Article de Roland de NARBONNE
L’ère du transport supersonique s’ouvrira un jour pour la clientèle des lignes aériennes, mais cela n’aura pas été sans mal. Concorde, le Tu-144, le SST (Super Sonic Transport) américain ont eu une gestation difficile, qui n’est d’ailleurs pas encore terminée pour le dernier. Les parents de Concorde, de surcroit, n’ont guère été encouragés ni réconfortés dans leurs efforts. Leur optimisme a été sévèrement critiqué d’autant que les frais se sont additionnés pour atteindre des sommes vertigineuses. Mais l’enfant est là et il faudra assurer sa croissance.
Car le premier vol, intervenu avec juste un an de retard sur les prévisions, n’est qu’une étape. Que les deux prototypes de Concorde aient volé a élargi le champ de travail mais ne l’a pas déplacé. Si la mise au point en vol va permettre de mieux définir les avions de série, il reste aux bureaux d’études beaucoup à faire pour amener Concorde au stade d’un outil utilisable.
Concorde vers son premier vol
Lorsque, le 11 décembre 1967, le prototype de Concorde fut officiellement présenté, complètement terminé quant à sa structure, c’était encore une coque à moitié vide et il était déjà évident que le premier vol ne pourrait avoir lieu le 28 février suivant.
L’erreur des constructeurs est, sans aucun doute, de n’avoir pas eu le courage à l’époque d’annoncer que les essais pourraient souffrir de quelque retard. C’était alors principalement des éléments de fabrication britannique qui se trouvaient en retard, réacteurs et circuits hydrauliques notamment. Le préciser aurait pu sembler discourtois et l’on s’est tu. Dans ces conditions discréditer le projet était facile et l’escalade des prix de revient a joué le rôle du vent attisant le feu. Deux reproches ont été faits à Concorde : de coûter trop cher ; d’être trop sage dans la mesure où ses créateurs ont travaillé sur une voilure à géométrie fixe et se sont contentés de matériaux traditionnels limitant la vitesse à Mach 2. Et les détracteurs de célébrer la hardiesse et l’esprit d’invention des Américains avec leur SST presque trisonique en alliage de titane.
L’étude de Concorde fut lancée il y a plus de six ans maintenant. Lorsque nous avons abordé ce projet, rappelle Lucien Servanty, père du projet, ni nous, ni personne d’autre, n’avions d’expérience des métaux réfractaires et de la géométrie variable. Un programme comme Concorde s’étend sur quinze ans, mais on ne peut raisonnablement l’aborder qu’avec les moyens dont on dispose en aérodynamique comme en technologie. Il reste à en tirer le meilleur parti.
L’étude aérodynamique fut optimisée afin de donner à l’appareil de bonnes qualités de vol aux basses vitesses et une finesse telle que la consommation spécifique à haute altitude soit du même ordre en vol subsonique et en vol supersonique. Ces études ont conduit à cette voilure élégante mais tourmentée dont la forme intrigue le profane.
Des études aérodynamiques complémentaires ont cependant démontré que certaines modifications de formes, notamment en ce qui concerne la dérive et la pointe arrière du fuselage, pourraient diminuer la traînée d’une façon appréciable. Les modifications seront faites sur les appareils de présérie en cours d’assemblage à Filton et à Toulouse.
La fabrication a comparativement, posé beaucoup moins de problème que la mise au point des différents systèmes. Les principes de fabrication adoptés devaient pourtant être entièrement nouveaux du fait des contraintes thermiques supportées par la structure qui passe successivement, de 100° et plus à la température ambiante. C’est ainsi que la dilatation à Mach 2 allonge le fuselage de Concorde de 15 centimètres environ. Il faut bien entendu que, dans ces conditions, la coque demeure rigoureusement étanche, de même que la voilure, formant réservoir intégral de carburant. Cette difficulté inédite paraît avoir été parfaitement maîtrisée si l’on en croit les résultats des essais de vieillissement en cours à Toulouse. La mise au point des différents systèmes et équipements a été plus délicate et c’est de volonté délibérée que fut accepté ce risque, puisque le programme fut lancé comme une occasion de recyclage pour l’ensemble de l’industrie aéronautique franco-britannique.
