Article de Jacques MORISSET

Le succès de Concorde tient peut-être à ses « moustaches”. Deux ailettes escamotables, à l’avant du fuselage, pourrait autoriser l’avion supersonique à décoller, atterrir et virer plus court, et améliorer sa rentabilité. Concorde aura-t-il des ”moustaches » ? Sa rentabilité s’en trouvera-t-elle améliorée ? Depuis le 3 juillet, la question est posée. La réponse ne peut encore être donnée, mais les meilleurs aérodynamiciens britanniques et français, et leurs collègues des bureaux d’études de la British Aircraft Corporation et de Sud Aviation sont obligés d’étudier le problème de près. Un problème qui n’est pas entièrement nouveau, mais qui, étant donné les circonstances, a pris un relief assez extraordinaire.
Rappelons les faits : huit jours durant, Concorde avait été la vedette du 27ème Salon du Bourget. Le prototype 001 avait abandonné son fief de Toulouse, pour démontrer à un million de visiteurs qu’il avait dépassé le stade des premiers essais. Parmi ces visiteurs des milliers de spécialistes venus de tous les horizons constataient avec quelque étonnement que l’avion de transport le plus moderne du monde, le fer de lance de l’industriel aéronautique franco-britannique, était déjà capable de décoller sur demande, à l’heure exacte prévue. Les 7 et 8 juin, le prototype 002 quittait à son tour la base de Fairford et rejoignait son frère toulousain. Ce fut un grand moment. Beaucoup de spectateurs n’étaient pas venus que pour cela.
Lorsque les deux Concorde eurent survolé Londres et Paris, il devint évident que le nouvel avion avait gagné une première bataille : celle de l’opinion publique. Les ingénieurs des services des essais en vol, d’abord opposés à l’idée de perdre leur appareil deux jours durant, ont récupéré les deux Concorde avec soulagement. Ils ont repris la phase 2 de l’expérimentation, celle qui s’achèvera avec les premiers vols supersoniques prévus en septembre. Tout semblait donc aller pour le mieux. C’est alors que l’affaire éclata.
Le 3 juillet, un commentateur radiophonique annonce que le programme Concorde (4,3 milliards de francs sur les 8 prévus ont déjà été dépensés par les deux gouvernements) sera probablement, du côté français, victime du plan d’austérité budgétaire. La presse réagit vivement, le gouvernement démentit. Le président de Sud Aviation déclare le jour même qu’il n’est absolument pas question d’abandonner un avion aussi exceptionnel, alors que ses essais se poursuivent à la satisfaction de tous.
Pour mieux convaincre ses auditeurs, il révèle une nouvelle qui fait sensation : Marcel Dassault, le créateur des ”Mirage », vient d’offrir au promoteur de Concorde d’évaluer un tout nouveau système, celui des « moustaches”. Système mis au point en grand secret depuis plusieurs mois sur un Mirage modifié, baptisé « Milan”. André Turcat en personne a essayé le ”Milan » et en a fait un rapport élogieux. Les dites « moustaches” se révèlent tellement prometteuses que la décision vient d’être prise d’en étudier l’application à Concorde.

Le lendemain, la firme ”Dassault » confirme la nouvelle, expose la genèse du « Milan” et de ses ”moustaches ». Le dit « Milan” a bien été présenté en vol au Salon du Bourget, mais cette présentation n’a guère retenu que l’attention des spécialistes qui n’ont d’ailleurs pas été autorisés à examiner l’avion. Tout au plus ont-ils pu constater, lors de quelques brefs passages à basse vitesse, que les fameuses ”moustaches » sont constituées par deux ailettes placées à l’avant du fuselage et escamotables à volonté. L’affaire du « Concorde” ayant éclaté, les autorités militaires autorisèrent ”Dassault » quelques détails.

L’histoire des « moustaches” a commencé il y a plus d’un an. C’est une histoire suisse. Le gouvernement helvétique désirait choisir un avion d’appui tactique capable de succéder aux 200 ”Venom » subsoniques, en service depuis près de quinze ans dans la force aérienne suisse.
Le problème était délicat : les aérodromes militaires helvétiques sont en général exigus et même encaissés dans la montagne. Les Suisses souhaitaient accroître le nombre des terrains utilisables par les « Mirage III” déjà construits sous licence. Ils voulaient même accroître la charge utile de ces derniers, et les faire virer plus court afin de faciliter leur utilisation en montagne.

