L’immense pari du supersonique
Les Américains achètent Concorde. Français et Anglais publient leur bulletin de victoire. Victoire provisoire, mais qui se chiffrait éventuellement par une facture de 60 à 90 millions de dollars. Le 4 juin 1963, Pan Am a en effet commandé six unités du futur appareil supersonique franco-britannique, le maximum d’options consenties par les constructeurs (Sud-Aviation et Bristish Aircraft Corporation) à un seul acheteur. Pan Am prend tout le lot. On n’a jamais vu cela, une compagnie américaine achetant un avion européen à l’état embryonnaire des études. Et quelle compagnie ! Pan Am, colosse des lignes internationales, arbitre suprême des destinées de l’aviation civile.
Coïncidence ? Le lendemain de la commande Pan Am, l’Amérique, hésitante depuis 4 ans, annonce sa décision de construire un long-courrier supersonique. Un soupçon est permis : Pan Am a-t-elle, par son geste spectaculaire, voulu provoquer cette décision officielle ? En créant ce choc, elle a peut-être voulu obliger l’Amérique à réaliser un appareil, plus gros et plus rapide, qui en fin de compte l’intéresse vraiment – le Concorde n’étant que du remplissage, une manière de faire la soudure en attendant la sortie d’un SST (Supersonique Transport) Made in USA. Pan Am sait par expérience que dans la bataille commerciale des airs, jouer premier c’est pratiquement jouer gagnant.
De leur côté, les constructeurs français et anglais de Concorde n’étaient pas fâchés de traiter avec Pan Am : c’était enfoncer une aiguille américaine dans le flanc de leurs deux lignes nationales, BOAC et Air France. Car celles-ci montraient encore peu d’empressement à passer des commandes fermes pour Concorde, bien que les accords franco-anglais leur eussent réservé les tous premiers numéros d’ordre dans les livraisons futures. Le contrat avec Pan Am agissait donc comme un puissant chantage. Peu après, elles prenaient elles aussi des options sur Concorde. Comme les gouvernements français et anglais s’étaient entendus pour assurer la priorités à BOAC et Air France, et ne satisfaire les étrangers qu’ensuite, il fallut trouver un mode d’échelonnement subtil des livraisons pour faire entrer Pan Am dans le peloton de tête.
Bigger And Better
L’Amérique ne part pas de zéro. Depuis une dizaine d’années, les constructeurs US, accumulent des études d’avant-projets de SST. Sur les planches à dessin, dans les souffleries, le supersonique a déjà trouvé ses ailes. Le B-70, devenu RS-70, le bombardier à Mach 3, est sans doute long à pouvoir voler, mais c’est la grande éprouvette pour expérimenter les techniques révolutionnaires. Des budgets pharamineux ont été engouffrés dans ces travaux. La NASA (Administration de l’Aéronautique et de l’Espace), depuis neuf ans, a dépensé 70 millions de dollars à essayer des maquettes, analyser les problèmes d’aérodynamique, de métallurgie, de structure, de propulsion, d’exploitation des grands Mach.
En janvier 1963, la NASA passait un marché d’études avec Boeing et Lockheed pour l’étude industrielle de quatre configurations dans la série de ses SCAT (Supersonique Commercial Air Transport). Deux d’entre elles, le SCAT-16 (aile en flèche repliable) et le SCAT-12 (aile delta et empennage canard à l’avant) paraissent les plus prometteuses. Autour de ces formes, les constructeurs se mettaient à imaginer les avions de l’avenir.
Les USA ont actuellement en service plus de 1000 appareils militaires capables de voler plus vite que le son. Sans doute l’expérience militaire ne résout pas les problèmes d’un gros avion commercial obligé de tenir longtemps le régime supersonique. Du moins permet-elle de les mesurer. C’est ce qui a retenu l’Amérique et longtemps au bord de la décision.
Dans l’appel d’offre lancé aux constructeurs, le gouvernement américain demandait une appareil d’une vitesse d’au moins Mach 2,2 (2350 km/h) et au maximum de Mach 3 (3500 km/h), transportant 125 à 160 passagers, capable d’utiliser les pistes existantes, d’un rayon d’action entre 2200 km et 6500 km, de 150 tonnes, d’une vie utile de 15 ans et ayant des caractéristiques telles que le bang sonique pourrait être maintenu à un niveau acoustique tolérable. Le but énoncé du programme : réaliser le prototype d’un avion supersonique sûr, rentable et de construction assez rapide pour assurer le maintien du leadership américain en aviation commerciale. Dès octobre, les Etats-Généraux du supersonique sont convoqués à
Washington – constructeurs et transporteurs, organismes officiels : douze jours de marathon aéronautique pour essayer d’y voir clair dans les besoins financiers et techniques. L’ombre de Concorde domine le débat.
Puis, c’est la mobilisation d’une commission monstre ; jamais tribunal aussi important n’a été réuni pour juger d’un cas d’aéronautique. Le supersonique est devenu affaire d’Etat. Deux cent dix experts, dont les noms sont tenus strictement confidentiels, entrent en conclave pour examiner les projets secrets que trois constructeurs de celles (Boeing, North American, Lockheed) et trois motoristes (Curtiss-Wright, General Electric, Pratt & Whitney) ont présenté le 15 janvier.
Le monde aérien attendait, haletant, la révélation de ces projets. Quand le voile tomba, ce fut la surprise : les trois constructeurs américains proposent des machines nettement plus lourdes et plus audacieuses que prévues au départ – dans les 200 tonnes et autour de 200 passagers, à comparer aux 135 tonnes (dernière version) et aux 104 passagers de Concorde. Les plans de Lockheed donnent même 218 sièges. Tous sont plus rapides, naturellement que Concorde, le nombre de Mach correspondant aux possibilités de l’avion chaud en acier et titane : Boeing et North American à Mach 2,6 (3000 km/h), Lockheed à Mach 3 (3500km/h). Leur rayon d’action, de 6000 km à 6400 km, est bien supérieur à celui de l’avion franco-anglais. L’Amérique veut faire ”bigger and better ».
