Le 25 juillet, à l’occasion d’un lunch donné à l’Aéro-club de Washington, Sir George Edwards, Managing Director de la British Aircraft Corporation, a pris la parole au nom du Comité des Directeurs du projet Concorde dont il est actuellement le président. C’est le troisième des orateurs qui se sont succédé en peu de temps au Club pour parler du transport supersonique, les deux premiers ayant été le général J. C. Maxwell, directeur du projet TSS américain et M. Stuart G. Tipton, président de l’ATA.
Voici de larges extraits du discours de Sir Edwards :
J’ai été très sensible à l’honneur que vous m’avez fait en me demandant de vous parler du transport supersonique et c’est pour moi un plaisir de m’exécuter. En préparant ma conférence, il m’est apparu indispensable de lire les exposés de mes prédécesseurs, afin de marcher dans la voie qu’ils avaient tracée. Le général Maxwell a été favorisé par la chance : la date de sa conférence coïncidait avec le quarantième anniversaire de la traversée de l’Atlantique par Lindbergh et il avait un thème tout trouvé. Pour retrouver semblable occasion, il m’aurait fallu attendre le cinquantième anniversaire de la première traversée sans escale de l’Atlantique, réalisé par Alcock et Brown sur un Vickers Vimy et vous ne m’auriez pas entendu avant juin 1969. Je n’ai pas l’intention de minimiser la valeur du périlleux exploit de Lindbergh, mais je me permettrai cependant de faire remarquer que le fait de ne pas être un avion américain ne saurait empêcher Concorde de remporter une grande première. Contrairement à ce que d’aucuns pourraient penser, la France et le Royaume-Uni sont autre chose que des pays touristiques aux coutumes désuètes et bizarres.

Il est évident que le projet TSS américain a obligé le gouvernement des Etats-Unis à atteler ensemble – bon gré, mal gré – l’Etat et l’industrie privée. Il constitue aussi une réplique à l’éternelle plainte du contribuable qui voit toujours dans ce genre d’association, un cadeau du gouvernement. Mais s’il est vrai que la collaboration entre l’Etat et le secteur privé ne va jamais sans heurts, que dire du programme Concorde, dans lequel sont engagés deux gouvernements et deux industries nationales !
Nos premières discussions avec les Français à propos du projet remontent à la fin de 1961. En novembre 1962, l’accord de coopération était signé et aujourd’hui, nous ne sommes pas loin des premiers vols du prototype.
Ce qui, à mon avis, nous rend actuellement la vie plus dure qu’il n’est besoin, c’est cette date du 28 février 1968 que l’on a fixée pour le premier vol et à laquelle on a donné trop de publicité. La respecter est encore une chose possible, mais ceux de mes auditeurs qui ont eu à construire un prototype de quoi que ce soit savent bien qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. En fait, ce n’est pas l’achèvement de l’appareil qui détermine la date du premier vol, mais les essais au sol. Toujours est-il qu’à sept mois de cette date, nous sommes encore dans les temps avec le premier prototype et le second vient juste derrière.
Avant tout, permettez-moi de vous indiquer les principales étapes de notre planning. A Toulouse, la construction du prototype 001 est terminée en ce qui concerne la structure et on en est à la phase de l’équipement. Il y a toujours une période critique dans la naissance d’un avion, mais nous sommes sur le point d’en sortir. Nos yeux sont tournés maintenant vers la date de l’homologation : nous sommes à peu près certains que Concorde entrera en service au début de 1971.

