Ce sera bientôt. Le premier avion supersonique conçu pour transporter des passagers fera son premier vol cette année. Voici comment a été construit l’avion franco-britannique Concorde, comment il va voler et ce qui vous attend lorsque vous ferez votre premier vol à 2300 km/h.
Vous déjeunez tranquillement à l’aéroport de Londres en attendant le départ de votre avion. Puis, on vous embarque dans un avion long et fuselé. Vous bouclez votre ceinture de sécurité. Un quart d’heure après le décollage, après avoir franchi 250 km, nous franchissons le mur du son sans même nous en apercevoir. Comme le bruit du moteur n’arrive plus à rattraper l’avion, vous volez silencieusement à 20.000 mètres du-dessus de l’Atlantique. Vous franchissez près de 800 mètres chaque secondes. Vous voyez à peine la Terre. Le ciel vous apparait légèrement violet. Au bout d’un temps assez court, (3 heures ½ de vol) vous atterrissez à New York. En réglant votre montre sur l’heure locale, vous vous apercevez que vous êtes arrivé une heure avant d’être parti. Il est de nouveau midi.
D’ici 3 ans, tout cela sera possible. Le prototype 001 de Concorde va faire son premier vol. Il doit être mis en service commercial vers 1971. Les vols supersoniques seront alors à la portée de tous le monde et les compagnies aériennes distribueront des insignes aux passagers, certifiant qu’ils ont franchi le mur du son. Jusqu’à présent, seuls les pilotes d’essais et les équipages militaires en ont eu le privilège.
Il y a plus de 12 ans, les gouvernements français et britanniques se sont mis d’accord pour réaliser en commun un avion commercial supersonique, le franchissement du mur du son s’étant révélé sans difficulté particulière. Cette réalisation a couté jusqu’à présent un prix colossal. On l’avait estimé d »abord à 2.000.000.000 francs, mais cette estimation a dû être portée à 7.500.000.000 F, soit 75 F par tête d’habitant pour l’ensemble des deux pays. (L’avion commercial supersonique américain coûtera probablement 3 fois plus. On a estimé le prix de chaque appareil entre 18 et 20 millions de dollars. Même à ce prix, il est douteux que les frais de recherches puissent être amortis. La France et la Grande-Bretagne considèrent que cette entreprise augmente leur prestige, contribue à leur progrès dans le domaine des ordinateurs et de l’électronique et leur rapportera des milliards de devises.
Si vous voyagez en Concorde, vous bénéficierez donc d’une forte subvention.
En tant qu’entreprise internationale le Concorde est unique. C’est le genre d’effort commun plein de risques et de sacrifices qu’on ne trouve normalement qu’en temps de guerre.
En principe, la France et la Grande-Bretagne construise chacune un nombre égal d’appareils. En pratique, les ailes, le milieu du fuselage et le train d’atterrissage sont construits uniquement en France, tandis que le nez, la queue et les moteurs sont construits en Grande-Bretagne. Des remorques spéciales transportent les éléments dans les deux sens à travers la Manche. Six fois par semaine, un avion à réaction spécial transporte les techniciens de Toulouse à Bristol et vice versa pour une journée de travail à l’étranger. Pour éliminer les difficultés linguistiques, on a même rédigé un dictionnaire aéronautique spécial anglo-français.
Le Concorde qui a près de 60 mètres de long et qui est juste assez large pour avoir 4 sièges par rangée, avec un passage au milieu, à un avant de forme très curieuse. Long et pointu, il est fortement incliné vers le bas. Le Concorde sera équipé de 4 moteurs à réaction Olympus 593, mis au point par la Bristol Siddeley et la SNECMA. Ils donnent une poussée totale de plus de 60.000 kg, soit presque la puissance d’un paquebot comme l’United States. Cette puissance est telle que l’avion peut décoller sur les pistes d’aéroport conçues pour les réacteurs actuels et pour atteindre l’altitude de 12.000 mètres en 11 minutes, alors qu’il faut une demi-heure aux réacteurs commerciaux actuels. En une demi-heure, le Concorde atteindra son altitude de croisière de 18.000 mètres après avoir franchi 800 kilomètres.