La logique du poids lourd
Pourquoi ? D’abord parce que la grosseur donne un meilleur rendement aérodynamique et donc qu’elle est un facteur de rentabilité de l’avion. Cet avantage n’est d’ailleurs pas à prendre ou à laisser : quand on veut construire, comme les Américains, en acier et en titane (ce à quoi ils sont forcés par l’échauffement des parois lié aux vitesses qu’ils ont choisies), on est obligé de faire grand, car les limites d’épaisseurs pratiquement utilisables pour les tôles dictent certaines dimensions à l’avion. Ainsi, dès l’instant où l’on s’est fixé un certain nombre de Mach, la curieuse logique de la construction aéronautique conduit inévitablement à une formule poids lourd. A partir de là, on se dit que la grosseur paie, puisqu’elle permet d’emporter plu de passagers (une toute autre question est de savoir si justement on trouvera plus de passagers !) . Le plus gros appareil emporte également plus de carburant : son rayon d’action s’en trouve accru. Les lignes aériennes ont d’ailleurs insisté pour que les supersoniques aient des marges de carburant analogues à celles des jets actuels.
Entre les trois concurrents américains, qui gagnera ? C’est Boeing qui part favori. North American a décroché le contrat du programme lunaire. ”Apollo“. Lockheed celui de la fusée ”Polaris“, mais Boeing aura besoin bientôt d’une grosse commande gouvernementale, son contrat pour la fusée ”Minuteman“ arrivant à expiration. De plus, il vient de perdre l’âpre course aux commandes pour le chasseur ”TFX“. Washington, grand dispensateur des faveurs aéronautiques, lui doit bien un prix de consolation.
Qui va payer ?
Le chois fait, qui payera ? En supersonique, les problèmes financiers sont plus terribles encore que les difficultés techniques. Pour les seules études du SST, construction des prototypes incluse, le coût initialement prévu était au bas mot un milliard de dollars. Les fabricants de moteurs ont ensuite estimé que les propulseurs à eux seuls absorberaient ce budget. Un porte-parole de Lockheed à cité récemment des chiffres encore plus astronautiques : 8 ou 10 milliards de dollars (5 millions d’anciens francs !). A côté de cela, une compagnie aussi puissante que Boeing ne vaut, au total, que 270 millions de dollars. Si elle essais de financer la construction d’un SST par les moyens ordinaires, en empruntant aux banques, c’est son existences même qu’elle met en jeu. L’aventure dépasse les forces d’une firme privée, si robuste qu’elle soit.
Concorde, lui, est fiancé par les contribuables français et britanniques. L’industrie américaine juge qu’elle se trouve la devant une concurrence déloyale. Si le gouvernement US veut opposer à l’Europe un avion supersonique américain, qu’il subventionne sa construction ! Kennedy avait demandé au Congrès de régler la note, au moins en grosse partie. Le Congrès veut bien assumer 75% des frais, et seulement dans la limite des budgets prévus. Au-delà, le constructeur paiera. Inacceptable, disent les constructeurs : il faut nous couvrir à 90%, et pour la totalité des dépenses. Leur position est paradoxale : d’une part ils défendent le programme de supersonique comme une chose indispensable au prestige et aux intérêts de l’Amérique ; en même temps, ils en soulignent les risques, si effroyables qu’ils ne peuvent eux-mêmes les assumer.
La moralité de l’histoire, c’est que jusqu’ici les nouveaux transports civils étaient issus d’avions militaires, eux-mêmes financés par le gouvernement. Mais dans les conceptions stratégiques du Pentagone, il n’y a pas actuellement de place pour un transport supersonique. Il faut donc faire accepter une nouvelle philosophie : l’aide gouvernementale à un projet strictement commercial. Hérésie au pays de la libre entreprise.
Le grand départ des Américains dans la course aux Mach achoppe maintenant à cette question de crédits. Aucun constructeur US ne commencera à couper les tôles avant d’avoir des assurances de ce côté-là. L’opération, Outre-Atlantique, semble donc bien mal engagée. Et voilà, soudain, que le SST américain remonte en Bourse. Les commandes affluent. Tandis que les journaux français se gaussent de la pagaille supersonique aux USA ; les lignes aériennes, un peu partout dans le monde, prennent des options sur cet avion qui n’est toujours qu’un avion de papier, dont le constructeur est encore inconnu, dont on ignore la date de mise en service et jusqu’à la définition exacte, et pour lequel on n’a même pas trouvé de moteur.
Le 7 février dernier, Air France et BOAC eux-mêmes, moralement engagés vis-à-vis de Concorde (dont ils ont d’ailleurs retenu entre temps huit exemplaires chacun) s’inscrivent sur le carnet de commandes américaines et versent à la FAA (Federal Aviation Agency) un dépôt de garantie d’un million et demi de dollars. Ces deux commandes sont annoncées simultanément, selon l’accord franco-britannique qui veut que toutes décisions touchant au transport supersonique soit prise en commun. Pourtant il est clair, d’après les positions préférentielles qu’ils occupent dans l’ordre des livraisons, que les Anglais ont pris les devants et qu’ils ont négocié avec l’Amérique, avant les Français. BOAC recevra le 17ème SST sorti des usines américaines, Air France devra attendre le 37ème.
USA mène par 63 à 37
Des deux côtés de l’Atlantique, on marque des points. Le score s’allonge, 63 à 37 en faveur de l’Amérique. Pan Am, premier acquéreur de Concorde a été aussi le premier à s’inscrire sur le registre américain. L’opinion publique européenne est troublée. BOAC et Air France vont donc passés à l’ennemi ?
En vérité, disent les constructeurs de Concorde, ce chassé-croisé de commandes n’a rien d’inquiétant. Le score du match ne signifie rien. Car l’option prise sur l’appareil américain n’engage pratiquement pas le client ; simple formalité qui ne vise qu’à retenir un numéro de livraison éventuel. Il peut à tout moment retirer le montant, très faible, de sa caution, avec pour seul inconvénient de perdre l’intérêt du capital versé. Les contrats signés avec les constructeurs européens sont autrement sérieux. Prendre une option sur Concorde, c’est passer une commande ferme : elle ne peut être résiliée qu’en cas de défaillance de la marchandise.