Le prototype 002 se trouve à Filton où on est en train d’installer les systèmes de bord. Nous avons deux mois d’avance sur le programme et l’appareil volera environ quatre mois après le premier prototype.
Les deux prototypes ont des dimensions prévues par le projet original, mais dans la version de série, le fuselage sera plus long de 2,59 mètres et la cabine aura 5,79 mètres de plus. Les deux appareils seront semblables à la version de série telle qu’elle est prévue actuellement ; ils voleront l’un en décembre 1969, l’autre en février 1970. Dans le programme des essais en vol, ces quatre appareils seront suivis par les trois premiers avions de série qui seront utilisés pour les essais dans les conditions réelles d’exploitation.
Quand on s’occupe d’un projet aussi vaste et aussi révolutionnaire que le projet « Concorde”, il est inévitable que l’on se heurte à des difficultés de toute nature. Le fait que l’on ait à compter avec deux équipes, deux gouvernements et deux langues n’est pas fait – je tiens à le dire tout net – pour faciliter les choses. Nous avons cependant réussi, nos partenaires français et nous-mêmes, à trouver une méthode de travail acceptable par les uns et les autres et nous avons tout lieu de nous en féliciter. Notre collaboration dure depuis six ans déjà et le projet a bénéficié de l’énorme effort technique accompli ensemble et de l’étroite liaison entre les deux équipes. A mon avis, chacune d’elles a fait de son mieux pour qu’on ne puisse l’accuser de laisser tomber l’autre et cette bonne volonté, a beaucoup contribué au respect du programme. Quand nous avons entrepris cette tâche, nous ne savions si nous en viendrons à bout ; aujourd’hui, il est incontestable que nous avons réussi, les prototypes en sont le symbole visible. Nous avons dû vivre dans une maison de verre, et ce fut souvent pénible, mais c’était la contrepartie normale des crédits énormes qui nous avaient été attribués par les deux nations sur les deniers publics.
Les deux gouvernements et nous, les fabricants, sommes maintenant aux prises avec le programme de production proprement dit. Nous devons d’abord nous occuper des sous-ensembles et d’un certain nombre de composants. Les achats nécessaires à la mise en route de la production de présérie vont bon train et les fonds nous ont toujours été fournis à temps pour progresser étape par étape. Des sommes énormes sont investies dans la création des chaînes de production dont sortiront au moins trois ou quatre appareils par mois. Aussi est-il compréhensible que les deux gouvernements se montrent sévères quant à la manière dont le plan de pleine production doit être entrepris et financé. Il est incontestable que tout est bien réglé et que le programme de livraison du Concorde sera respecté.

Parlons un peu maintenant du coût de l’appareil et de ses performances. En janvier 1966, nous indiquions un prix de 16 millions de dollars ; naturellement, nous avons dû réévaluer plusieurs fois ce prix. Dans le même temps, nous avons échafaudé un vaste programme d’améliorations pour lequel les conseils avisés de plusieurs grandes compagnies de transport aérien nous ont été précieux. Au début, il a été fait appel à l’expérience des trois premiers clients, qui ont fourni à BAC et Sud Aviation les données d’exploitation nécessaires. Une étape importante a été franchie en février-mars de cette année, quand les compagnies aériennes se sont vraiment attaquées aux problèmes techniques touchant à l’exploitation de Concorde, prouvant ainsi le grand intérêt qu’elles portent au projet.
Au fur et à mesure que le nombre de nos clients s’est accru, les spécifications se sont diversifiées et compliquées en ce qui concerne les problèmes d’exploitation. M. Mentzer, de la compagnie United Airlines, a bien voulu se charger du travail d’expertise sur des bases élargies ; c’est un spécialiste en la matière, car il a eu à résoudre le même genre de problèmes au sein du comité pour le projet TSS américain. Un nouveau prix est à l’étude ; il sera certainement plus élevé encore, mais nous aurons un avion plus facile à vendre pour nous et plus rentable pour les compagnies.

Il est important de signaler qu’à cette étape du programme, nous avons pu obtenir des compagnies aériennes les plus intéressées un haut degré de normalisation dans leurs désirs pour ce qui concerne, par exemple, l’aménagement du poste de pilotage, l’emplacement des portes et le choix de l’équipement. Cette normalisation se traduira par de substantielles économies dans le développement et par une réduction des frais de formation du personnel au stade initial de la production, moment où, traditionnellement, tout changement d’avis de la part des clients provoque d’intenses perturbations. Je présume que cette tendance est due pour une part au fait que les compagnies aériennes se sont concertées à ce stade initial ; pour une autre part à leur prise de conscience des frais élevés qu’entraînent tout changement à un stade avancé de la production ; peut-être aussi à des considérations de rentabilité – les compagnies aériennes se ménageraient ainsi la possibilité de se prêter des appareils les unes aux autres – enfin, pour disposer d’une grande proportion d’équipements communs au Concorde et au Boeing 747. Mais peu importe les raisons – je suis pour cette normalisation.

