Article de Philippe DEMELUN
Sur les deux clichés ci-dessous, il s’agit bien de la même cabine.
Il existe aujourd’hui des appareils militaires qui vont plus vite que le Concorde, mais la véritable performance de l’avion supersonique franco-britannique, c’est le confort qu’il offrira à ses passagers. Faire voler “Monsieur tout le monde » à deux fois la vitesse du son, à 17.000 mètres d’altitude, dans un fauteuil, tel est le problème auquel se sont attaqués les techniciens. En croisière, la température extérieure sera de – 56°C, la pression n’atteindra pas 7% de la normale au sol et certains points de revêtement seront portés par l’échauffement cinétique à plus de 120°C. Ces chiffres situent les difficultés à aplanir.
C’est pour assurer le confort et la sécurité des avions de série que sur le prototype, la cabine-passagers a été entièrement transformée en laboratoire. Pendant deux ans, les ingénieurs d’essais vont ausculter les moindres réactions de l’appareil pendant près de 650 heures de vol. Voici pourquoi ces deux photographies sont si différentes. En haut, l’aménagement prévu pour les avions de série. En bas, les 12 tonnes d’électronique remplacent les passagers.
12 tonnes d’électronique sur le prototype de Concorde.
Pendant 650 heures de vol d’essais, plus de 350 instruments reliés par 450 km de câbles surveilleront constamment 3000 paramètres pour que, demain, 132 passagers puissent traverser l’Atlantique à deux fois la vitesse du son.
Le premier vol de Concorde devrait intervenir dans quelques jours si aucun problème de dernière minute ne vient en repousser une fois de plus l’échéance. En soit, cette phase des essais, bien que spectaculaire, ne marque pas une rupture dans le développement de l’appareil. Une réalisation de l’importance de l’avion de transport supersonique franco-britannique est une oeuvre de longue haleine qui ne peut se juger que globalement. Peu importe que le premier prototype s’élance vers le ciel un 28 février ou le 20 janvier de l’année suivante. Seules comptent la valeur de la machine et la date de certification par les services officiels qui ouvre les portes à l’exploitation commerciale. C’est en été 1971 qu’on pourra dire si oui ou non Concorde a tenu ses promesses.
Aux temps héroïques et presque jusqu’à la dernière guerre, les essais en vol étaient conduits avec un prototype unique par le pilote d’essais maison. Ce dernier était dans la pratique le seul instrument d’évaluation à bord. Son opinion avait valeur de fait. Progressivement, à mesure que les performances des avions s’amélioraient rendant plus délicate l’appréciation du pilote, les instruments de mesure et d’enregistrements destinés à évaluer les réactions de l’avion et des systèmes embarqués furent montés à bord. Ainsi, à côté de l’équipement de l’avion proprement fit, s’est développé sur les prototypes, un équipement chargé de surveiller les réactions de l’appareil pendant l’exploitation du domaine de vol.
Concorde présente sur le plan des essais en vol le problème aéronautique le plus complexe jamais posé. L’absence de précédent oblige les techniciens à guetter les moindres réactions de l’avion. Rien ne peut être laissé au hasard, il s’agit d’un avion commercial pour lequel la sécurité et le confort des passagers sont des éléments aussi importants que les qualités de vol.
Le prototype 001 “OUI” assemblé à Toulouse, emportera à son bord 12 tonnes de matériels de mesure, d’enregistrement et de télémesure en plus de nombreux équipements qui assureront normalement sur les appareils de série les fonctionnements vitales d’exploitation, navigation, pilotage, régulation, etc. Le 002 qui volera en Grande-Bretagne peu de temps après le prototype français, sera équipé de façon presque similaire.
Sur ce deux appareils, l’ensemble de la cabine passagers est transformé en un laboratoire couloir dont les murs sont tapissés de cadrans, de voyants, de boutons, d’enregistreurs et d’indicateurs à échelles verticales ; en tout, quelque 350 instruments et plus de 450 Kilomètres de fil de câblage.
Les deux Concorde suivants, les 01 et 02, seront également équipés de la façon très complète. Les modifications importantes qui interviendront entre des avions de présérie et les prototypes obligeront en effet à exécuter sur eux une grande partie des essais de mise au point.
Ensuite quatre autres appareils serviront principalement aux essais de certification, c’est-à-dire d’agrément par les services officiels. Ils seront encore dotés d’un appareillage de contrôle, mais moins important que celui des prototypes.
Pour donner une idée des tâches respectives des sept premiers Concorde, on peut résumer sommairement la répartition des essais sur chaque avion de la façon suivante :
Le prototype 001 ouvrira le domaine de vol, servira à l’étude des qualités de volet à la mise au point des systèmes de base, essentiellement le pilote automatique et l’ensemble de radionavigation. Il doit réaliser ce programme en 645 heures de vol.
Le prototype 002 ne volera que 490 heures et sera affecté à la mise au point des réacteurs et à celle de certains systèmes et aux essais de performance.