Un crime économique
En réalité, quand on y regarde de près, dans les deux cas l’engagement financier est négligeable comparé au prix de l’appareil. Que ce soit pour Concorde ou pour le SST, les compagnies, en versant leurs arrhes, achètent une assurance sur l’avenir plutôt qu’un avion. Mais l’avenir est aussi changeant que le temps. Pan Am, il y a quelques années, a bien passé des commandes fermes pour le ”Comet », ce qui ne l’a pas empêché de tirer son épingle du jeu avant la livraison.
La guerre des espions au fond, est une guerre absurde. Car les compagnies aériennes ne choisissent pas librement l’avion de l’avenir. Elles en subissent la fatalité. Y a-t-il quelqu’un pour imaginer qu’Air France, BOAC ou n’importe lequel parmi les concessionnaires des routes célestes, a vraiment voulu l’avion supersonique, l’a vraiment réclamé ? La plupart souhaiterait n’avoir jamais entendu le mot ”supersonique“ : l’IATA (Association Internationale du Transport Aérien), qui groupe tous les grands transporteurs du monde, publiait en 1962 ses recommandations touchant à l’aviation future : sous d’impératives exigences.
Elle dissimulait à peine son intention de faire obstacle au supersonique. Les compagnies aériennes viennent à peine de faire le saut dans l’ère des jets ; on veut maintenant les pousser au-delà du mur du son. Leur reconversion aux avions à réactions, amorcée il y a moins de six ans, représente des investissements colossaux. Beaucoup restent encore écrasées par les charges de leur rééquipement.
Les jets actuels ne sont pas au bout de leur rouleau. Leurs performances sont tout à fait susceptibles d’améliorations. On peut encore en tirer beaucoup, et c’est un crime économique de les mettre à la retraite anticipée.
Profits en peau de chagrin
Avec le supersonique, les compagnies aériennes se retrouvent au point zéro du cycle infernal. Elles sont en outre beaucoup moins convaincues que les constructeurs de sa merveilleuse rentabilité. Bien sûr, c’est séduisant de penser à des machines qui traversent l’Atlantique en deux ou trois heures. Bien sûr, on s’est habitué à considérer l’accroissement de la vitesse comme la principale mesure du progrès en aviation civile. Mais si cela cessait d’être vrai ! On a peut-être atteint le point de rupture entre les bénéfices et les kilomètres-heures. Techniquement et commercialement, l’exploitation de ces avions posera des problèmes redoutables. L’avenir supersonique, les compagnies ne le voient pas en rose : excédants de capacité (les jets actuels voyagent déjà à moitié vides), concurrence à mort, profits en peau de chagrin. On parle déjà de la dépression supersonique. Plus de 200 SST américains, quelque 130 Concorde seront lancés sur le marché mondial, ce qui implique un accroissement du trafic de 300% d’ici 1975. De quoi refroidir les plus optimistes.
Mais les compagnies sont prises dans l’engrenage. Elles vont acheter, fort cher, des avions dont elles ont à peine loisir de discuter l’opportunité. La loi du milieu, ici, c’est le fait accompli. La clientèle est obligée de
suivre. On offre un avion révolutionnaire : il faut le prendre, tout à fait indépendamment de sa rentabilité économique, car si le concurrent vous devance, il aura pour un temps le monopole du transport rapide, la primeur et l’exclusivité d’une clientèle attirée par la nouveauté et la vitesse. Les constructeurs jouent sur cette frénésie compétitive. Le match des options entre le SST et Concorde s’inspire de la panique concurrentielle beaucoup plus que de besoins économiques.
Si Air France et BOAC entre autres, ont réservé à la fois des Concorde et des SST américains, c’est, explique-t-on officiellement, que les deux avions ne se concurrence pas, ils se complètent. Leurs caractéristiques (capacité, rayon d’action) sont différentes. Quoi de plus normal pour un acheteur que de s’intéresser aux deux ? Le Concorde sera un avion idéal pour les étapes de 2000 à 3000 km : Paris-Moscou, Paris-Stockholm. Les liaisons à longue distance – Paris-Los Angeles direct, par exemple, – appartiendrons à l’appareil américain. En effet, dit le général Puget, Président de Sud-Aviation, les réseaux d’une même compagnie sont susceptibles d’utiliser les deux types d’avion, en fonction des routes et trafics les mieux adaptés.
Une course contre la montre
Reste la route traditionnelle du prestige aérien, l’enjeu principal de l’aviation civile : l’Atlantique Nord. Ici, la thèse de complémentarité des deux appareils est moins convaincante. Qui l’emportera sur cette étape essentielle, où le franco-anglais et l’américain sont bel et bien concurrent ? Malgré les modifications qu’on va lui apporter, le franchissement de l’Atlantique est à la limite des performances de Concorde. C’est pourtant bien cette route intercontinentale que Concorde prétend conquérir sur les Américains, du moins dans un premier temps. Ses efforts pour s’étirer à la mesure transatlantique le prouvent. Quand Air France et BOAC ont commandé l’avion américain, les critiques de Concorde ont eu beau jeu : Concorde, avec son rayon d’action trop limité (et sa capacité peut-être trop faible) abandonnait l’Atlantique aux Américains. La vérité est plus nuancée.
Malgré les démentis franco-anglais, la concurrence entre les deux appareils est âpre et réelle. Mais c’est une concurrence dans le temps. L’espoir de Concorde n’est pas tellement de tirer sur quelques kilomètres supplémentaires de rayon d’action, mais sur quelques années, deux ou trois, d’avance. Une fois que les deux appareils seront en service, ils seront effectivement complémentaires : l’Américain s’emparera des routes qui justifient la grosseur et sa vitesse supérieures, et en évincera l’Européen. Concorde gardera celles qui économiquement, correspondent mieux à ses performances.