Présentement, nous étudions, en fonction des facteurs poids/coût/temps, des systèmes autonomes pour le conditionnement d’air au sol, le démarrage des moteurs et la fourniture d’énergie et travaillons à une définition de l’Airbone Integrated Data Systems (AIDS). Il est intéressant de remarquer qu’en ce qui concerne les temps de vol et la fréquence des décollages et atterrissages, le Concorde aura les caractéristiques d’un avion actuel pour étapes courtes ou moyennes avec un temps de vol de trois heures. Il a toujours été dans notre intention de parvenir à intégrer cet appareil dans le trafic des avions à réaction subsoniques et, vu les performances au décollage et à l’atterrissage du Concorde et les vitesses d’approche prévues (150 noeuds au poids maximal d’atterrissage), nous sommes persuadés que nous y arriverons.
En ce qui concerne la charge payante et la distance franchissable, je crois fermement que nous pourrons faire ce que nous nous sommes promis : utiliser l’appareil à pleine charge et sur le trajet Londres ou Paris-New York en gardant les réserves de carburant réglementaires. Les performances de décollage à partir des pistes actuelles sont satisfaisantes, mais un changement des bouts d’aile et un accroissement de la poussée au décollage, dont bénéficieront les appareils de série, les amélioreront encore.

Un même cauchemar trouble le sommeil de tous les ingénieurs aéronautiques : l’appareil qu’ils viennent de dessiner révèle, quand sonne l’heure de vérité, une traînée et un poids supérieur à ce qu’ils avaient prévu. Ils se rassurent cependant en pensant à l’amélioration constante des moteurs. En ce qui concerne, je crois que nous avons prévu dans nos calculs une marge suffisante pour pouvoir exécuter la traversée Paris-New York à pleine charge, même si nous restons quelque peu en deçà des performances désirées – ce qui peut toujours se produire sans que quiconque soit à blâmer. Ce qui s’est produit pour le Lightning et le TSR.2 quant à la traînée en vol supersonique m’encourage à penser que nous avons prévu large ; si tel est bien le cas, une distance franchissable supérieure au trajet Paris-New York est possible.
Tout grand progrès technique à ses inconvénients qu’il faut mettre en balance avec les avantages qu’il implique pour la société. Le trafic aérien actuel présente un inconvénient que tout le monde connaît : le bruit intense qui caractérise les aéroports, mais il y en a un autre, beaucoup moins connu, qui réside dans la pollution atmosphérique qu’engendrent les réacteurs dans les zones aéroportuaires. A ces tares, le transport supersonique ajoute celle du bang qui balaie une large bande de terrain le long de la trajectoire de l’appareil.

Bien qu’il soit encore impossible de se prononcer vraiment, nous croyons que le bang de croisière du Concorde sera acceptable, même au-dessus des régions fortement peuplées. Le Concorde présente une caractéristique que j’ai toujours considérée en l’occurrence comme une issue de secours : la distance franchissable à Mach 0,9 est seulement de 5% inférieure à celle calculée pour Mach 2,2 ; je m’explique : à supposer que l’appareil ait à faire un long parcours continental, traversant les Etats-Unis par exemple, au cours d’un voyage Angleterre-Australie, les passagers pourront dans ce cas bénéficier des avantages de vol supersonique sur 75% du trajet sans que les populations survolées aient à subir le bang. Les partisans de l’aile à géométrie variable ont pour principal argument que les appareils conçus selon ce principe sont capables de voler à vitesse subsonique sans que l’on ait à rogner sur la distance franchissable ; avoir fait la même chose avec une aile fixe, c’était plus facile à mon avis, mais la solution que nous avons adoptée est finalement plus pratique.

Le bruit dans l’aéroport et ses environs à toujours été une grande préoccupation pour les bureaux d’études. Si l’on demande plus de puissance aux moteurs, le niveau de bruit s’élève inévitablement. Pour l’abaisser sensiblement, il faudra sans doute attendre une nouvelle génération de moteurs. Pour les ingénieurs chargés des projets, il est fondamental de disposer de critères bien définis. Il existe bien sûr une surabondance de projets de législation venant actuellement, et par des voies indépendantes, des sources les plus diverses. La difficulté est que les spécifications sont loin d’être identiques et nous sommes placés devant un dilemme : si nous étudions l’appareil en fonction d’une série de normes non américaines, nous nous heurterons sans doute au veto de la FAA – même en admettant une certaine souplesse dans les projets de réglementation de celle-ci – et si nous nous plions au desiderata de la FAA, nous nous trouverons aux prises avec le problème inverse. Les spécifications de sources différentes sont souvent contradictoires et, à moins que le fabricant et son client n’acceptent les réductions de rentabilité et de performances qui découleraient du choix délibéré des spécifications les plus sévères de chaque projet de réglementation, les transgressions partielles seront inévitables. C’est le moment ou jamais d’une action concertée à l’échelle internationale.