Le Concorde n’a pas les complications des ailes à géométries variable. De nombreux essais, de longs calculs, ont permis de mettre au point une aile delta à grande flèche incurvée, qui a de bonnes caractéristiques aux vitesses subsoniques et supersoniques. Ces ailes de 25 mètres d’envergure sont si minces qu’on a peine à croire qu’elles peuvent porter les 188 tonnes de l’appareil à pleine charge. C’est leur forme très compliquée et
très étudiée qui leur donne de si bonnes caractéristiques. Par sa forme générale, le Concorde rappelle la flèche en papier des écoliers.
Le carburant sert de lest et de masse thermique
Les 18 réservoirs de carburant de l’appareil sont montés sous les ailes et sous le fuselage. Le Concorde peut embarquer jusqu’à 5 tonnes de kérosène, dont 15 tonnes environ forment la réserve qui permet une attente en vol de 45 minutes et un déroutement de 400 kilomètres en plus. Le carburant joue deux autres rôles. Il peut être pompé entre les réservoirs qui sont à l’avant et à l’arrière pour modifier l’assiette de l’appareil à mesure que le centre de sustentation se déplace quand la vitesse change éliminant les corrections aérodynamiques qui augmentent la trainée. On s’en sert également comme masse thermique pour absorber la chaleur du reste de l’avion. Bien que les réservoirs soient pressurisés, pour empêcher le carburant d’entrer en ébullition à haute altitude, l’augmentation de la température du carburant lui donne un meilleur rendement.
Le Concorde comblera d’aise les fervents de records. C’est le premier avion civil conçu pour voler plus vite que le son, avec un avant incliné vers le bas, avec une aile delta, celui où l’automatisme est le plus poussé, le plus rapide et le plus coûteux jusqu’à présent, et selon ses constructeurs, la British Aircraft Corporation et Sud Aviation, celui qui offre le plus de sécurité.
L’automation et l’ordinateur ont joué un rôle plus important pour le Concorde que pour tout autre avion. Tout le programme de construction a été mis au point avec un système américain d’organisation appelle PERT (Program Evaluation and Review Technique). Une grande partie du travail mécanique est contrôlé par des constructions enregistrées sur bande magnétique et transmises à une multitude de machines. Au cours des essais de moteur, les stations d’essais françaises et anglaises et les ingénieurs de recherches qui leurs sont associées étaient tous branchés sur le même réseau d’ordinateurs. Les résultats pouvaient ainsi être communiqués avec une précision parfaite 20 fois plus vite que par téléphone.
Le Concorde est un fouillis d’inventions nouvelles et ingénieuses dont beaucoup trouveront bientôt leur application dans la vie de tous les jours. Prenez par exemple le tracé automatique de route (ACD). Au milieu du tableau, de bord, une carte éclairée montre la route et la position de l’avion avec la région où il se trouve. A mesure que l’avion se déplace, la carte, actionnée par un ordinateur, se déplace aussi en laissant toujours l’avion juste au milieu de l’écran (c’est un écran de mini-TV). Si on pousse un bouton, on double l’échelle de la carte. Une petite cassette contient 8000 routes de plus de 3000 kilomètres, dont on peut choisir une à volonté. On peut très bien imaginer l’ACD – et son petit ordinateur associé – équipant une voiture de luxe.
Le Concorde est peut être l’avion le plus automatisé qui ait jamais été construit. Il dépasse 300 km/h sur la piste, avant même de décoller, et, en vol, son équipage de trois hommes n’auront guère le temps de faire les nombreuses manoeuvres qui affectent la route, l’altitude et la vitesse. Un ordinateur compare les données actuelles de la situation météorologique, de la consommation de carburant, de la charge utile, des règlements sur le bruit et de la route et recommande ensuite la manoeuvre correcte. Si, par exemple, un des moteurs perd un peu de puissance, l’ordinateur s’adaptera instantanément à la nouvelle situation. Le pilote n’a absolument rien à faire.