Dans l’intérim ? Là se joue une course effrénée contre la montre. Dans un laboratoire aérodynamique français (quel laboratoire ne travaille pas aujourd’hui pour Concorde ?), nous nous étonnions de voir mener des études tout à fait fondamentales sur cet avion, alors que l’étape industrielle a déjà commencé dans les usines. Procédure assurément peu orthodoxe. On nous a expliqué : ”C’est que nous devons faire vite ». Il faut gagner le plus d’avance possible sur l’Amérique ; voilà la condition qui seule peut justifier le rôle d’avion supersonique de première génération que veut jouer Concorde. Il s’agit de tenir ce rôle tant qu’on peut, suffisamment longtemps pour que les compagnies aériennes ne soient tentées de passer, d’attendre le prochain tour avant d’abattre leurs cartes, et de jouer l’atout américain.
Les franco-anglais comptent avec ferveur sur le retard américain. Ils guettent anxieusement chaque atermoiement dans le programme supersonique des Etats-Unis. Le calendrier américain prévoit actuellement le premier vol expérimental d’un prototype en 1968, et l’entrée en service du SST à la fin de 1971. Du côté de Concorde, une cellule complète sera achevée chez Sud-Aviation et mise aux essais statiques fin 1966. Une deuxième cellule fabriquée par la BAC servira à des essais de fatigue du métal. Un premier prototype (sorti des usines Sud-Aviation) prendra l’air en 1967, suivi six mois plus tard d’un second (fabriqué par la BAC). Les six premiers prototypes effectueront chacun 5000 heures de vol pour mériter le certificat de navigabilité. Les livraisons aux clients commenceront en début 1971.
Les Américains prétendent donc livrer leur premier SST quelques mois seulement après Concorde, quelle illusion…. Ou quel mensonge. Les contretemps techniques, financiers et politiques du projet US rendent son échéance parfaitement aléatoire. Alors que Concorde est un projet bien défini (ou presque) pour lequel on a déjà coupé le métal à Toulouse et à Filton et dont l’usinage effectif a débuté en décembre dernier, l’éventuel avion américain n’est qu’un rêve parmi d’autres. Ses réacteurs sont encore inexistants, alors que notre Bristol Siddeley n’attend que des retouches. Le programme à grand nombre de Mach dans lequel s’engage les Etats-Unis, par sa complexité technologique, est à l’aéronautique ce que le projet ”Mercury“ à été à l’astronautique : une entreprise aux délais incalculables. Il y aura un écart d’au moins trois ans, disent les Européens, entre les deux appareils. Trois ans pendant lesquels les compagnies aériennes n’oseront pas attendre, et seront forcées par la loi inexorable de la concurrence à s’arracher Concorde.
Le lièvre et la tortue
Les Américains ont d’ailleurs décidé de ne pas se laisser obséder par le temps. ”Débarrassons-nous du complexe de la course supersonique avec l’Europe, dit un rapport spécial au Président Johnson. ”Chi va piano va santo“. De toute façons, une fois sorti, notre SST sera imbattable et notre capacité de production en série fera le reste : nous répondrons aux compagnies beaucoup plus vite que Sud-Aviation et British Aviation ne le pourront pour Concorde. Prenons notre temps, intensifions notre programme de recherches, commençons par créer des prototypes, autant qu’il en faut et par les éprouver sérieusement avant d’équiper nos chaînes de fabrication ». On pense au lièvre et à la tortue. Les Américains sont des gens prudents. Ils démarrent lentement, mais il faut quand même penser qu’une fois partis, ils font vite et bien. Pour les jets, ils s’étaient laissés ”brûler“ par les Anglais. Ils ont pourtant gagné cette bataille. Une fois lancé, l’énorme potentiel de leur industrie aéronautique marche à fond. Pensons aussi que Concorde, pour être d’une technique de construction plus facile, risque encore de subir de nombreuses modifications en chemin. Des retards sont d’ailleurs annoncés dans son programme de production.
Si Concorde ne sortait pas tellement plus tôt que le SST américain ! Dans les trois ou quatre années à venir, les clients, même (et surtout) ceux qui ont joué sur les deux tableaux, vont surveiller de très près l’état d’avancement des travaux des deux côtés de l’Atlantique. La balance pourrait alors pencher…. Pour exploiter leur priorité, encore faudrait-il que les constructeurs de Concorde fussent suffisamment outillés pour produire rapidement tous les avions commandés. On parle déjà discrètement, d’étoffer le team industriel, d’y inclure les Hollandais, les Italiens.
Concorde sur la sellette
Depuis quelques temps, une campagne violente sévit en Angleterre contre Concorde. Un ”Livre Blanc » de la commission de contrôle financier des Communes qualifie l’entreprise de spéculative. Selon le Daily Telegraph, il faut entièrement réviser les plans de l’avion supersonique. Que vise cette critique ? Le fait suivant le fera comprendre : en janvier, la Lufthansa, ligne nationale allemande, annonçait qu’elle n’achèterait pas Concorde. Raison : le rayon d’action est trop court. Ses 6000 km d’autonomie ne couvrent pas les 6200 km qui séparent Francfort de New York.
Les constructeurs, de Concorde expliquent que tous avion en cours de création est un avion qui évolue. C’est parfaitement vrai. Ce qui est également vrai, c’est qu’il ne s’agit pas seulement ici de l’amélioration qui intervient normalement pendant la période de développement d’un appareil. Une fois l’intention française de faire un moyen-courrier (ce qui était peut-être la solution la plus sages) sacrifiée à l’ambition britannique de faire un long-courrier, on s’apercevait que ce dernier méritait bien peu son titre et remplirait bien mal sa mission s’il n’était capable, à partir de l’Amérique, de pénétrer loin en Europe autre que Paris et Londres.
L’opération ”allonge“ à donc fait passer Concorde de 100 à 135 tonnes en quelques mois. L’accroissement de poids traduit l’agrandissement de la voilure, qui augmente la capacité des réservoirs installés dans les ailes. Côté moteur, on ajoute de la puissance à Concorde, qui disposera d’une poussée plus élevée au décollage pour emporter sa charge accrue de carburant.