C’est sur le 01 construit en Grande-Bretagne que seront mises au point définitivement les installations motrices. Cet avion servira également pour approfondir l’étude de la structure, des qualités de vol et des performances. Le 01 effectuera 600 heures de vol. Le 02 sera plus spécialement affecté à la mise au point et aux essais de certification du pilote automatique et des systèmes définitifs.
Enfin avec les trois derniers avions, s’achèveront les essais de mise au point et surtout, c’est avec eux que sera conduite l’évaluation officielle menant à l’autorisation commerciale.
3000 paramètres à surveiller.
Les laboratoires d’essais montés à bord des prototypes ont été réalisés à partir des exigences des bureaux d’études qui ont fixé, longtemps avant que l’assemblage final ne soit terminé, le nombre et la nature des paramètres à enregistrer, la précision souhaitable des mesures, les bandes passantes nécessaires pour l’étude de chaque phénomène. Au total 3000 paramètres ont été choisis, mais ce nombre n’est aucunement limitatif, il est possible qu’à mesure de l’avancement de la mise au point, la connaissance d’autres paramètres se révèle indispensable.
Afin de permettre un traitement par ordinateur des résultats, les enregistrements seront tous réalisés sur bandes magnétiques. Selon le type de mesure, les enregistrements seront directement effectués sous forme numérique – c’est le ca des phénomènes de fréquence peu élevée, moins de 5 Hertz, qui sont stockés sur enregistreur “Tolana” à bande de 32 pistes – ou sous forme analogique en modulation de fréquence. Parmi les mesures justiciables de cette dernière technique figurent 136 paramètres relatifs au flottement aérodynamique, aux vibrations structurales et aux mesures acoustiques.
Un enregistreur d’accident “Elliott » capable d’emmagasiner 225 paramètres (par tout ou tien ou en continu), double partiellement l’installation d’essais, mais est placé à l’arrière de l’avion. Relativement bien protégé il ne doit servir de référence principale pour l’étude de l’appareil que dans le cas très improbable d’un accident au cours des essais en vol.
Pour commander et contrôler l’instrumentation d’essais, trois ingénieurs navigants se trouveront à bord. Ils auront à leur disposition 335 répétiteurs. Car, outre l’enregistrement de nombreux paramètres, il est nécessaire que soit exercé un contrôle direct de certaines phases de vol telles que l’atterrissage automatique.
Enfin, pour compléter la constitution au sol des vols d’essais, des enregistreurs graphiques classiques et des enregistreurs photographiques capables d’enregistrer 25 mesures en continu, seront également placés à bord.
Sur le prototype 001, une installation spéciale de télémesure a été ajoutée pour surveiller les phénomènes vibratoires (flottement aérodynamique et détermination des lignes de noeuds de la structure) pendant l’exploration du domaine de vol. Ce sont ainsi 69 paramètres qui seront contrôlés en permanence depuis trois stations au sol situées à Saint-Nazaire, Marignane et Bristol. Ces stations de réception seront reliées entre elles par des lignes téléphoniques spéciales, alors que les liaisons VHF seront assurées depuis Toulouse.
Sept phases d’essais.
L’ampleur des matériels d’essais prouve le souci des techniciens de tout voir et de limiter les risques en avançant prudemment, pas à pas. En fait, les essais seront divisés en sept phases successives, dont six se dérouleront en vol. La phase zéro, qui n’est pas la moins importante, ne concerne que les essais compris entre le premier point fixe et le premier vol, c’est-à-dire essentiellement les roulages. C’est à ce moment que seront mesurées les performances d’accélération et de décélération et que seront étalonnées les installations anémométriques. Sur le plan des systèmes, la phase zéro est importante puisqu’elle permettra de tester l’équipement radio et les circuits hydraulique, électrique et de carburant. Des simulations de pannes auront lieu pour familiariser l’équipage avec toutes les éventualités. La phase zéro devrait durer trois mois.
La phase un ira du premier vol proprement dit au premier vol avec essais de vibrations, c’est-à-dire qu’elle ne concernera que des vols en régime subsonique. Les trois phases suivantes constitueront l’ouverture progressive du domaine de vol en vitesse. La phase deux conduira Concorde jusqu’au voisinage de la vitesse du son. Après les essais de vibrations, la phase trois couvrira l’étude de la zone transsonique de Mach 0,93 à Mach 1,4. La phase quatre conduira enfin jusqu’à deux fois la vitesse du son.
La phase cinq concernera l’augmentation de la durée de vol à grande vitesse et enfin la phase six sera principalement consacrée aux mesures des performances de décollage et d’atterrissage.
Il est possible que le déroulement réel des essais s’écarte un peu de cette ligne théorique car, répétons-le une fois de plus, personne ne possède à ce jour, l’expérience de la mise au point d’un avion comparable.
