conférence commence.

2 – Quand ?

Tous les conférenciers s’accordent pour reconnaître que l’avion de transport supersonique ne peut pas et ne doit pas être mis en service trop tôt. En effet, les compagnies de transport viennent à peine d’engager des milliards de dollars pour l’achat d’avion à réaction subsoniques, dont une grande partie ne seront pas livrés avant plusieurs années, avions qui doivent rester en service pendant dix ans, au moins, pour que les compagnies aient le temps de les payer. Dans ces conditions, pour des raisons d’ordre économique, il est probable qu’un service régulier d’avions supersoniques ne sera créé, au plus tôt, qu’après 1970. Les constructeurs américains ont donc décidé de tabler immédiatement sur une vitesse entre Mach 3 et Mach 5 pour les avions commerciaux de la prochaine génération, faisant catégoriquement l’impasse de l’étape Mach1.5 à Mach 2

Composition représentant un avion de transport commercial volant à Mach 3 ou Mach 5 qui apparaîtra après 1970 ; Il s’agit d’une des centaines de formules envisagées par la Divison Convair de la General Dynamics Corporation.

Selon M. Sebold, les appareils de Mach 1,5 – Mach 2 pourraient soutenir la concurrence au mieux pendant cinq ans, alors qu’il sera possible de tabler sur quinze ou vingt ans pour le maintien en exploitation de l’avion de Mach 3 – Mach 5.

Bien que les techniques requises pour Mach 3 soient déjà si avancées qu’aucune nouvelle percée ne soit nécessaire pour que la réalisation d’un avion de transport commercial pouvant prétendre au certificat de navigabilité soit possible, il ne subsiste pas moins un grand nombre de détails à résoudre, se rapportant aux formes aéronautiques, à la conception des cellules, à la propulsion, à l’exploitation et au contrôle de la circulation. On estime qu’un délai de dix à douze ans pourrait suffire pour cette besogne.

3 – Ou ?

Seules les étapes réellement longues (liaisons à travers l’Atlantique, d’une côte à l’autre des Etats-Unis, à destination de l’Amérique Latine, de l’Afrique du Sud, de l’Asie du Sud-Est) sont justiciables de l’avion de transport supersonique. Comme les avions évoluant entre Mach 3 et Mach 5 engendrent des ondes de choc extrêmement puissantes, (les bangs soniques bien connus) les autorités devront exiger qu’au dessous de 11.000 mètres, ils volent en subsonique.

Monsieur Sebold a trouvé pour définir cette altitude une formule saisissante, l’altitude de la civilisation. L’altitude de croisière normale des avions supersoniques entre 18.000 et 20.000 mètres, selon les moteurs utilisés et le nombre de Mach pratiqué. De ce fait, il faudra à ces avions un temps relativement long (d’où une forte consommation) pour atteindre en subsonique l’altitude de civilisation au-delà de laquelle ils pourront s’établir en régime supersonique. Le ralentissement et la descente devront s’amorcer près de 500 kilomètres avant le point de destination.

Compte tenu du temps et du carburant ainsi sacrifiés, il est donc évident que les avions de transport supersoniques ne seront rentables que sur les très longues distances. Les 2150 milles marins d’une étape transcontinentales correspondent au minimum accessible, l’idéal étant l’étape transatlantique sans escale de 3200 milles marins, comme Paris-New York par exemple.

A la vitesse de croisière de Mach 3, la durée d’un voyage transcontinental serait de 80 minutes (selon M. Sebold) et celle d’une traversée de l’Atlantique serait de 2 heures 18 minutes (selon M. Pennell).

D’autre part, il convient d’admettre que les futurs avions supersoniques devront se contenter des longueurs de pistes dont s’accommodent les avions à réaction subsoniques, car il ne saurait être question d’allonger encore les pistes des grands aéroports actuels. En considération des énormes poussées que développent les réacteurs à post-combustion (qui seront indispensables pour les liaisons supersoniques à haute altitude), le problème du décollage de ces avions sur les pistes actuelles n’implique aucune difficulté technique particulière ; c’est le problème du bruit qu’il importera de résoudre en premier lieu.

M.D. Gerdan, directeur technique de la division Allisson de la General Motors, a fait remarquer, au cours des discussions, que ce seul problème pourrait fort bien retarder de plusieurs années l’apparition de l’avion supersonique sur les lignes.

4 – Quoi ?

Lorsqu’il est question de la conception du futur avion de transport supersonique, les idées des divers constructeurs commencent à diverger, ce qui est d’ailleurs compréhensible.

Après avoir examiné les formules les plus diverses (ailes en flèche, delta, double delta), Convair à abouti à une conclusion d’ordre général selon laquelle l’avion, sur lequel on s’arrêtera en définitive pourrait sans doute trouver sa place dans une boite de 9 à 15 mètres de haut, de 20 à 30 mètres de large et de 50 à 70 mètres de long (M. Sebold). Il sera aménagé pour 135 passagers à peu près.