Les risques de l’inédit
Assaillis de toutes parts au fur et à mesure que le premier vol était retardé, les promoteurs de Concorde n’ont peut-être pas su faire comprendre à quel point leur entreprise était inédite. D’autant que des observateurs en renom n’ont pas hésité à présenter le projet comme l’aboutissement d’une technique sans lendemain, une sorte de cul-de-sac technologique, sans intérêt en comparaison du SST américain de Mach 2,7 et à géométrie variable.
Or, quelle que soit la vitesse supersonique retenue, en tous cas égale ou supérieure à Mach 2 pour des questions de rendement, l’expérience que l’on va acquérir avec Concorde était indispensable pour la conception et la mise au point des avions futurs.
L’échauffement cinétique est connu depuis longtemps, mais jusqu’ici seuls quelques avions de combat étaient capables de voler en régime supersonique et cela pendant un temps qui ne dépassait guère quelques minutes. Mêmes dans ces cas extrêmes, l’échauffement demeurait limité à certains points de la structure. Si l’on évite de loger dans ces zones trop d’équipements, de câbles électriques ou de canalisations, tout se passe à peu près bien.
Or Concorde doit pouvoir voler pendant deux ou trois heures d’affilée à Mach 2 et au+delà, avec de surcroit 130 personnes à bord. Il ne s’agit plus, dès lors, d’échauffement localisé et il faut tenir compte des contraintes thermiques dans la conception de tous les équipements.
Il fut d’autre part précisé au départ que Concorde devrait être dix fois plus sûr dans tous ses éléments, plus fiable comme l’on dit, que les avions en service (soit un risque de un sur un million par heure de vol, pour des vols de 3 heures). Cette exigence n’avait d’autre but que de faire franchir une nouvelle étape à la sécurité aérienne. Superposer des exigences réglementaires aux problèmes techniques de base n’a pas simplifié le travail.
Dans bien des domaines, il est vrai, grâce notamment à des programmes avancés comme ceux du North American XB-70, de l’intercepteur trisonique Lockheed F-12 et aussi de la recherche spatiale, l’industrie américaine aurait pu fournir des solutions plus rapidement et plus économiquement peut-être, aux besoins inédits de Concorde. Ce recours a été refusé par principe, exception pour quelques points très particuliers où l’on s’est résolu à une fourniture made in USA, avec l’espoir d’arriver ultérieurement à une solution européenne.
Certains points étaient particulièrement délicats. Le système de conditionnement d’air notamment, qui, pour la première fois sur un avion de ce volume, devait fonctionner dans les deux sens (chaud et froid) au départ de la source chaude des réacteurs. Sur un avion classique, la seule fonction d’un tel système est de réchauffer l’air de la cabine. Il s’agissait ici aussi de le refroidir car, la peau de l’avion étant au-dessus de 100°, il importait qu’à l’intérieur de la cabine le thermomètre ne dépassât pas 25°C, et cela sans aucune possibilité de défaillance. La source de conditionnement et les circuits d’échanges sont donc quadruplés.
Des difficultés furent aussi rencontrées avec les circuits hydrauliques. Afin de gagner du poids sur les canalisations et la quantité de fluide dans les circuits, il fut décidé d’utiliser une pression inhabituellement élevée (400 kg/cm2 au lieu de 210 kg/cm2 généralement). Pour ce faire, il fallait trouver des joints d’une matière nouvelle, du fait de la pression d’une part, de l’utilisation d’un fluide nouveau, incombustible et stable à la chaleur, mais extrêmement corrosif d’autre part. La mise au point du nez basculant et des servocommandes fut particulièrement laborieuse, de même que celle des freins.
Les circuits électriques causèrent aussi quelques soucis aux responsables de Concorde. Avec ses 12 tonnes d’instruments d’essais, le prototype est en effet bourré de câblages et des incidents se sont produits à plusieurs occasions, conduisant par exemple au déclenchement inopiné de certains équipements lorsqu’on voulait en commander d’autres. Beaucoup de temps dut être consacré à ces corrections.
S’il s’était agi de faire voler l’appareil uniquement pour sauver la face en tenant les délais initialement prévus, le premier décollage aurait pu avoir lieu dès l’été 1968, mais en laissant inutilisés lors des premiers essais certains systèmes insuffisamment au point. Les responsables se sont refusés à un tel processus, qui aurait peut-être satisfait les opinions publiques des deux pays concernés, mais aurait eu pour conséquence de retarder la poursuite de la mise au point.