Moustaches escamotables

Ces exigences semblaient écarter le Mirage 5, version simplifiée du Mirage III, adaptée à l’appui tactique, c’est-à-dire essentiellement à l’attaque au sol. Or, les Suisses auraient bien voulu aussi de Mirage 5 : ils disposaient déjà de l’outillage de fabrication du Mirage III et d’une solide expérience en ce qui concerne son utilisation. Le problème semblait insoluble. Alors, des aérodynamiciens susses décidèrent, en accord avec des ingénieurs de Dassault, d’essayer en soufflerie un dispositif inédit : précisément celui des « moustaches”. Les résultats obtenus furent suffisamment prometteurs pour que des brevets soient prêts à parts égales entre le gouvernement suisse et la Société des ”Avions Marcel Dassault ». Cette dernière se chargea de la réalisation. Les essais en vol furent effectués sur Mirage 5, d’abord avec des ailettes fixes puis, au printemps dernier, avec des ailettes escamotables. A l’issue du Salon, les résultats ont donc été relevés : les distances de décollage et d’atterrissage sont abaissées de 7 à 10% ; la charge utile accrue dans la même proportion ; la vitesse d’approche est diminuée de 20 à 21 km/h ; enfin l’appareil peut évoluer plus lentement en toute sécurité, et virer plus court.

Sur ces schémas, nous avons représenté les « moustaches » vues de face en position déployée puis escamotées, ainsi qu’une « moustache” vue de profil.

Le Concorde portera peut-être des « moustaches” comme le Mirage ”Milan ». Sur celui-ci, les deux « moustaches” forment entre elles un ”V » très ouvert : grâce à cette disposition, les tourbillons d’extrémité issus des « moustaches”, évite les entrées d’air du moteur (ce qui pourrait provoquer des perturbations dans le fonctionnement des turboréacteurs, principalement au niveau du compresseur), et l’interaction avec la voilure principale est réduite au maximum.
Les ouïes latérales dans lesquelles les ”moustaches » sont obturées par des volets coulissants automatiquement, selon un procédé déjà mis au point sur le Mirage G à flèche variable. Lorsque ses volets sont refermés, la forme extérieure de la pointe avant est parfaitement reconstituée et l’appareil ne perd pas un seul km/h sur le Mirage 5.
Ces résultats étonnants sont obtenus avec un dispositif relativement simple : les moustaches sont constituées par des ailettes quasiment rectangulaires, dotées d’un ”bec » sur la majeure partie du bord d’attaque et d’un volet à fente sur la totalité du bord de fuite. Ces ailettes fixes en incidence, ont une trentaine de centimètres de profondeur, un mètre d’envergure chacune. Elles s’escamotent vers l’avant dans le nez de l’appareil grâce à un système d’articulation à axe oblique qui les oblige à suivre une trajectoire gauche. Une fois escamotées, elles se retrouvent parallèles aux parois inférieures du nez conique de l’avion, dans le demi-cercle inférieur. L’ensemble du dispositif ne pèse qu’une vingtaine de kilogrammes : 0,25% du poids à vide de l’avion.
Sur ces schémas, nous avons représenté les « moustaches » vues de face en position déployée puis escamotées, ainsi qu’une « moustache” vue de profil.
Par quel miracle un dispositif aussi modeste est-il capable d’améliorer dans une proportion sensibles es performances à basse vitesse d’un avion moderne comme le Mirage 5 ? Et surtout, pourquoi son éventuelle application à Concorde est-elle capable d’améliorer l’économie de l’avion ? Concorde n’a-t-il pas été conçu essentiellement pour voler à 2200 km/h, c’est-à-dire dans une zone de vitesse ou les moustaches auront été escamotées depuis longtemps ?
Pour répondre à ces deux questions, il faut examiner quelques-uns des problèmes posés par la voilure des avions supersoniques. Concorde est un avion sans queue à aile Delta : qu’est-ce que cela signifie ? A l’origine, lorsque les ingénieurs conçurent les premiers avions largement supersoniques, ils savaient que deux conditions géométriques étaient à respecter, conditions impératives si on voulait obtenir un fonctionnement aérodynamique correct en présence des ondes de choc propres au vol à plus de Mach 1 : l’épaisseur relative de la voilure (rapport son épaisseur et la profondeur) devait être faible, son allongement (rapport entre l’envergure et la profondeur) également. Il existait aussi une troisième voie : celle du bord d’attaque en flèche, c’est-à-dire faisant un angle important avec l’axe du fuselage
Une aile en flèche se comporte en effet comme une aile droite de même profil soumise à un écoulement de vitesse égale à la vitesse de transmission multipliée par le cosinus de l’angle de flèche. Il suffit de choisir un angle de flèche suffisamment important pour obtenir le résultat cherché : la traînée au passage du mur du son est réduite. La traînée d’onde l’est également : c’est elle qui matérialise, en vol supersonique, le supplément de traînée dû à l’absorption d’énergie à travers des ondes de choc. Aux grandes vitesses, la traînée d’onde devient prépondérante. Les ingénieurs s’aperçurent très vite que la meilleure façon de concilier un faible allongement, une faible épaisseur relative et une forte flèche (celle-ci peut atteindre 60° pour le vol à Mach 2) était de réaliser une forme particulière d’aile triangulaire : c’est l’aile « Delta”, dotée d’un bord d’attaque en forte flèche et d’un bord de fuite en flèche nulle ou presque nulle. La formule se révéla d’autant plus intéressante qu’à la jonction avec le fuselage la profondeur de l’aile est très grande. Son épaisseur absolue, même pour une épaisseur relative faible, est donc importante. Cela permet de loger assez facilement le train d’atterrissage et des réservoirs de carburant. Enfin, sa construction est plus facile et plus légère que celle d’une aile classique en flèche. La minceur de l’aile classique s’accorde mal en effet avec la nécessité de réaliser une structure rigide, particulièrement résistante à la torsion, ce qui exige des longerons-caissons les plus épais possibles.