Boeing, apparemment, préconise un avion légèrement plus important pour 150 passagers (M. Pennell).

Quant à Douglas, les ingénieurs Burton et Holmes présentent comme suit les caractéristiques générales d’un avion type établi pour Mach 3 :

  • Distance franchissable : (charge limitée 3500 milles marins par la capacité).
  • Vitesse de croisière : 1725 nœuds.
  • Vitesse commerciale sur une étape de 3500 milles marins : 1460 nœuds.
  • Frais d’exploitation directs : 4 dollars/heure.
  • Nombre de passagers : 160
  • Nombre de moteurs : 6
  • Poids total au décollage de 225.000 à 220.000 kg
  • Poids à vide (sans équipement d’exploitation) de 90.000 à 115.000 kg

Les ingénieurs d’étude auront à déployer tous leurs efforts afin d’aboutir à un poids minimum pour la cellule (construction en sandwich), en dépit du recours à des matériaux résistant à la chaleur comme l’acier inoxydable et les alliages de titane, tout en lui conférant un rapport portance/traînée ou finesse aérodynamique maximum (Convair est convaincu qu’une finesse de 7,5 pourra être obtenue pour Mach 3 et de 7 pour Mach 5). En ce qui concerne les moteurs, les ingénieurs d’études devront perfectionner encore davantage les entrées d’air à formes variables (en vue d’un effet de bourrage maximum), augmenter les températures de service au niveau de la turbine et du canal de post-combustion et obtenir une réduction de la consommation.

Pour le moment, les seuls turboréacteurs à post-combustion sont envisagés, mais les tenants des groupes combinés à statoréacteur poursuivent leurs activités

Plan du vol d’un service Paris-New York établi par M. M. L. Pennell, de la Boeing Airplane Company : vitesse de croisière Mach 3 ; au lieu d’une montée continue de croisière (ligne interrompue), le principe adopté sera celui d’une croisière en gradins, allant de l’altitude initiale de 20.800 mètres à l’altitude finale de 22.000 mètres : temps de vol : 2 heures 18 minutes.

5 – Comment ?

Les opinions diffèrent également quant aux détails de la mise en œuvre des avions supersoniques. Il est un point qui présente un intérêt immédiat pour le futur passager ; l’avion aura-t-il ou n’aura-t-il pas de hublots ? Convair et Douglas estiment que les hublots correspondent à une complication inutile, d’autant plus qu’il importe, à tout prix, d’éviter dans les cabines toute chute brutale de la pression aux altitudes comprises entre 18.000 et 25.000 mètres (à la pression normale correspondant à l’altitude de 19.000 mètres, l’eau bout à la température du corps humain, ce qui entraîne la formation de bulles de vapeur dans le sang et les tissus, donc la mort instantanée). En revanche, les passagers disposeront chacun d’un écran de télévision installé devant eux. Cependant Boeing, manifestement, n’est pas encore disposé à supprimer les hublots (qui d’ailleurs ne représentent qu’une des sources éventuelles de décompression explosive).

  1. Pennell suggère de doter l’avion supersonique d’une prise d’air refroidie par l’eau, disposée à l’avant du fuselage et normalement fermée ; dans l’éventualité d’une chute de la pression intérieure, cette prise d’air s’ouvrirait automatiquement et par bourrage, la cabine se trouverait remplie avec de l’air extérieur partiellement comprimé. En outre si les passagers reçoivent automatiquement une ration d’oxygène (au moyen de masques respiratoires descendant du plafond de la cabine, comme dans le cas des avions à réactions actuels) et si le pilote gagne en piqué les couches plus basses, le danger serait minime pour les passagers jouissant d’une bonne santé, car dans la cabine, la pression ne sera pas inférieure à celle qui règne à 9000 mètres. Bien entendu, le reste du voyage devrait se poursuivre en subsonique.

Les hôtesses affectées aux avions de transports supersoniques (elles sont actuellement à l’école enfantine) devront s’entraîner à l’alpinisme. M. Pennell a établi que pendant la montée, c’est-à-dire pendant un bon quart d’heure, le plancher de la cabine sera incliné selon un angle de 12°, angle qui se trouvera inversé pendant la descente. Les passagers resteront dans leurs fauteuils pendant ces phases de vol, mais les hôtesses devront apprendre à évoluer sur un plan incliné pour servir leurs bonbons.

Tous les conférenciers s’accordent pour estimer qu’il faudra automatiser le pilotage encore davantage ; M. Pennell préconise la transmission automatique des messages de position entre l’avion et le sol. Cependant, dans l’éventualité d’une panne quelconque, le pilote devra être en mesure de poursuivre son vol au manche et au palonnier, en navigant selon ses sens et son jugement.