Dans le domaine de la sécurité des vols, le programme Concorde a été l’occasion de matérialiser des idées nouvelles. C’est ainsi que l’on a voulu faire un avion intelligent capable de compenser lui-même ses propres défaillances, afin de se soustraire au temps de réaction séparant la lecture d’un paramètre anormal de la manoeuvre qui doit le corriger. Ceci a conduit à un avion dans lequel tous les circuits sont non seulement doublés, ce qui est déjà courant sur beaucoup d’avions, mais où le transfert de fonction se fait automatiquement d’un circuit à l’autre. Habituellement, une lumière s’allume pour avertir l’équipage d’une anomalie à laquelle il faut remédier. Dans le cas de Concorde, la lumière avertit que quelque chose s’est produit, à quoi il a déjà été paré sans délai.
Le programme de développement
Le premier vol de Concorde n’a été que l’aboutissement d’une première étape et le début de la suivante, beaucoup plus importante, puisqu’elle doit permettre de juger des qualités réelles de l’appareil, de décider de son avenir industriel et par là, du sort de 30.000 ouvriers et techniciens européens.
Un peu plus de trois ans seront nécessaires pour faire de Concorde un avion couramment utilisable sur les lignes aériennes, ce qui pourrait intervenir au milieu de l’année 1972, soit avec un décalage d’un an sur le programme initial.
Sept appareils, les deux prototypes, les deux avions de présérie et les trois premiers exemplaires de série effectueront environ 4200 heures de vol pour atteindre ce but.
Construits selon les plans initiaux, les deux prototypes n’ont pas les capacités de transport des avions définitifs, plus long et plus lourds. Ils seront par conséquent des bancs d’essais, d’autant plus que les réacteurs Olympus n’ont encore jamais volé en régime supersonique. Le seul banc d’essais volant disponible actuellement est un bombardier britannique subsonique Vulcan. Des essais en vol supersonique ont cependant été simulés, en environnement conforme, au Centre d’Essais des Propulseurs de Saclay et au National Gas Turbine Establishment de Pyestock, mais rien ne remplace la mise à l’épreuve sur un avion réel.
L’avenir de Concorde est très directement lié à celui de son moteur dont on a pu dire, en schématisant à l’extrême, qu’il doit donner plus de puissance au décollage et avoir une consommation réduite en croisière. Cette dernière notion est essentielle, car c’est elle qui conditionne la distance franchissable de l’avion avec le maintien au niveau prévu de la traînée globale, de la cellule. Quant à la poussée initiale, elle doit permettre le décollage en toute sécurité au poids rendu nécessaire par les exigences commerciales.
L’Olympus 593 a commencé ses essais au banc voici quatre ans. Quelques difficultés de mise au point ont été rencontrées mais la fiabilité s’est par contre révélée très supérieure à ce que l’on attendait, ce qui est de bon augure pour l’exploitation commerciale. Dans sa définition actuelle – Stade ”0″ – l’Olympus 593 donne une poussée de 14,6 tonnes portées à 16,95 tonnes par une réchauffe au taux de 14%. Au moment de la mise en service – Stade « 1” – les réacteurs dont la température devant turbine sera plus élevée, donneront 15,9 tonnes de poussée à sec et 17,35 tonnes avec un taux de postcombustion de 9% seulement. L’Olympus est le premier réacteur civil doté d’une postcombustion. Celle-ci est rendue nécessaire par la poussée qui doit être fournie au décollage de l’appareil et dans la phase d’accélération. Toute la partie arrière du groupe (tuyère double à section variable, dispositif de postcombustion, inverseur de jet, silencieux escamotable) est sous la responsabilité de la SNECMA.
A la fin de 1968, une quarantaine d’Olympus 593 avaient été construits, dont 17 exemplaires au standard de vol, les autres étant réservés aux essais au banc. Au moment du premier vol de Concorde plus de 5000 heures d’essais avaient été accumulées en France et en Grande-Bretagne. Au moment de la certification, le total dépassera 30.000 heures.
Les modifications prévues sur la cellule et la voilure pour la version de série seront apportées dès les deux avions de présérie actuellement en cours d’assemblage, le premier à Filton, le second à Toulouse, et qui voleront à trois mois d’intervalle à partir du printemps prochain. Il s’agit de gagner en traînée en modifiant le vrillage de la voilure à son extrémité et au bord d’attaque, ainsi que de revoir la pointe arrière du fuselage et la dérive. La quantité de carburant emportée sera légèrement augmentée et l’atterrisseur renforcé pour permettre un poids total au décollage qui sera porté à 175 tonnes.