Supériorité de l’aile Delta

Une autre particularité incitait les ingénieurs à choisir l’aile Delta : la possibilité de se passer de l’empennage horizontal. On pouvait ainsi gagner encore sur le poids de la structure et sur la traînée aérodynamique. En effet, le bord de fuite de l’aile se trouve loin du centre de portance, donc du centre de gravité. Et les gouvernes placées au bord de fuite, grâce à leurs bras de levier, sont suffisamment efficaces pour assurer dans tous les cas le contrôle longitudinal (piqué ou cabré) de l’avion. En braquant différentiellement ces mêmes gouvernes baptisées ”èlevons », on assure même un excellent contrôle en roulis. On l’assure d’autant mieux que l’aile Delta, comme nous l’avons vu, est très rapide. Enfin, lors du passage du mur du son, le recul du centre de poussée, phénomène propre à tous les avions supersoniques, est relativement faible sur l’aile Delta. La compensation de ce déplacement n’exige donc qu’un faible déplacement de gouverne. Par la suite, le dessin de la voilure a été perfectionné. On a cambré le bord d’attaque des profils, accepté une certaine évolution de ces mêmes profils, en incidence ou en cambrure, le plan de l’aile a été légèrement modifiée. Les ingénieurs sont ainsi parvenus à adapter au mieux la voilure à presque tous les cas de vol. Ils ont obtenu un auto-équilibrage à peu près parfait. Cet auto-équilibrage permet de réduire fortement le braquage des élevons, d’où une réduction de la traînée.
En une quinzaine d’années de travail patient, les aérodynamiciens ont donc fortement amélioré l’aile Delta. L’amélioration s’est fortement traduite par un dessin beaucoup plus compliqué, mais le résultat a été largement payant. Comparez l’aile Delta très simple de l’intercepteur américain Convair F-106 avec la voilure évolutive de Concorde : vous mesurerez le chemin parcouru.
Cependant, les aérodynamiciens ont pratiquement échoué sur un point, celui de l’hypersustentation : c’est-à-dire l’obtention de coefficients de portance très élevée au décollage et surtout à l’atterrissage. L’hypersustentation permet en effet de diminuer la vitesse minimale de vol, et de réduire par conséquent les longueurs de décollage ou d’atterrissage. Elle le permet à condition, bien entendu, de ne pas s’accompagner d’un accroissement exagéré de la traînée aérodynamique. Sur des ailes classiques, c’est-à-dire à flèche nulle ou assez faible, cette hypersustentation s’obtient surtout en braquant vers le bas des volets de bord de fuite, et même une partie du bord d’attaque. On reconstitue ainsi un profil d’aile très creux. Ce profil assure une forte déflexion vers le bas de l’écoulement aérodynamique, permet donc d’obtenir des portances élevées. Peu à peu ces dispositifs hypersustentateurs (D.H) se sont perfectionnés. Ils ont utilisé des volets multiples à recul (on augmente ainsi la surface de l’aile), et ont été dotées de fentes permettant aux filets d’air de suivre le chemin qui leur est imposé. Une seule ombre au tableau : l’équilibre longitudinal de l’avion est perturbé par l’apparition d’un couple piqueur. Mais l’empennage horizontal est là pour rétablir l’équilibre. L’avion devient alors déporteur, mais le bilan général est excellent : la portance peut être multipliée par deux ou trois.