Il pourrait s’amuser à faire des mots croisés pendant le vol, a dit un porte-parole de la British Aircraft Corporation. Mais, bien entendu, il n’en fera rien….
Trente mini-ordinateurs aux commandes
En tout, le Concorde est équipé d’une trentaine de dispositifs automatiques à micro-circuits, dont la taille varie entre celle d’un téléphone et celle d’une machine à écrire (ensemble, ils ne pèsent que 36 kg). Des ordinateurs font fonctionner le pilote automatique, y compris la commande automatique des moteurs, l’autostabilisation (qui maintient l’avion en ligne de vol en dépit du tangage et du roulis) et la correction électrique qui maintient l’assiette de l’avion lorsque les conditions changent, à mesure que le carburant est consommé, quand la vitesse augmente ou diminue, ou même lorsqu’un groupe de passagers se déplace vers l’arrière ! Par mesure de sécurité, tous les systèmes automatisés sont en double et sont réalisés avec une telle exactitude qu’on n’admet le plus léger écart qu’avec une fréquence d’une fois toutes les 600 heures de vol tout au plus.
C’est une réalisation avec ceinture et bretelles, a dit le porte-parole de la BAC en tirant distraitement sur son pantalon. La doublure de tous les systèmes automatisés est seulement un des éléments qui assurent au
Concorde une sécurité exceptionnelle. Les circuits hydrauliques sont triplés – et même si les quatre moteurs tombent en panne, la rotation par inertie des turbines suffit pour assurer le fonctionnement des circuits hydrauliques. Il y a deux circuits électriques parallèles. Les conditions sévères du certificat de navigabilité exigent même que l’avion doit pouvoir être piloté par la force humaine si l’ensemble des circuits électriques et électroniques tombe en panne en même temps. D’autre part, la réglementation exige que la pression intérieure doit pouvoir être maintenue, même avec un des quatre systèmes d’air en panne et un hublot arraché. Pour tenir compte du risque peu probable de rayonnement dangereux causé par des explosions solaires, un dispositif spécial permet au pilote de se rendre compte que les radiations vont dépasser le niveau dangereux. Il peut alors descendre rapidement à 15.000 mètres d’altitude où ces radiations sont tamisées par l’atmosphère.
Toutes sortes de problèmes nouveaux se sont présentés à la conception. Une vitesse de croisière de mach 2,2 (environ 2300 km/h) ferait monter la température à 130°C au bord d’attaque des ailes, à 150°C au nez. Cela imposa l’emploi d’un alliage spécial d’aluminium (qu’on appelle Hiduminium RR 58 en Grande-Bretagne et AUCGN en France) qui résiste bien à la chaleur. On renonça à l’acier inoxydable et au titanium, plus lourds, qui sont employés pour le SST américain.
Aux vitesses subsoniques, ces parties peuvent être givrées ; il fallut donc y installer un système dégivreur par chauffage. D’autre part, le système de conditionnement d’air doit chauffer l’intérieur aux vitesses subsoniques et rafraichir dès que la vitesse dépasse mach 1.
Comme moteur, on a adopté l’Olympus 320, qui fut destiné au TSR 2, maintenant abandonné, et on l’a perfectionné. Les principes de base et la métallurgie étaient excellents. Mais il fallait porter la poussée de 13.500 kg (avec post-combustion) à 15.000 kg (sans post-combustion). Pour les essais, on monta le moteur sous un bombardier Vulcan, on prit l’air et on fit fonctionner sous la surveillance de centaines d’instruments et de quatre caméras TV à circuit fermé. Au sol, on catapulta des poulets de 2 kg, des gerbes de grêlons et des seaux d’huiles dans l’entrée d’air.