A la lumière des résultats des essais statiques avec simulation thermique, quelques retouches mineures seront apportées à la structure dont certains éléments ont témoigné d’un peu de faiblesse après plusieurs milliers d’heures de vol simulées. Heureusement, nous a précisé un ingénieur de Sud Aviation, que nous avons eu cet incident pour justifier nos essais, car tout jusqu’ici s’est passé sans problème. Ces essais sont d’ailleurs là, justement, pour éviter des catastrophes comme celles jadis, des premiers ”Comet ».
Les conditions d’exploitation
La mise au point des équipements de navigation et d’atterrissage automatique aura un rôle déterminant pour l’avenir de Concorde, car les progrès confirmés en ce domaine pourraient ouvrir la voie à une refonte des règlements d’exploitation. Tous les avions civils sont à l’heure actuelle tenus d’effectuer leurs trajets commerciaux avec des réserves suffisante pour attendre un temps donné au-dessus de l’aéroport de destination, effectuer une approche, remettre les gaz, se dérouter sur un autre aéroport et s’y poser. Le plus souvent ce carburant ne sert pas. Dans le cas des avions classiques, ces réserves ne représentent qu’une fraction de la charge utile. Mais plus la vitesse croit et plus décroit le rapport charge payante – poids total. De 20% environ pour un Boeing 707, il tombe à 8% pour Concorde, ce qui rend ce dernier économiquement très vulnérable. Il suffit que la traînée soit trop importante et la consommation en croisière trop élevée pour que l’appareil devienne sans intérêt commercial, une trop grande partie de la charge totale devant être réservée au carburant.
Dans le cas de Concorde, on parvient à une situation aberrante puisque les réserves (plus de 15 tonnes de kérosène) représentant une fois et demie la charge payante. L’adoption de nouveaux règlements autorisant une diminution des réserves modifierait complètement l’équation économique du transport supersonique. La navigation par inertie, beaucoup plus fine, sera une première mesure favorable. Plus importante encore, une rigueur totale dans le contrôle du trafic aérien permettra d’atterrir à l’heure dite et, grâce à l’atterrissage automatique, au lieu prévu. Dans ces conditions, les réserves de carburant pourront être diminuées, soit au profit de la charge payante, soit à celui de la distance franchissable. Mais ce n’est pas pour demain.
Car la bataille de Concorde n’est pas encore gagnée. Les essais sont en cours, certes, mais il reste à faire de l’appareil un outil rentable, utilisable commercialement, c’est-à-dire avec sécurité, régularité et bénéfices pour les transporteurs. Nous n’y sommes pas encore, admettent les responsables de l’appareil, mais nous y parviendrons sans aucun doute.
Une ère nouvelle se sera alors véritablement ouverte dans l’histoire des communications humaines. Car contrairement à ce que disent ses détracteurs, Concorde sera bien le premier d’une génération nouvelle de transports de Mach 2.
L’écart de vitesse entre Concorde et ce qui pourrait être la génération suivante – celle du SST américain – est de l’ordre de Mach 0,7 en croisière. Cet avantage se joue que sur la partie supersonique d’un trajet, c’est-à-dire les trois-quarts du voyage New York – Paris. Pour le passager, la différence en temps de vol sera de l’ordre d’un quart d’heure. Sur des étapes plus longues, bien entendu, l’écart se creuserait, mais, jusqu’à présent, le SST américain doit limiter ses ambitions à l’Atlantique Nord. La différence de temps de parcours est donc tellement faible sur les distances de l’ordre de 6000 kilomètres et au-dessous qu’elle ne justifiera peut-être pas l’achat d’appareils beaucoup plus onéreux que les Mach 2, du fait notamment de leur construction en matériaux réfractaires.
Il y aura par conséquent une gamme d’avions de Mach 2, et comme il est improbable qu’un second modèle occidental entre dans la course dans un avenir rapproché. Concorde restera seul.
L’avenir industriel de Concorde
En prenant l’hypothèse que les études en cours permettront de remplir la mission-type (dans les conditions règlementaires actuelles, 128 à 134 passagers transportés sans escale de Paris à New York), comment peut-on voir l’avenir de Concorde ?