Les menaces supersoniques
La polémique aujourd’hui bat son plein entre les défenseurs et les détracteurs du supersonique. On discute les dangers mortels du vol à Mach 2,6 ou 3 comme on discutait ceux du chemin de fer il y a 100 ans. Les optimistes ont beau jeu contre, les alarmistes : Arago ne disait-il pas en 1836 que l’organisme humain ne supporterait jamais d’aller à 60 km/h ! Et M. Thiers ne promettait-il pas les voyageurs à l’asphyxie et la folie collective dans les tunnels ! Mais qui peut dire si le supersonique ne nous conduira pas un jour dans le tunnel de M. Thiers ?
Le Cassandre-chef, en l’occurrence, est M. B. Lundberg, directeur général de l’Institut de Recherche Aéronautiques de Suède, spécialiste mondial de la fatigue des métaux, lauréat du prix de la Fondation pour la Sécurité en Vol. Il a fait récemment sensation en dénonçant la menace supersonique et en demandant un moratoire international contre les Mach, comme les bombes atomiques.
Selon lui, les constructeurs se sont lancés dans le supersonique sans vraiment calculer ses dangers. Ils affirment, foi d’ingénieurs, que les futurs appareils seront au moins aussi sûrs, sinon plus, que les jets actuels. Mais on peut garantir un avion seulement contre les dangers qu’on prévoit, ceux que l’expérience a révélés. Or le SST inaugure en aviation une foule de techniques inédites qui recouvrent autant de risques inconnus et imprévisibles.
Les SST opèreront à des altitudes où les conditions atmosphériques sont encore largement inconnues. Une collision avec des grêlons aux grandes vitesses supersoniques, ou même une forte pluie, peuvent avoir des conséquences catastrophiques. Si perfectionnée qu’elle soit, l’électronique de bord ne les empêchera pas. Il faudra renforcer formidablement les moyens de contrôle au sol, encore que certaines conditions météorologiques resteront imprévisibles : les turbulences de l’air sans nuage et les ”jet streams » ne sont pas détectés par les radars au sol ou les satellites météo. Pour la première fois dans l’histoire du transport, on va confier des voyageurs à des équipages qui conduiront pratiquement à l’aveuglette. Les pilotes trouveront-ils les aides à la navigation qu’exigent des bolides fonçant dans l’azur à 40 km/minute ? Aura-t-on les systèmes de contrôle capables de repérer leur position, leur vitesse, leur direction, de communiquer avec eux, de les guider, de les amener à l’atterrissage au milieu de l’incroyable carrousel aérien que sera le trafic des années 70 ? Avec les transports à réaction, on pénétrait pour la première fois dans la zone du ciel jusque-là réservée aux chasseurs et aux bombardiers ; les couloirs de vol des SST devront être considérablement élargis et approfondis. Les jets sont entrés en service dans un monde où l’infrastructure et le balisage des routes aériennes restaient notoirement en dessous de leurs besoins. Actuellement, sur 80 aéroports internationaux, la moitié est sous-équipée.
Rayons cosmiques et protons
L’altitude de croisière supersonique pose un grave problème de pressurisation. La pression ambiante sera inférieure à 3 cm de mercure : en quelques secondes, le sang des passagers se mettra à bouillir dans leurs veines si jamais, une décompression se produit dans la cabine. On pourra difficilement les accoutrer de combinaisons spatiales. Autre risque pour l’avion : la fatigue structurale. L’échauffement aérodynamique soumettra la cellule à des contraintes thermiques, peut-être même au phénomène appelé ”creep“, qui fera ressembler le métal à de l’asphalte par un jour très chaud. Ces effets, où la durée d’exposition aux fortes températures intervient d’une manière capitale, sont très difficiles à prédire en laboratoire.
Le supersonique devra affronter les rayons cosmiques et les protons de grande intensité émis par les éruptions solaires. Dans les cas les plus violents, les passagers pourraient être exposés à une quantité de rayonnements correspondant à la dose maximum tolérée, sur une période de trois ans, pour le personnel des centres atomiques. Les équipages devront sûrement être assimilés aux travailleurs nucléaires. Il y aura un risque grave de contamination pour le personnel d’entretien, en raison de l’accumulation des déchets radioactifs sur l’appareil. Les constructeurs répondent que l’avion plongera au premier signal de menace radioactive et continuera sa route en subsonique, à basse altitude. En aura-t-il le temps ? D’ailleurs, l’économie de vol de ces avions s’accommode très mal des basses vitesses, où leur consommation s’élève d’une façon prohibitive. Un Concorde, avec sa faible réserve de carburant, aura-t-il de quoi rejoindre la Terre s’il est pris dans une éruption solaire au milieu de l’Atlantique.
Il y a encore l’ozone, dont le taux aux altitudes supersoniques dépassera largement la concentration admissible par l’organisme humain, et aussi par certains matériaux. Il faudra l’arrêter avec des filtres catalytiques et lui opposer des matières résistantes.
Enfin, le bruit. Celui des moteurs au décollage ne sera probablement pas plus gênant (c’est déjà beaucoup dire) qu’avec les quadri-réacteurs actuels. Son intensité sera plus forte, à cause de l’énorme poussée au départ, mais il durera moins longtemps, à cause de la très grande vitesse ascensionnelle de l’avion. La surpuissance des réacteurs permettra au pilote de monter en régime relativement réduit, donc moins bruyant. On ne sera pas aussi gâté à l’atterrissage. Le plan de voilure des appareils supersoniques leur confère de très mauvaises caractéristiques de sustentation aux faibles vitesses. L’avion arrivant très cabré, avec une forte traînée induite, il lui faudra une grosse poussée des moteurs pendant toute la phase d’approche. Les réacteurs, poussant à fond, se trouveront braqués vers le sol et aspergeront de décibels les heureux voisins de l’aérodrome.