En vol horizontal, l’avion classique a sa portance fournie exclusivement par l’aile. Le braquage de l’empennage est nul. La traînée aérodynamique est minimale. Pour un avion ”Delta », l’équilibre général est le même, les élevons étant également à zéro.


L’avion classique à l’atterrissage (ou au décollage). Malgré sa faible vitesse, la portance est maintenue grâce à l’incidence ”i » (quelques degrés) de l’avion, au braquage vers le bas des volets de bord d’attaque, et à la sortie (recul et braquage vers le bas) des volets doubles ou triples du bord de fuite.


Mais la portance de l’aile recule. Pour préserver l’équilibre longitudinal, il faut obtenir un couple « cabreur”, fourni par l’empennage arrière braqué négativement.
La portance globale est égale à la différence entre la portance de l’aile et celle, en sens inverse, mais faible, fournie par l’empennage. L’avion Delta non empenné n’obtient à l’atterrissage la portance nécessaire qu’en se cabrant fortement (i = 100 à 150).
Il serait possible d’adjoindre, pour remplacer l’action des élevons, un empennage arrière ou avant : mais l’aile Delta perdrait alors une bonne partie de son intérêt. Les petites « moustaches” placées à l’avant, et escamotables dès qu’elles ne sont plus utiles, fournissent une solution élégante au problème du vol à basse vitesse. Les élevons peuvent rester en ligne avec le profil de l’aile, ou même être braqués positivement. La portance de l’aile est alors meilleures et celle des ”moustaches » bien que faible (leur surface est réduite) s’y ajoute.
Dans le cas d’une aile Delta, le problème de l’hypersustentation se pose en termes très différents. Tout d’abord, comme pour toutes les ailes à bord d’attaque en flèche, l’efficacité des D.H est faible. L’écoulement oblique a un effet défavorable. Le braquage vers le bas des élevons, toute question d’équilibrage longitudinal mise à part, ne procure qu’une sustentation modérée. Ce phénomène est accentué par le faible allongement de l’aile Delta : intéressant en régime supersonique, il devient défavorable aux faibles vitesses. En effet le ”gradien » de portance, c’est-à-dire la pente de la courbe représentant la portance en fonction de l’incidence, diminue de avec l’allongement. Un faible allongement ne permet donc pas, en principe d’obtenir des portances élevées