Tout dépend d’une éventuelle limitation imposée aux vols supersoniques au-dessus des terres habitées. Les données expérimentales marquent encore pour se prononcer sur ce point, et il faudra attendre les vols supersoniques de Concorde pour que l’on puisse en mesurer les effets au sol. Ils dépendent de nombreux facteurs : altitude de vol, attitude et masse de l’appareil, dimensions, configurations aérodynamique…
Dans l’hypothèse la plus défavorable, si on est conduit à une limitation d’exploitation, les constructeurs de Concorde pensent pouvoir vendre 200 à 250 avions. Les deux tiers du trafic long-courrier sont en effet assurés au-dessus de la mer et des modifications mineures d’itinéraires pourraient porter cette proportion à 80%. Les limitations d’exploitation auraient donc surtout de l’importance à l’intérieur du continent américain.
A environ 100 millions de francs (1969) l’unité, ces 200 à 250 appareils représenteraient un chiffre d’affaires de 20 à 25 milliards de francs, produit à 85 ou 90% en Europe et exporté au moins à 60%.
La carrière industrielle et commerciale du supersonique franco-britannique ne se fera pas avec un seul modèle. Au-delà de ce premier type construit en série (capacité 128-134 passagers sur l’Atlantique Nord, décollant au poids de 175 tonnes dont 90 tonnes de carburant), plusieurs évolutions sont possibles.
Par l’utilisation de matériaux nouveaux aux points les plus éprouvés thermiquement, la vitesse d’utilisation normale pourrait être portée de Mach 2,05 à Mach 2,20. En effet, pour assurer une vie de structure de 45.000 heures d’utilisation, il a été décidé de limiter la température de croisière à une valeur correspondant sensiblement à Mach 2,05.
Cependant, les essais de vibration ont montré que l’on peut envisager d’allonger le fuselage sans inconvénient en régime supersonique. Avec les réacteurs actuels, il serait alors possible de faire un Concorde de 170 places pour des étapes de 3700 à 4600 km au lieu de 5500 à 6500 kilomètres. Sur ces étapes plus courtes, l’appareil pourrait être rentable, encore que, emportant alors trop de carburant, sa capacité serait par ailleurs limitée. Il s’agissait donc ici, à poids total égal, de remplacer du carburant par des passagers. Avec des réacteurs gagnant en poussée et permettant un accroissement du poids au décollage, on parviendrait à conserver les 170 places sur l’Atlantique Nord.
Le marché de Concorde, qui dans une hypothèse favorable pourra atteindre 400 avions, sera évidemment favorisé par le retard du supersonique américain. De fait, l’Administration américaine ne parait nullement pressée de se lancer dans cette affaire et, aux dernières nouvelles, il ne faudrait pas prévoir l’entrée en service du SST avant la fin de la prochaine décennie, ce qui laisserait 5 à 8 ans de règne sans concurrence à Concorde. Les deux projets apparaissent d’ailleurs de plus en plus nettement comme complémentaires plutôt que concurrents.
Le Tupolev Tu-144 a volé le premier
En faisant voler le prototype de leur Tupolev Tu-144 le 31 décembre 1968, les Soviétiques ont coiffé l’équipe de Concorde sur le poteau. Mais, s’il est vrai que les vols ont été interrompus un certain temps après le second, le 8 janvier, on peut penser que ces premiers essais furent peut-être un peu précipités.
La ressemblance frappante entre le Tu-144 et Concorde parait donner quelque consistance aux affaires d’espionnage industriel plusieurs fois dénoncées au cours de la gestation du prototype franco-britannique. Il est certes démontré que, souvent, en partant d’un certain acquis de connaissances techniques, des équipes d’ingénieurs travaillant isolément aboutissent à des solutions très proches. Il n’en reste pas moins que les Soviétiques se sont certainement inspirés des travaux occidentaux.
Malgré leur similitude de lignes qui a fait baptiser le Tu-144 ”Concordov“ par des esprits facétieux, les deux appareils offrent quelques différences marquées dans leur conception générale.
Sur le plan aérodynamique, on note que la voilure est beaucoup moins optimisée que celle de Concorde. La simplicité de forme du bord d’attaque prouve que les problèmes du vol subsonique ont été négligés, alors que les ingénieurs français et anglais se sont efforcés d’obtenir un rendement équivalent dans les deux régimes de vol.
Il est assez curieux de constater que les Soviétiques n’ont jamais été tentés par l’aile delta sans empennage pour leurs appareils militaires, alors qu’ils ont retenu cette formule pour le Tu-144. Ce manque d’expérience les a conduits à faire voler un Mig 21 modifié qui a permis de dégrossir les problèmes aérodynamiques et de gouvernes, ainsi que d’entrainer les pilotes.