La hantise du bang
Mais le vrai problème sonore commence après le mur du son. C’est le phénomène nouveau en aviation civile : le fameux bang. Il conditionne les caractéristiques (taille, charge alaire) des futurs avions, leur mode d’exploitation (altitude, plan de vol). Il affecte leur avenir économique, peut-être même menace-t-il leur existence. Un pilote disait récemment : La foule nous lynchera pour se venger du bang. Il ne plaisantait qu’à moitié.
Tout avion qui vole plus vite que le son produit sur son passage un train d’ondes vibratoires qui, allant moins vite que l’avion, provoque une surpression dans l’atmosphère et se traduit pour nos tympans, par un bruit d’explosion. L’onde de choc à la forme d’un cône dont le sommet mobile est l’avion, qui traîne avec lui ce sillage comme un bateau le sien. Les ondes déferlent sur le sol, pareilles aux vagues contre le rivage. Beaucoup de gens croient qu’il s’agit d’un effet passager qui ne se manifeste qu’à l’instant de la traversée du mur du son. En réalité, le phénomène est continu ; il accompagne l’avion pendant tout son vol supersonique. L’avion en passant déroule un tapis sur le sol, de 40 à 300 km de long, selon sa grosseur et son altitude. Dans certaines conditions atmosphériques, le bang se trouve amplifié par localisation. Les couches de températures différentes jouant des rôles de loupes sonores. L’intensité pour un plan de vol donné est donc très difficile à calculer à l’avance. Les inconvénients vont de simple gène pour les populations (les constructeurs comptent bien que cela passera avec l’habitude, la résignation et le temps jusqu’aux chocs physiologiques plus sévères, en passant par les bris de glace et autres dégâts matériels. Les militaires ont envisagé la destruction de villes ennemies par le simple survol d’avions supersoniques à basse altitude. Le ciel une fois envahi par les SST, la terre entière pourrait résonner nuit et jour sous leur passage. L’ère du supersonique sera l’âge de l’insomnie (déjà on constate que la vente des somnifères à monté en flèche autour des grands aéroports).
Les constructeurs assurent avoir tout calculé pour limiter le bang à un niveau médicalement tolérable. Ce niveau a été fixé (naturellement sans consultation des populations, ni de l’Association Internationale du Transport Aérien, ni de l’Organisation Internationale de l’Aviation Civile, ni d’aucun gouvernement) à une surpression de 7 kg/m2, celle que produirait Concorde à son altitude de croisière. Estimée en fonction de la réaction du public, c’est la surpression qui donne lieu à quelques plaintes isolées. C’est peu de chose.
Le droit au silence
Comment va-t-on insonoriser l’avion supersonique ? D’abord, en lui faisant survoler des régions peu habitées. On peut se demander pourquoi les habitants des campagnes (et le bétail) n’ont pas le droit au silence autant que les citadins. Au-dessus de l’océan le problème et considéré comme inexistant. Il ne sera peut-être pas pour les bateaux. Mais de toute façon, le SST ne pourra se contenter de survoler les déserts et les mers. La technique opérationnelle, la tactique de vol devront tenir compte du bang sonique. L’avion ne devra pas franchir le mur du son avant d’avoir atteint son altitude de croisière. Il sera donc tenu d’effectuer une longue montée en régime subsonique, peu économique en carburant. Au sol, l’intensité du bang sera la même pour un Mach 2 et un Mach 3, le tonnage plus important du Mach 3 étant compensé par sa plus grande altitude de vol (21.000 m au lieu de 18.000 m).
Lufthansa a refusé l’achat de Concorde pour une raison liée au bang sonique. En supposant que le rayon d’action de Concorde lui permette éventuellement de desservir Francfort de New York, reste à savoir si la France tolèrera son passage en régime supersonique dans son ciel. Concorde serait alors obligé, en abordant la côte française, de réduire sa vitesse et de renoncer à un profil de vol le plus rentable.
Pour les constructeurs, ce qu’il faut d’abord réduire au silence, ce ne sont pas les avions, mais les gens. Ce qu’il faut ramener à un niveau raisonnable, s’est l’opinion publique, pas le bruit. Il faut donc éduquer (sic) les populations – autrement dit, abrutir progressivement l’humanité et la conditionner au tonnerre supersonique. Aux US, lorsqu’il a été question de projets à très grands Mach, un constructeur a déclaré : ”Commençons par des avions plus petit, pour habituer la foule. Nous les agrandiront au fur et à mesure. C’est de la bonne psychologie ».
Mach 2… et les temps morts
Quelques mauvais esprits se sont posé la question : le supersonique est-il vraiment utile et nécessaire ? Le problème économique est de savoir si l’accroissement de vitesse des avions va leur attirer une clientèle plus vaste. Ca a été le cas dans le passé, là où le gain de temps était vraiment appréciable. Mais actuellement, sur la plupart des trajets, des prix plus bas contribueraient bien plus à l’augmentation du trafic que des vitesses plus élevées. Trois heures au lieu de 7h30mn sur l’Atlantique, c’est moins un progrès qu’un luxe. Sans doute, à tarif égal, les passagers prendront-ils l’avion le plus rapide, mais la clientèle n’en sera pas accrue pour autant. A quoi rime la course aux kilomètres-heure ? Ce n’est pas le temps en vol mais le temps au sol qui pèse aujourd’hui sur la durée des voyages aériens : le temps passé dans les taxis et les cars, dans les aérogares et les aéroports, à la douane, à l’enregistrement et au débarquement des bagages. Comparez un vol subsonique et un vol supersonique de 2400 km, comme Londres-Athènes. Aux deux bouts il y a 30 km à faire pour rejoindre l’aéroport, le temps perdu au sol est d’environ 3 heures. Le voyage supersonique est d’une heure et demie plus court qu’en jet. Ainsi donc, alors que la vitesse du supersonique est supérieure de 150% à l’autre, le voyage n’est réduit que de 25% ! Il est même possible qu’avec leur vitesse d’atterrissage les SST auront besoin d’aéroports plus grands et plus éloignés, bien que les constructeurs entrent en fureur lorsqu’on met en doute l’aptitude des futurs appareils à utiliser les pistes existantes. Mais si cela devait arriver, les temps morts du transport aérien seraient encore allongés.