Tous les vols auront lieu au-dessus de deux secteurs situés l’un sur l’Atlantique, l’autre en Méditerranée, reliés par un couloir traversant le sud de la France. Des stations relais assureront la continuité des liaisons VHF.
Le traitement des mesures.
Pour traiter rapidement les milliers d’enregistrements faits à bord des prototypes, tous les moyens de calculs dont disposent Sud-Aviation en France et la BAC en Grande-Bretagne seront utilisés. Le premier stade du dépouillement constituera naturellement à mettre toutes les informations sous une forme qui soit compatible avec les installations de calcul. Ensuite de façon classique, les ordinateurs entreront en lice pour fournir d’une part des tableaux de valeurs et, d’autre part, des représentations graphiques pour une analyse plus immédiate.
Sud-Aviation possède à Toulouse un centre de calcul équipé de plusieurs ordinateurs IBM de moyenne capacité, d’un calculateur CAE 9040 et surtout d’un énorme ordinateur Control Data 6600. Cette machine, d’une puissance exceptionnelle, est louée à la société américaine pour la “modique” somme de 770.000 F par mois. La BAC dispose pour sa part à Filton d’un ensemble de calcul bien adapté au dépouillement, mais cependant moins puissant. Son équipement est presque entièrement d’origine britannique. Il comprend notamment un Leo Marconi KDF-9.
Nous avons dressé succinctement les processus d’essais qui seront mi en oeuvre pour Concorde en essayant de situer le rôle de l’électronique dans cette phase de mise au point, mais il est juste de signaler qu’en fait la partie jouée par l’électronique dans le projet franco-britannique a commencé depuis longtemps. On peut même affirmer que le moins dur reste à faire. Sa tâche à venir sera essentiellement l’observation, alors que dans le premier stade du programme son rôle a été intimement lié à la création de l’avion.
Les centres de calcul de Sud-Aviation et de la BAC ont déjà été mis à contribution pour construire Concorde sur le papier. L’ordinateur IBM 7040 de Toulouse-Blagnac a été occupé à plein temps par les problèmes complexes d’aérodynamique, de résistance des structures et de performances que posait la définition de l’avion. De cette façon, se sont plusieurs TSS qui ont été étudiés pour aboutir à la forme actuelle.
Dans cette période d’étude et de dégrossissage, le simulateur de vol réalisé par les Société LMT et Redifon a tenu une place de premier plan. Il a servi à l’étude des réactions de l’avion avant sa construction et à l’optimalisation des systèmes de bord.
Les ingénieurs de vol travaillent pour l’ordinateur.
Lors des premiers essais de roulage, Concorde n’a pas dépassé la vitesse d’un cyclomoteur, mais déjà un nombre important d’enseignement a été acquis. Lors des essais en vol, trois ingénieurs navigants surveilleront de leur pupitre installé dans la cabine l’enregistrement et la mesure de quelque 3000 paramètres. L’exploitation de ces données aux centres de calcul de Sud-Aviation et de la BAC permettra de déterminer les modifications que nécessite la mise au point définitive de l’appareil et d’élaborer la documentation destinée aux futurs utilisateurs. Ci-dessous, les photographies représentent les ingénieurs de vol à son pupitre, les instruments de mesure et l’ordinateur de Toulouse.
Le rôle préliminaire des simulateurs.
Les simulateurs ont d’ailleurs joué un rôle important dans la genèse du projet. A Courbevoie et à Filton, dès 1963, des simulateurs très sommaires ont été réalisés. Constitués uniquement par un poste de pilotage simplifié et d’éléments de calcul analogique, ils fournissaient une représentation schématique de la mécanique de vol de l’avion. Ces ensembles permirent de déblayer le terrain en fonction des mesures effectuées dans le même temps en soufflerie sur des maquettes.
Le grand simulateur LMT-Redifon de Toulouse a permis, au stade suivant, de définir de façon précise l’équipement complet de l’appareil : commande de vol, pilote automatique, autotrim, centrales anémomètriques, etc. Pendant cette phase d’optimisation, il y a eu une influence réciproque entre l’avion en construction et le simulateur lui-même, de telle sorte que le simulateur visible actuellement n’a plus du tout la même apparence que celui mis en service en mai 1966.
Concorde, l’avion d’une nouvelle ère du transport aérien commercial, a ouvert également la voie à la sustématisation de méthodes d’études et d’essais jusqu’ici réservées aux matériels militaires de pointe. On peut dire qu’il s’agit du premier appareil civil construit avec l’aide de l’ordinateur et cela pour la raison bien simple qu’il eut été impossible de mener à bien l’entreprise autrement. Ces méthodes informatiques conduisent naturellement à une certaine uniformité des solutions et c’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner des ressemblances entre les différents projets d’avions civils supersoniques en cours de réalisation dans le monde. Bien au contraire, l’évolution des programmes américains vers une formule se rapprochant de Concorde est un élément encourageant qui prouve la valeur des choix faits par les techniciens français et britanniques.
Par les chiffres, les différents stades du développement de Concorde.