Selon la presse soviétique, plusieurs Tu-144 auraient été construits, mais l’entrée en service n’est pas prévue avant 1971, soit tout de même plus d’un an avant Concorde. Il faut noter que les données de l’équation supersonique ne sont pas les mêmes dans les deux camps. Si les notions d’économie d’exploitation sont secondaires en URSS, il n’y a pas de souci du respect des règlements internationaux dans la fabrication des avions, ce qui simplifie bien les choses. Ceci n’a d’ailleurs pas empêché le Tu-144 de voler avec presque un an de retard sur le programme initialement prévu.
Malgré ley
Ur capacité reconnue dans le domaine de la métallurgie, les Soviétiques, qui ont aussi une expérience inégalée des gros bombardiers subsoniques, se sont contentés d’alliages légers pour la structure du Tu-144. Ainsi leur appareil se place dans la même gamme de vitesses que Concorde malgré le chiffre optimiste de Mach 2,5. La structure calculée pour 30.000 heures d’utilisation. Chaque fois que cela est apparu possible, il a été fait appel subsidiairement, aux matériaux les plus évolués : acier inoxydable, titane, plastiques.
L’équipement électronique représente, dit-on, 50% de la valeur de l’avion. Il comprend un calculateur analogique, au système de navigation inertielle, à une centrale aérodynamique, au pilote automatique, au circuit de pilotage des entrées d’air à géométrie variable…. Environ 90% des ordres de pilotage sont ainsi assurés automatiquement, notamment le calcul de la trajectoire de la consommation en carburant, l’atterrissage tous-temps. De plus, certaines manoeuvres sont effectuées sous le contrôle de bandes magnétiques préenregistrées. Bon nombre de ces équipements sont d’origine britannique conçus et fournie par des firmes comme English Electric Marconi, Plessey, Cosson, Ultra Electronics qui, parfois, travaillent aussi pour Concorde.
Les soviétiques ont choisi de suspendre les réacteurs sous l’aile dans deux nacelles doubles très rapprochés entre lesquelles s’escamote l’atterrisseur avant. Cette installation est curieuse puisque, par contre, les quatre tuyères à paupières sont jointives. La disposition des nacelles empêche un escamotage latéral des roues principales dans le bas du fuselage et l’atterrisseur est logé dans la voilure. Ceci a imposé l’emploi de pneus de très faible diamètre, à raison de douze par atterrisseur, ce qui ne doit pas simplifier les questions d’entretien.
Les réacteurs Kuznetsvo NK-144 sont des double-flux à postcombustion, dérivés des NK-8 utilisés sur l’Iliouchine IL-62. Avec son taux de dilution de 1, ce réacteur à certainement une meilleure consommation spécifique que l’Olympus. Remarquons toutefois qu’il ne donne que 13 tonnes de poussée à sec ’17,5 tonnes avec postcombustion) contre près de 15 tonnes pour le réacteur de Concorde.
Les chiffres annoncés par les soviétiques : 120 passagers transportés à 2500 km/h sur 6500 kilomètres, pour un poids au décollage de 150 tonnes, paraissent peu conformes aux résultats des études faites en Occident. Ou les Soviétiques ont un secret dans la conception de leurs réacteurs ou la nature du carburant utilisé, ou les chiffres donnés ne sont pas homogènes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas être obtenus en même temps. Il est vraisemblable que le Tu-144 de série sera beaucoup plus lourd. La distance franchissable pourrait d’ailleurs inclure des escales intermédiaires, mais on peut penser que les délais qui en découleraient feraient perdre son intérêt au vol supersonique.
Même si l’on peut faire quelques réserves à son sujet, le Tu-144 n’en demeure pas moins le premier avion de transport du monde conçu pour le vol supersonique à avoir volé. Il reste maintenant à franchir Mach 1, puis Mach 2 et, là, la partie n’est pas encore gagnée.