Pour certains experts de l’économie aéronautique, la vraie politique d’expansion du transport aérien ne consiste pas à voler à Mach 2, mais à voler pour moins cher aux vitesses actuelles. La mesure du progrès, c’est le prix du billet, pas le nombre de Mach. Plutôt que de faire des SST, ne serait-il pas plus raisonnable de rentabiliser nos jets subsoniques ? Les spécialistes assurent que le coût du siège-kilomètre, sur ces appareils, pourrait être réduit encore de 30%. On s’intéresse beaucoup depuis quelque temps aux techniques de contrôle de l’écoulement laminaire, qui supprimera près de 80% de la traînée la plus nuisible au rendement aérodynamique de l’avion : le frottement. Ces techniques vont révolutionner les performances des avions actuels, sans même nécessiter de profondes modifications de structure. Pour une même consommation, le même avion de transport franchira uns distance deux fois plus grande ou bien doublera sa charge payante. C’est un bouleversement dans l’économie du transport aérien beaucoup plus extraordinaire que l’avènement à faire pour améliorer le rendement économique (ce qui ne signifie pas accroître la vitesse) des moteurs actuels. Bien, sûr rentabiliser les jets d’aujourd’hui est moins spectaculaire et moins exaltant aux yeux de la foule que construire les supersoniques de demain. Mais c’est peut-être, disent certains experts, plus sage et plus prudent. Le supersonique risque de détruire les chances qui s’offrent maintenant à l’aviation de devenir le moyen de transport bon marché et démocratique. Sans compter qu’à sa naissance, le supersonique entrera en concurrence avec une ancienne génération d’avions aux performances formidablement améliorées, ce qui n’arrangera pas ses perspectives économiques déjà incertaines. Mais les gouvernements, qui auront misé des fortunes sur son succès, se sentiront obligés de le défendre à tout prix : pour le soustraire à la concurrence, ils empêcheront sans doute toute réduction des tarifs sur les avions subsoniques. L’aviation civile s’apercevra peut-être qu’elle s’est engagée dans une voie sans espoir.
Mais le supersonique se fera, pour le meilleur ou pour le pire. D’ailleurs, dit-on, le public le réclame, le client l’exige. La preuve que le supersonique excite les foules, c’est que les journaux en donnent matin et soir. Mais réfléchissons : le prix d’un journal n’est pas le prix d’un billet d’avion. Le gogo qui s’émerveille à l’idée qu’il ne sera plus séparé de New York que par 150 minutes ne mettra probablement jamais les pieds dans un avion car le supersonique n’aura pas réussi à mettre New York à la portée de sa bourse. Alors que l’aviation cherche des passagers, on lui offre des spectateurs ébahis.
Le mur économique
Concorde sera donc le premier transport supersonique du monde. Cet avènement aura été préparé par 40 ans d’efforts, qui ont porté surtout sur l’aérodynamisme et la propulsion, sur le dessin des avions et sur les moteurs. On a découvert les formes de voilure capables de vaincre la résistance de l’air aux différentes vitesses. Pour les avions militaires modernes, atteindre Mach 2 est une affaire de routine quotidienne.
Alors pourquoi les avions civils les plus rapides volent-ils encore à 10% en dessous de la vitesse du son ? Parce que le mur du son est resté jusqu’ici une barrière économiquement infranchissable. Pour une raison naturelle d’aérodynamique.
En régime subsonique, la traînée (résistance de l’air à l’avancement) augmente comme le carré de la vitesse. Mais pour aller plus vite, on s’est mis à voler de plus en plus haut, si bien qu’on profite d’une densité toujours plus faible de l’air, et donc d’une moindre résistance à l’avancement. A 12.000 m d’altitude, la traînée d’un avion volant à 900 km/h ne dépasse pas celle qu’il affronterait au voisinage du sol à 450 km/h, parce que l’air dans le premier cas est 4 fois moins dense que dans le second. Comme l’avion va deux fois plus vite, il lui faut bien entendu une puissance double pour vaincre la même résistance. Mais le facteur temps rétablit la situation : dans la mesure où la consommation spécifique et le rendement propulsif restent constants, la consommation locale pour l’étape sera la même, puisque la durée du trajet sera réduite de moitié. Ainsi donc, depuis le début de l’aviation commerciale, la possibilité de voler haut a eu pour résultat de maintenir à peu près constante la dépense de carburant sur une même distance, malgré l’augmentation des vitesses. La vitesse est avantageuses pour le transporteur, parce qu’il vend des passagers-kilomètre et dépense des heures de vol. Plus il réussit à faire tenir des premiers à l’intérieur des secondes, moins cher cela lui reviendra. La plupart de ses frais sont en effet proportionnels au temps de vol : salaire des équipages, amortissement, usure et fatigue des pièces, assurance. Plus il parcourt de kilomètres par unité de temps, plus le prix de revient du kilomètre est bas. Sans doute le prix des avions eux-mêmes a augmenté, mais leur productivité en sièges-km par heure a augmenté dans les mêmes proportions. Vitesse égale économie, cette équation est devenue la règle d’or du transport aérien. Voilà le calcul qui a justifié 40 ans de course à la vitesse, jusqu’aux 900-950 km/h des jets actuels.
Arrivé là, le calcul ne collait plus. Que se passait-il ? On atteignait ici la vitesse critique où apparait la traînée d’onde liée à l’approche du mur du son. Dans cette zone transsonique, aux alentours de Mach 1, la règle du progrès continu est fausse. La belle équation (traînée proportionnelle au carré de la vitesse multiplié par la densité de l’ait) est prise en défaut. Aussi bien dessiné que soit l’avion, sa finesse (le rapport entre sa poussée et sa traînée) subit un fléchissement brutal. En traçant la courbe du coefficient de traînée en fonction de la vitesse, on s’aperçoit qu’à cet endroit elle monte en flèche. C’est la fameuse bosse transsonique ; aucune astuce aérodynamique ne peut l’effacer. On a beau faire, le seul moyen de croiser vers Mach 1, c’est de faire appel à un gros excès de puissance des moteurs et d’accepter une augmentation considérable et la consommation considérable de la consommation. Dans ces conditions, aucun transport aérien n’est rentable à ces vitesses-là.