Linéaire et tourbillonnaire

Fort heureusement, à cette portance de la voilure à partir d’une certaine incidence. Cette nappe tourbillonnaire, n’apparaît que pour des allongements géométriques inférieurs à 2,9. Les essais en soufflerie ont montré que pour des incidences raisonnables, 12° par exemple, le gain relatif de portance tourbillonnaire pouvait être très important : 26% pour un allongement de 2 et 72% pour un allongement de 1. C’est ce qui rend viables, aux basses vitesses, des projets d’ailes volantes élancées dérivées de la formule Delta, comme Concorde. En améliorant la forme en plan et le squelette de la voilure, comme précisé plus haut, il est même possible d’accentuer le régime tourbillonnaire à une incidence donnée : les aérodynamiciens ont largement utilisé cette possibilité sur Concorde. Cela explique la forme compliquée de la voilure, particulièrement vue de face. Les bords d’attaque et les extrémités d’aile du Concorde, démontables peuvent même être encorde modifiées. Il est probable que les bureaux d’études utiliseront cette latitude : les connaissances aérodynamiques progressent encore au fur et à mesure que se poursuit la mise au point de l’appareil.
Un problème subsiste : celui de l’équilibrage longitudinal aux fortes incidences. Sur les avions Delta, le cabrage de l’avion pour obtenir ces fortes incidences exige, soit le braquage vers le haut des élevons, soit l’adjonction d’un empennage. Dans le premier cas, le bénéfice (en poids et en traînée) de l’absence d’empennage. Mais le braquage des élevons vers le haut limite évidemment le gain de portance. Dans le second cas – adjonction d’un empennage – l’équilibrage longitudinal est plus sûr et plus facile, mais la présence de l’empennage limite assez sérieusement le niveau de performances de l’avion. « Convair” aux USA et surtout Dassault en France ont adopté la première solution, ”Gloster » en Grande-Bretagne et les constructeurs soviétiques la seconde probablement parce que les aérodynamiciens étaient moins sûrs d’eux. Avec le recul, il est maintenant possible d’affirmer que les tenants du Delta pur avaient raison : le Mirage III et son dérivé simplifié le Mirage-5 se sont révélés des avions très réussis. Ils dominent le marché mondial dans la mesure où seules interviennent des considérations techniques et opérationnelles. De plus, les aérodynamiciens ont fait progresser leurs connaissances à pas de géants, car ils avaient attaqué le problème le plus difficile.
Lorsqu’il s’est agi de dessiner Concorde, le problème s’est posé en termes légèrement différents. Sur un avion militaire, en effet, le problème de la longueur du décollage n’était pas très inquiétant : pour voler à grande vitesse et haute altitude (mission d’interceptions), l’appareil disposait d’une poussée très importante, égale, au décollage, à la moitié du poids de l’avion. De plus, à l’atterrissage il était normal d’admettre l’utilisation systématique de parachutes de freinage et même, si nécessaire d’arrêt. Les seuls à désirer vraiment un avion capable d’utiliser des pistes assez courtes étaient justement les Suisses. Mais lorsqu’ils choisirent le Mirage III, il y a plus de dix ans, l’appareil français manifestait par ailleurs de telles qualités qu’ils n’hésitèrent pas trop longtemps.
Concorde, par contre n’était pas un intercepteur, ni un chasseur-bombardier volant quelques minutes à Mach 2. C’était un avion de transport relativement marginal, c’est-à-dire juste capable de traverser l’Atlantique avec son plein de passagers. A l’époque, cette vocation transatlantique n’était pas évidente. La version moyen-courrier n’était même pas considérée comme la plus intéressante par les Français.
Néanmoins, cette question de charge marchande, c’est-à-dire en fin de compte de poids admissible au décollage sur des pistes existantes de longueur donnée, se posait déjà en termes délicats. On discuta donc ferme : fallait-il utiliser la solution du Delta pur, ou même améliorée en aile dite « gothique” ?, ou au contraire fallait-il joindre un empennage à l’appareil ? Les aérodynamiciens penchaient en général vers l’adoption d’un empennage à l’avant dit ”canard ». Cet empennage, ou plus exactement ce plan ”équilibreur », devait, en effet, permettre d’obtenir économiquement le moment « cabreur” nécessaire à l’obtention des fortes
Incidences. Ceci pour deux raisons : d’abord parce que sa propre portante s’ajouterait à celle de l’aile, ensuite parce que sa présence éviterait au pilote, dans ce cas de vol, d’avoir à braquer vers les haut les élevons. Braqués au contraire vers le bas, les élevons contribueraient à améliorer la portance de l’aile.