6 – Combien ?

Pour remplacer les 308 avions à réaction subsoniques de fort tonnage, actuellement en service ou en commande aux Etats-Unis, 80 avions supersoniques pourront suffire. Chaque avion coûtera de trois à quatre fois autant que les avions à réaction d’aujourd’hui, mais leur productivité sera quatre fois plus forte (MM. Burton et Homes).

Les frais de construction tendraient vers 15 ou 20 millions de dollars par avion, mais il faudrait y ajouter les dépenses énormes consacrées aux études et à la mise au point, dont le montant global pourrait atteindre 1.000.000.000 de dollars, somme qu’il n’est possible de constituer qu’en faisant appel à d’importantes subventions du gouvernement (c’est-à-dire du contribuable). Cependant, ces subventions ne pourraient être obtenues que si l’étude de versions militaires est également envisagée. Si l’étude du Douglas DC 6 n’a réclamé que 740.000 heures de travail, chiffre porté à 6.600.000 dans le cas du Douglas DC 8, on estime qu’il en faudra de 10 à 15 millions pour celle de l’avion de transport devant voler à Mach 3.

7 – Pourquoi ?

– Pourquoi le chemin de fer et l’automobile ont-ils supplanté la diligence ?

– Pourquoi l’avion long-courrier tend-il aujourd’hui à se substituer au paquebot ?

L’explication en est simple : dans le monde occidental, toute l’histoire des techniques est celle d’un progrès unique et cohérent, au cours duquel toute percée révolutionnaire s’est résolue en une évolution. Avions, moteurs à pistons, turboréacteurs postcombustion, statoréacteur, on ne peut en douter de l’avènement de l’avion de transport supersonique. Tôt ou tard, il apparaîtra sur les lignes de l’aviation marchande, en sorte qu’il n’est nullement prématuré d’en établir les avant-projets.

– Que peut-on dire des avions de la génération qui succédera à la prochaine, celle de Mach 5 et au-delà ?

Ecartant pour le moment le problème de la propulsion, y compris celui du moteur nucléaire, M. Sebold avance qu’il est fort possible qu’on en vienne au véhicule de transport balistique. Il admet cependant que Convair jusqu’ici n’a pas encore été contacté sérieusement au sujet d’une version commerciale du Balistique Intercontinental Atlas.

Extrait des observations de M. Armin Baltensweiler, directeur des programmes de la Swissair, sur la communication de MM. E.F Burton et V.V. Holmes.

En supposant que ces oiseaux supersoniques soient à notre disposition dans 10 ou 15 ans, que pourront-ils offrir aux compagnies de transport ? En raison de leur vitesse extrêmement grande, ces avions écouleront une quantité de trafic donnée en un temps beaucoup plus court, ce qui signifie qu’une flotte très limitée d’avions supersoniques sera en mesure de prendre en charge la totalité du potentiel de trafic d’une compagnie de transport d’une certaine importance. Une étude traitant du trafic à prévoir en 1970 pour les passagers dans le cas d’une compagnie d’importance moyenne, desservant l’Atlantique-Nord et l’Extrême-Orient, aboutit aux conclusions suivantes à propos de l’utilisation quotidienne et du nombre des avions requis.

Avions à prévoir pour absorber en 1970 le trafic des passagers des lignes de l’Atlantique-Nord, de l’Atlantique-Sud et de l’Extrême-Orient.

 

 Douglas DC-7Douglas DC-8Avion de Mach 3
Heures de vol annuelles par avion170.00048.50013.000
Utilisation quotidienne par avion14 heures12 heures8 heures
Nombre d’avions requis32119
Nombre d’avions en réserve à prévoir211

* On suppose que le Douglas DC-8 et l’avion de Mach 3 transportent le même nombre de passagers.

Le nombre des avions de Mach 3 requis semble plutôt réduit et une compagnie organisée pour exploiter 11 Douglas DC 8 de fort tonnage rencontrera de sérieuses difficultés avant d’être en mesure de déclasser ses avions de transport subsoniques pour leur substituer un si petit nombre d’avions supersoniques. La nécessité pour les compagnies de mettre en commun leurs moyens techniques pour prendre en charge plusieurs petites flottes composées d’avions de modèles différents devient encore plus évidente. Je suis absolument convaincu que la formule d’entretien et de révision élaborée par SAS et la Swissair en vue de l’exploitation commune de leurs Caravelle, Convair 880 et Douglas DC-8 s’imposera dans l’avenir proche comme le moyen de résoudre un certain nombre de problèmes épineux de l’industrie du transport aérien pour devenir en fin de compte une condition sine qua non de l’âge supersonique.