Heureusement, la bosse maudite retombe d’elle-même vers Mach 1,8 ou 2. Au-delà, la vitesse recommence à payer. La règle d’or, vitesse égale économie, est rétablie. Elle est même plus vraie que jamais, car plus on donne l’échelle des Mach, plus le rendement propulsif du réacteur est bon. Aussi, pour la première fois dans l’histoire de l’aviation commerciale, on a été obligé de sauter au lieu d’accroître progressivement la vitesse des avions. Au point de vue consommation, pour profiter pleinement de l’amélioration du rendement des réacteurs, qui suit une courbe croissante avec la vitesse, on a intérêt à voler au plus grand nombre de Mach possible.
Le mur de la chaleur
Alors pourquoi Concorde se limite-t-il à Mach 2,2 ? Parce qu’une fois le mur du son dépassé, un nouvel obstacle surgit un peu plus loin : le mur de la chaleur. Or, pour ce mur-là, il n’y a pas d’au-delà. Il ne se laisse pas franchir comme la bosse transsonique, qui n’est qu’un mauvais moment à passer ; il devient de plus en plus impénétrable à mesure qu’on augmente la vitesse. L’échauffement cinétique est dû surtout aux frottements qui se manifestent dans la couche limite ; les molécules d’air situées près de l’avion deviennent brûlantes, et cette gaine d’air transmet sa formidable température au revêtement. Celle des avions actuels ne dépasse pas 40° C. Mais à Mach 2,2 dans la stratosphère (où l’air est à 56°C), la température d’équilibre des parois atteint 120° C, au-delà desquels les caractéristiques des alliages légers à base d’aluminium, couramment employés en construction aéronautique, commencent à s’altérer. Pour aller plus vite, il faut revenir à des matériaux hautement réfractaires, aux techniques nouvelles, coûteuses et effroyablement compliquées de l’acier inox et du titane et de la construction à sandwich en nid d’abeille.
Vers Mach 3, la température superficielle atteint 300°C (celle du plomb fondu !) et pose des problèmes redoutables pour la cellule, les moteurs, le carburant, les systèmes hydrauliques et électroniques, la climatisation de la cabine. L’affaire se complique du fait des dilatations et des déformations de structure causées par les inégalités brusques de température, pendant la décélération d’un Mach 2,2, l’aile se refroidit rapidement de 120°C à 15°C. A Mach 3, une parie de la charpente sera à 300°C pendant que d’autres éléments se trouveront déjà à 20°C. C’est la raison pour laquelle on n’a pas encore réussi à obtenir des réservoirs étanches sur le B-70, et que le grand bombardier supersonique n’est pas sorti des limbes. Devant tant de difficultés, les Britanniques ont abandonné leur projet d’avion expérimental T-188 à Mach 3, en acier inox, qui leur a déjà coûté 350 millions de francs.
En fixant la vitesse de Concorde à Mach 2,2 les constructeurs ont choisi la meilleure vitesse de compromis entre les avantages du supersonique et la difficulté de construction d’un avion plus rapide. C’était l a seule solution à la mesure des possibilités industrielles de l’Europe. Dans les calculs de rentabilité d’un avion, la dépense de combustible n’est pas la seule considération. Il y a encore celle du prix de l’avion. Si la première pousse à choisir le nombre de Mach le plus élevé possible, la seconde au contraire fixe un maximum de vitesse compatible avec les techniques actuelles de construction et de matériaux, ainsi qu’avec les températures que ces derniers peuvent supporter. Cette limite s’établit à Mach 2,2. Mais justement, elle met Concorde à la frontière de ses possibilités et lui enlève toute chance de développement ultérieur. Concorde naitra, pour ainsi dire, en fin de carrière. Pour une machine aussi chère, qui devra rester en service une quinzaine d’années, cette limitation sera pénible.
L’industrie a ses raisons
Mach 2 ou Mach 3, cela vaut-il le prix ? L’appareil américain sera vendu entre 100 et 200 millions de F (un Boeing 707 coûte 30 millions), le Concorde aux environs de 50 millions, sans doute même plus. La vitesse, jusqu’ici si généreuse pour l’aviation, remboursera-t-elle des investissements aussi extravagants ? Les constructeurs assurent que le prix de revient du siège-kilomètre (abstraction faite du passager payant qui pourrait s’y asseoir) ne dépassera pas celui des jets actuels. Bon nombre de spécialistes restent sceptiques
Trop d’inconnues entrent encore dans le calcul du coût d’exploitation : durée de vie de l’avion (la structure froide de Concorde inspire à certains techniciens des doutes sur sa longévité), prix d’achat, coefficient de remplissage, étapes – car ces avions pourraient ne pas toujours être utilisés sur des distances qui justifient leur vitesse. Les supersoniques sont, en effet, extrêmement sensibles au facteur distance, à cause de l’énorme importance relative des phases de montée et de descente (très coûteuses en carburant) par rapport à la phase de croisière.
Dans les calculs économiques, on compte que l’avion rapide est plus productif que l’avion lent, parce que son taux d’utilisation est plus élevé. En théorie, un supersonique pourra faire quatre allers et retours par jour, la où un jet ordinaire n’en fait que deux et un avion à pistons qu’un seul. En fait on ne pourra multiplier les vols supersoniques à volonté. D’abord, ces avions demanderont beaucoup d’entretien au sol. Ensuite, les fuseaux horaires rendront certaines heures de départ et d’arrivée trop malcommodes pour les passagers.
La raison d’être profonde du supersonique, il ne faut peut-être pas la chercher dans les besoins du transport aérien mais dans ceux de l’industrie aéronautique. En France, elle emploie 90.000 techniciens hautement spécialisés. Quand les commandes de Caravelle, et quelques autres, seront épuisées, elle restera les mains vides. Il faut la faire travailler, à tout prix. Ce prix, c’est le supersonique.