La solution gothique

Cette solution a été adoptée sur le bombardier prototype North American B-70 Walkyrie, capable d’atteindre Mach 3. On l’a cependant écartée sur Concorde, pour deux raisons. Une raison d’ordre aérodynamique : la présence en amont de l’aile d’une autre surface portante risquait de provoquer des phénomènes difficiles à prévoir avec certitude. Les tourbillons issus de cette surface pouvaient, en effet, induire des effets déstabilisants à certains régimes de vol, tant sur le plan longitudinal que sur le plan de la stabilité de route. Une raison d’ordre structural : pour mettre un « canard”, il fallait renforcer sérieusement la partie avant du fuselage, et même doter probablement l’avion de deux empennages de direction au lieu d’un, d’où un nouvel alourdissement. Finalement, le bilan de l’opération, apparut légèrement négatif aux bureaux d’études. La solution de l’aile gothique pure, sans aucun empennage horizontal, fut donc retenue. Elle obligeait, notons-le en passant, à limiter sérieusement le poids de l’avion relativement à sa surface (charge au mètre carré). Elle interdisait donc en principe toute modification substantielle du bilan de poids, à moins d’accroître les dimensions de l’aile. Lorsque l’on décida de renforcer la rentabilité de Concorde en lui demandant de transporter plus de passagers, il fut donc nécessaire de redessiner en partie l’appareil. C’est ce qui explique l’existence de deux prototypes – les Concorde 001 et 002 actuels – dont la construction était déjà lancée, et de deux avions de présérie – – Concorde 01 et 02 – qui voleront en 1970-1971, et seront en fait, les véritables prototypes de la version de série.


Le North American B-70 ”Valyride », fut le premier avion au monde « Mach 3” à être doté d’un empennage ”canard ». Contrairement aux petites « moustaches » escamotables du Mirage « Milan”, il s’agit d’un empennage à grandes dimensions, utilisé en permanence pendant tout le vol, et doté de gouvernes orientables. De profil, en « vol lent”, on remarque un braquage important de ses gouvernes
Cependant les bureaux d’études avaient pris une décision justifiée : Lockheed aux USA et Tupolev en URSS dessinèrent eux aussi des avions dotés d’une aile gothique pure. Le projet de Lockheed fut abandonné lorsque Boeing remporta le marché d’étude du SST américain, mais le Tupolev Tu-144 fut réalisé. Ces appareils ayant été dessinés plus tard que Concorde, les ingénieurs américains et soviétiques ont donc, en quelque sorte, conforté la décision prise par les bureaux d’études français et britanniques. Et les difficultés rencontrées dans la mise au point du B-70 ont même prouvé que les ingénieurs européens avaient quelques raisons de se méfier de la solution ”canard ».
C’est alors qu’est apparu chez les militaires un besoin nouveau : celui de l’avion à hautes performances capable cependant de décoller sur des pistes de longueur relativement modeste, capable aussi de voler en régime supersonique à basse altitude. L’aile en flèche se révèle, dans ce cas, supérieure à l’aile Delta ; non seulement elle permet d’obtenir une meilleure hypersustentation, mais elle est également moins sensible aux rafales, grâce aux charges alaires plus élevées qu’elle permet de réaliser. Dans la pratique, un autre facteur intervient : la possibilité de réaliser des structures en panneaux fraisés dans la masse. Ces structures dites intégrales permettent d’obtenir aujourd’hui des voilures plus minces et gardant, cependant, la rigidité nécessaires.
L’aile Delta allait-elle être abandonnée ? Déjà Dassault réalisait d’une part le Mirage F-1 à aile en flèche empennée, présenté comme le successeur du Mirage III, et d’autre part, le Mirage G à aile en flèche variable, autre solution encore élaborée. Mais il existe dans le monde plus de 800 Mirage III ou 5, et nombreux étaient les utilisateurs qui pouvaient être intéressés par l’apparition d’une version améliorée de ces appareils.