Sur le plan commercial, il ne faut pas voir dans le Tu-144 un concurrent possible de Concorde. Certainement pas conçu selon les règlements internationaux, le Tu-144 ne pourrait être mis en service par une compagnie occidentale. De plus, sa rentabilité est probablement précaire par rapport aux chiffres généralement admis et le difficile problème de l’après-vente n’est toujours pas résolu
.Les avatars du projet SST
Lancé en défi à Concorde, qu’il ne prétendait pas battre dans le temps mais sur le plan de l’économie et de la souplesse d’emploi, le SST américain fut proposé, on s’en souvient, sous deux formes. D’une part un projet Lockheed assez comparable à Concorde avec son aile en double delta ; le second, beaucoup plus ambitieux, proposé par Boeing, avec une voilure à géométrie variable. Dans leur définition initiale, l’un et l’autre devaient croiser à Mach 3.
L’offre de Boeing fut retenue, mais dès le départ, certains spécialistes étaient sceptiques quant aux chances d’aboutissement d’un projet alliant trop de nouveautés : voilure à géométrie variable, cellule en métaux réfractaires, réacteurs supersoniques de forte poussée jamais expérimentés en vol
Le choix de Boeing était pourtant assez logique. Un avion de transport est un compromis délicat entre des exigences souvent contradictoires. Il dit, pour un prix compétitif, être de technique suffisamment avancée pour connaître une vie industrielle longue, et suffisamment attrayant par ses paramètres économiques pour s’imposer sur ses concurrents. Le transporteur cherchera la fiabilité, la sécurité, l’économie d’exploitation, ans négliger le progrès technique qui lui permettra de ne pas renouveler sa flotte trop souvent. Le projet Boeing était satisfaisant sur ces différents points, offrant notamment, par sa voilure à géométrie variable, de coupler les avantages d’économie et les qualités de vol des jets actuels aux basses et moyennes vitesses avec une vitesse de croisière de l’ordre de Mach 3.
Mais, d’un avant-projet à l’autre, la solution d’avant-garde s’est révélée impraticable. Au bout de cinq ans de recherches, c’est l’échec : parvenu à sa définition optimale, le SST à flèche variable pèse 25 tonnes de trop, soit plus que sa charge payante. Avec son plein de passagers, il ne franchit plus l’Atlantique ; en augmentant le carburant au détriment de la charge marchande, l’Atlantique devient possible mais, l’avion n’est plus rentable.
La géométrie variable a été responsable de cet échec. Il va de soi qu’avec ses pivots et systèmes mécaniques divers, une aile mobile st plus lourde qu’une voilure fixe. Mais cela n’explique pas tout. Pour tirer pleinement profit de la faible flèche aux basses vitesses, il avait fallu prévoir aussi des systèmes hypersustentateurs très développés, au bord d’attaque et au bord de fuite. Autant d’éléments mobiles représentant quelques tonnes. La principale difficulté, cependant, a été de ne pouvoir suspendre les réacteurs sous l’aile, dans le plan du centre de gravité. Afin qu’ils demeurent toujours parallèles à l’axe du vol, il aurait été nécessaire qu’ils soient fixés à la voilure par une articulation quelconque, ce qui était bien aléatoire pour des groupes de 28 tonnes de poussée. Dans ces conditions mêmes, la position du centre de poussée par rapport au centre de gravité aurait subi de trop grandes variations.
Implanter les quatre réacteurs sous le fuselage, c’est-à-dire sous le plancher de la cabine, aurait été source de bruit, d’inconfort et de danger. Il fut donc décidé de les placer à l’arrière, sous les empennages. Mais de telles masses, si éloignées du centre de gravité, compliquaient le centrage, d’autant qu’ils transmettaient à la structure d’énormes efforts impliquant des renforcements de l’arrière du fuselage et des empennages.
Force fut, à la fin de 1968, de revenir à un appareil à géométrie fixe, le Boeing 2707-300. Mais ce retour à une conception plus raisonnable n’a pas sauvé le projet.
Le Boeing supersonique formule actuelle.
L’administration Johnson devait, en principe, prendre une décision sur la phase prototype avant de passer ses pouvoirs à l’équipe Nixon. En fait, le dossier non réglé à fait partie de la succession et une commission d’enquête a été nommée. Ceci témoigne de la prudence de l’Administration américaine vis-à-vis d’un projet qui a déjà coûté 2,5 milliards de francs de travaux préparatoires, et dont elle doit financer 90% du montant.
En principe, une décision devrait être prise cette année, mais, fait symptomatique, Boeing prépare le lancement d’un projet d’Airbus pour équilibrer ses plans de charges.