L’Olympus 593 digéra tout sans broncher. Pour la protéger contre le bourdon – une violente vibration causée par une onde de choc lorsque l’air pénètre trop vite à l’entrée – l’entrée d’air du 593 est munie d’un système complexe de plans, de dérivations qui contrôlent l’écoulement, le tout automatisé, bien sûr, et relié à la commande automatique des moteurs.
Le nez est articulé
Dans les premiers projets, il apparut tout de suite que le Concorde doit avoir un nez exceptionnellement long – si long (6 mètres) devant les commandes du pilote) que la visibilité sera très réduite au décollage et à l’atterrissage. Pour permettre au pilote de voir devant lui, on articula le nez tout entier (qui sert également de radome) pour pouvoir l’incliner de 17° 1/2 vers le bas. En vol, le nez est relevé et aligné avec le reste du fuselage, et, pour le vol supersonique, une longue visière sort du nez pour rejoindre le haut du pare-brise, donnant à tout l’avion un profil aérodynamique impeccable. Comme pour ne pas rompre complètement avec le passé, le nez du Concorde – avion dont la construction s’inspire des techniques les plus avancées – est constitué de 30 énormes manchons coniques en fibres de verre superposés, tricotés par des matrones, employées d’une vieille firme écossaise de bonnetterie.
André Turcat, désigné comme pilote d’essai du prototype 001, a consacré de nombreuses heures à Toulouse à s’entrainer sur un simulateur de vol qui a coûté trente millions de francs. On l’a soumis aux épreuves les plus dures. On règle les instruments pour lui indiquer qu’il est entouré de brouillard, à court de carburant, privé d’électricité. Quelquefois, dans un esprit un peu farceur, on lui montre son train d’atterrissage en feu. On ne l’a jamais pris à court. D’ici peu, il fera son premier vol réel.
Cinq mille heures rien que pour les essais
Le prototype 002 doit faire son premier vol à la fin de l’été. On a déjà commencé la construction des 01 et 02, les modèles de préproduction. Ils sont déjà différents des prototypes : plus longs de 3,60 mètres, avec des moteurs plus puissants de 7,50%. Ces quatre appareils, les premiers, ne seront jamais mis en service commercial, mais ils jouent un rôle essentiel. Avant que le Concorde n° 1 soit admis en vol commercial, les 001, 002, 01, 02 et les 1 et 2 de la production en série doivent effectuer près de 5000 heures de vol.. Avec 12 tonnes d’instruments de contrôle à bord, ils seront soumis à des essais rigoureux et répétés, pour contrôler
la puissance et la consommation de carburant, l’autonomie et la vitesse, la maniabilité et la stabilité, le bon fonctionnement de la pressurisation et la résistance du métal aux efforts répétés, la douceur des décollages et des atterrissages. Les essais seront faits à toutes les altitudes, dans les régions polaires et équatoriales, dans les tempêtes et dans la neige, toutes les conditions les plus extrêmes qu’on peut trouver.
Pendant ce temps, les représentants confiants de seize compagnies aériennes ont examiné la maquette en bois grandeur nature (qui, à elle seule, coûte 1.750.000 francs) et ont versé environ 1.500.000 francs par appareil à titre d’option pour la commande de 74 appareils. Aux USA, la Pan Am, en veut 8, l’American, l’Eastern, la TWA et l’United 6 chacune, la Braniff et la Continental 3 chacune. Pour faire face à ces commandes et à d’autres qu’on attend, les deux firmes aéronautiques comptent construire des Concorde à la cadence fantastique d’un Concorde par semaine une fois que la production sera lancée.
Nous sommes au seuil de l’ère supersonique. Cela veut dire qu’on pourra faire l’aller et retour New York+Londres en une seule journée, pour passer la journée à Londres. Il faudra tout au plus douze heures d’avion pour aller aux Antipodes. Par rapport au monde du XIXème siècle, celui du Concorde est réduit aux dimensions d’un département, et l’Atlantique n’est plus qu’un étang.