Passons maintenant aux facteurs économiques, aux frais d’exploitation et à la rentabilité. Chacun de vous sait fort bien que le transport supersonique est plus onéreux que le transport subsonique. Pour un même prix du billet, un Boeing 707 couvre ses frais avec un coefficient de remplissage de 40% et un Jumbo demande 35%. Le Concorde exigera pour son compte de 45 à 50%, l’estimation dépendant du degré d’optimisme de celui qui la fait. La marge de bénéfice sur laquelle comptent, au tarif courant, les futurs exploitants du Concorde varie d’une compagnie à l’autre ; elle dépend habituellement de la longueur des étapes, de la durée de l’amortissement, des coefficients de remplissage supposés et de l’utilisation. Les estimations provenant de diverses compagnies ont fait ressortir que la rémunération nette du capital d’investissement serait, aux tarifs actuels, de l’ordre de 15% pour un appareil rempli à 60% volant sur un parcours moyen de 2000 milles nautiques ; une hausse des tarifs de 10% donnerait un bénéfice net de 25% et une hausse de 20% permettrait d’atteindre les 35%. Y aura-t-il une hausse ! J’en suis persuadé – non pas d’ailleurs pour réserver
le transport supersonique à une minorité, mais bel et bien pour préserver les investissements énormes que représentent le matériel subsonique actuel.

Quelques mots maintenant sur le marché. N’étant qu’un amateur dans le domaine de la vente, je me garderai bien d’être catégorique en la matière. J’ai trouvé qu’il était plus facile d’estimer globalement le nombre d’appareils d’un type donné qui pourront être placés sur le marché que d’évaluer la proportion que ces avions représenteront dans le total des ventes d’appareils. J’ai constaté avec intérêt que les estimations de M. Stuart Tipton et du général Maxwell étaient concordantes : 1200 avions supersoniques auront été vendus en 1990, si le bang est autorisé pendant la traversée des continents, 500 seulement s’il est interdit.
Il y a neuf ans, j’ai eu à prononcer une allocution devant la Royal Aeronautical Society à Londres. En faisant des recherches pour mon exposé, j’ai cru découvrir une loi en vertu de laquelle le développement économique et commercial de deux villes voisines faisait un bond en avant dès que le progrès des communications les mettait à moins de 12 heures de voyage l’une de l’autre. Cette loi, évidente pour l’époque où l’homme se déplaçait à pied, restait valable avec les moyens de transport modernes, y compris l’avion. Je fus assez hardi pour déclarer à cette époque : “Quand nous disposerons d’un avion de ligne supersonique, nous pourrons rassembler presque tous les points du monde dans un cercle imaginaire dont le rayon représentera douze heures de voyage”. Ce facteur seul pourra, je crois, accroître le trafic supersonique au-delà des limites qu’on lui suppose présentement. La théorie que je soutiens a d’ailleurs son origine dans ma propre expérience. Je considère encore un voyage entre la Grande-Bretagne et l’Australie comme une véritable expédition, alors que c’est la seconde fois en dix jours que j’ai fait l’aller et retour entre Londres et Washington.

L’entrée en service du TSS américain aura une influence sur les ventes du Concorde, néanmoins je suis persuadé qu’il y aura toujours des débouchés suffisants pour un avion de sa catégorie. La probabilité qu’apparaisse un concurrent direct me semble faible, étant donné l’énormité des frais qu’entraîneraient le développement d’un nouvel appareil par la concurrence et l’état avancé dans lequel se trouve notre projet. Il y aura certainement une demande à long terme pour notre production, avec un fléchissement en 1976. Je parierais volontiers que nous serons capables de vendre régulièrement 40 à 50 appareils par an, ce qui signifierait que nous aurions vendu 350 Concorde avant 1986.
Permettez-moi maintenant d’aborder le problème de la coexistence du Concorde et du TSS américain – un problème diablement important pour les uns comme pour les autres – sous un angle différent. Nous avons examiné de très près les besoins en avions de ligne supersoniques qu’une compagnie aérienne de première importance devra satisfaire, après l’introduction du Boeing 2707 pour travailler de façon rentable dans le domaine supersonique ; il ressort de cet examen que Concorde entrera pour un tiers dans le parc de cette compagnie. Si nous appliquons cette proportion au total de 1200 appareils calculé par M. Stuart Tipton et le général Maxwell, nous arrivons aux 400 ou 500 appareils, rejoignant ainsi notre évaluation du marché possible pour Concorde dans le cas d’une tolérance pour le bang au-dessus des terres habitées. Et mon affirmation ne repose pas sur un cas particulier. La compagnie aérienne à laquelle nous faisons allusion est une des plus grandes compagnies au monde et elle opère sur des routes à grand trafic ; sur des routes à trafic moins dense, la rentabilité imposerait une plus grande proportion de Concorde.