Conçu pour transporter 280 passagers à Mach 2,7 sur 6000 kilomètres, le Boeing 2707-300 comporte maintenant une voilure delta de 50% de flèche au bord d’attaque et de profil évolutif. A l’arrière, des empennages classiques permettront l’hypersustentation.
La gamme de vitesses considérée a impliqué l’emploi d’un alliage de titane capable de résister aux hautes températures de Mach 2,7. Cette structure sera très compliquée : pour satisfaire aux lois de l’aérodynamique supersonique, le fuselage ne sera pas rectiligne, mais incurvé vers le bas dans son plan vertical ; de même, sa section sera évolutive sur toute la longueur, en application de la loi des aires. La voilure elle-même sera de forme compliquée, avec un dièdre en aile de mouette.
La propulsion sera assurée par quatre réacteurs à double flux et postcombustion General Electric GE4-JSP, donnant près de 30 tonnes de poussée au décollage. Chacun des moteurs est logé dans une nacelle indépendante comprenant une entrée d’air à géométrie variable.
Le poste de pilotage est aménagé pour trois hommes : pilote, co-pilote et ingénieur-mécanicien, plus deux observateurs. Le nez est mobile et peut basculer vers le bas à l’atterrissage et au décollage afin d’améliorer la visibilité.
Longue de 34 mètres, la cabine peut recevoir 234 sièges en classe touriste, disposés par rangées de 5, sauf à l’arrière et à l’avant où la section du fuselage est rétrécie. Deux soutes à bagages seront aménagées sous la cabine. L’une de 30 m3, à l’avant, recevra des conteneurs normalisés. La soute arrière (8,5 m3) sera réservée au fret en vrac.
Ces deux atterrissages principaux s’escamotent verticalement dans l’épaisseur de l’aile ce qui, limitant le diamètre des pneus, a conduit à en utiliser douze par jambe. La roue avant est classique.
Les commandes de vol et gouvernes sont identiques à celles de n’importe quel avion. Les bords d’attaque et de fuite seront munis de becs basculants (30 et 50°) et de volets et flaperons (combinant les fonctions d’ailerons de gauchissement et de volets).
Le système de contrôle d’environnement se composera de quatre circuits indépendants utilisant de l’air prélevé sur les moteurs.
Selon les estimations actuelles, le Boeing 2707-300 pèsera plus de 340 tonnes au décollage (dont 22 de charge payante) et 195 tonnes en fin d’étape. En atmosphère standard, la distance franchissable sera de 6680 kilomètres ; par temps chaud, elle tombera à 6200 km à Mach 2,62 en croisière. La longueur de roulement au décollage sera de 3300 mètres et celle d’atterrissage de 2380 mètres. Le moins que l’on puisse dire est que l’administration Nixon ne parait pas enthousiasmée par le programme SST et prend tout son temps pour décider de son avenir. En principe, une décision était attendue pour le 15 avril, ce qui devait permettre de faire voler le prototype en mars 1972. Compte tenu des 500 millions de dollars d’ores et déjà dépensés en études préliminaires, 616 millions de dollars sont estimés pour mener à bien la fabrication de deux avions et leurs essais en vol. Encorde ce chiffre parait-il très optimiste.
Quant à l’entrée en service sur les lignes, certification terminée, elle est attendue pour 1980. Le Boeing 2707-300, pour lequel la FAA détient 122 options, serait vendu 80 millions de francs l’unité et ses promoteurs voient pour lui un marché de 500 appareils d’ici 1990. Plus encore que Concorde, le SST risque pourtant de souffrir de limitations d’emploi au-dessus des terres puisque le bruit en vol supersonique varie avec le tonnage et la vitesse.
S’il est vraisemblable que la décision du président Nixon sera favorable au SST car les Etats-Unis ne peuvent demeurer en dehors de l’ère du transport supersonique, l’évolution du projet reste, à long terme, inconnue. Reviendra-t-on finalement à la géométrie variable ? C’est possible, mais on peut penser aussi que l’on tirera pleinement profit dans un premier temps des deux gammes lancées avec Concorde et le 2707-300 dans sa définition actuelle. Tous deux peuvent connaître une longue descendance. Dans la catégorie Mach 2, il n’est pas déraisonnable de penser à un projet de “jumbojet ». Quant à Lucien Servanty, père de Concorde, s’il a à plusieurs reprises témoigné de son scepticisme vis-à-vis du Boeing à géométrie variable, il pense que l’avion de l’avenir sera un supersonique à décollage vertical, et qu’il pourrait être européen…