Faisons le bilan. D’abord, nous avons deux prototypes presque terminés ; ils nous permettrons une décantation technique du projet de base et des systèmes. Nous avons poursuivi une politique fondée sur le principe : “Construisons d’abord, nous verrons bien ensuite….” en laissant aux compagnies aériennes le temps de préciser leurs désirs et leurs intentions, et je suis certain que c’était la bonne formule. Ensuite, nous avons un moteur qui est un descendant plusieurs fois amélioré du moteur qui équipait le TSR.2 et dont nous avons de bonnes raisons de penser qu’il sera fiable et efficace. Enfin, nous avons inséré dans le programme de développement la fabrication de deux avions de présérie qui sont là pour subir les modifications que nous pouvons maintenant considérer comme possibles et même nécessaires ; nous pourrons ainsi fournir aux compagnies aériennes un appareil qu’elles seront heureuses d’utiliser et dont la rentabilité aura été accrue par un accroissement des dimensions. Nous avons introduit dans cette version un certain nombre de développement de première importance dont le caractère pratique est apparu après la mise en route du projet, mais qui n’ont pu être adoptés sur les prototypes ; citons, entre autres, les nouveaux bouts d’ailes qui accroissent d’environ 5500 kilos le poids autorisé au décollage. Nous avons dû nous attaquer à tous les problèmes de fabrication que pose un avion de ce type et, comme les matériaux et les techniques ne sont pas
fondamentalement différents de ceux employés pour les appareils de la génération actuelle, nous sommes parvenus à surmonter toutes les difficultés.

Ceux d’entre nous qui avaient la responsabilité du projet ont connu l’angoisse de temps à autre et il est certain qu’ils la connaîtront encore, mais je puis affirmer qu’aujourd’hui, nous sommes certains de pouvoir vraiment produire un avion de ligne pratique et économique volant à Mach 2 qui entrera en service en 1971.
Personne parmi tous ceux qui sont engagés dans ce grand projet ne songe à sous-estimer les peines et les épreuves qui l’accompagnent ; nul ne prend à la légère la responsabilité qui, après tout, incombe aux constructeurs. Jamais un projet aéronautique n’a mobilisé des sommes aussi importantes, sommes qui d’ailleurs seraient considérées comme énormes dans n’importe quel domaine de l’industrie. Mais le projet est plus que cela encore. Il représente la première pierre dans l’édifice des rapports entre le Royaume-Uni et le reste de l’Europe. Mettre en route une collaboration internationale avec un projet de cette importance et de cette complexité technique, c’est faire un saut dans l’inconnu, et par comparaison, les projets ultérieurs sembleront faciles.
Nos collègues français avec qui nous avons travaillé dans une étroite entente depuis tant d’années, forment une équipe de premier ordre et ce sont tous des professionnels hautement qualifiés. C’est pourquoi se sont noués tant de liens d’amitié dans l’estime réciproque. Français et Britanniques se sont faits à leurs bizarreries nationales respectives et si les vives discussions ont été nombreuses, ils ont fait ensemble du bon travail. Plusieurs d’entre nous se sont essayés à parler le français ; le résultat a été souvent comique, mais cet effort a été regardé comme le symbole de notre détermination à mettre de l’huile dans les rouages.

Si je considère, du point de vue détaché de l’ingénieur, les difficultés qui semblent s’opposer à la coopération de deux nations, je pense quelquefois que les politiciens de profession ne seraient pas parvenus à une aussi bonne entente que celle que nous avons réussi à créer.
Avec le Concorde nous sommes pour ainsi dire aux postes avancés. Ce sera le premier avion commercial supersonique du monde occidental à transporter des passagers. Je ne souhaite qu’une chose, que nous ne soyons pas pris de panique à l’idée d’être aussi en avant. Mais je ne pense pas que cela nous arrive.