INFORMATIONS AERONAUTIQUES – Mai 1971 : Concorde ! Bilan et Perspectives

Union Syndicale des Industries Aéronautiques et Spatiales
Paris-Le Bourget – Mai 1971

Concorde ! Bilan et Perspectives

Programme ambitieux qui consacre l’esprit d’initiative et le choix réaliste de l’industrie européenne

On a dit que le programme “Concorde” avait entraîné, pour les gouvernements français et britannique des budgets considérables et en continuelle augmentation. Certains se posent la question de savoir si de tels investissements se justifiaient. En premier lieu, il convient de souligner que les dévaluations en France et en Grande-Bretagne, l’érosion de la monnaie et l’inflation enregistrées dans les deux pays entre 1962 et 1971, ne permettent pas de comparer les chiffres d’origine et ceux d’aujourd’hui.

En second lieu, il faut noter que le budget initial ne comprenait pas un certain nombre de postes ajoutés par la suite : développement après certification (80 millions de £), frais généraux (50 millions de £) ainsi que certains outillages spéciaux et modifications rendues nécessaires par les exigences des compagnies et des autorités de certification, dont aucune n’avait été inclus dans le devis initial.

Pour redresser un bilan impartial, en quelques mots, on peut néanmoins dire que le coût réel du programme « Concorde“ atteindra environ le double du chiffre initial prévu. La situation actuelle des dépenses d’études et de mise au point a été précisée par M. Frédérick Corfield, à la Chambre des Communes, le 28 octobre 1970. L’évaluation actuelle de 825 millions de £ est ventilée comme suit :

Les dépenses déjà effectuées et les dépenses prévues.
Coût réel du 29 novembre 1962 au 30 septembre 1970, au prix et cours du change en vigueur quand les dépenses ont été encourues : 220 millions de £ pour le gouvernement français et 240 millions de £ pour le gouvernement britannique 240 millions de £.

Coût prévu du 30 septembre 1970, à l’achèvement du programme au prix de juin 1970 et au cours de 13,33 francs la £ : 200 millions de £ pour le gouvernement français et 165 millions de £ pour le gouvernement britannique

Il est indéniable qu’une augmentation sensible a du être consentie, mais des analyses très approfondies calculées en monnaie compensée, arrivent à la conclusion que le coût réel du programme atteindra environ le double du chiffre initial prévu. Dans les programmes de pointe n’est-il pas inévitable d’être amené à modifier très sensiblement des évaluations basées sur une approche difficile à déterminer Dans bien des domaines, les exemples de dépassement substantiels sont courants lorsqu’il s’agit de travaux comportant une large part d’aléas : travaux à la mer, souterrains, etc.

Cette dépense n’est-elle pas, en définitive, pour la France et la Grande-Bretagne qui la supporte à part égale, un investissement permettant aux deux industries travaillant en coopération, d’acquérir, dans un domaine de pointe caractéristique, une position très avancée, entraînant des retombées et des applications multiples et bénéfiques. Dans le cas présent, Concorde permet à l’Europe de prendre définitivement une position clef au titre du trafic long-courrier promis au transport supersonique avant la fin de la décennie.

1 – Un programme très ambitieux

A dire vrai, le programme était, à l’origine, fort ambitieux aux yeux des techniciens, conscients du domaine très nouveau et inexploré qu’ils avaient à traiter. L’opinion publique discerne mal la différence fondamentale qui existe entre un avion militaire supersonique et un appareil de transport destiné à voler à Mach 2, (deux fois la vitesse du son, c’est à dire au-delà de 2000 km/h)

Un avion militaire est calculé pour une utilisation limitée en heures de vol. Son poids n’est pas une préoccupation déterminante, du moment qu’il possède la puissance nécessaire aux performances requises. Le coût de fabrication et d’exploitation bien qu’élevé, est apprécié en fonction du respect des qualités opérationnelles considérées comme facteur essentiel par les utilisateurs.
Ceci ne veut pas dire qu’un avion de combat Mach 2, soit techniquement un problème facile. Pourtant c’est un domaine connu aujourd’hui et à l’échelle des moyens techniques existants. A partir du moment où l’on cherche à réaliser un appareil commercial, les données sont très différentes :
– La charge marchande recherchée implique un volume très supérieur à celui d’un avion de combat.
– Les impératifs économiques imposent un prix d’achat avant tout compétitif sur le marché.
– La rentabilité recherchée exige une durée de vie beaucoup plus longue.
– La sécurité requiert des garanties très différentes, de celle des avions d’arme.
– Le rythme d’exploitation suppose une disponibilité très élevée et une autonomie importante.
Telle est, dans ses grandes lignes, la façon dont le problème était posée aux promoteurs de Concorde.
En reprenant point par point ces impératifs, on constate :

Le volume de l’avion dépassait de beaucoup celui du plus gros avion militaire de la classe Mach 2. C’est donc là le premier domaine nouveau.
La recherche d’un prix d’achat strictement limité entraîne une structure relativement allégée puisque le poids est ici l’ennemi. Le calcul d’une telle structure fait appel à la technique dite cellule souple calculée pour 2,2 g par opposition à la structure rigide capable de supporter de l’ordre de 12 g appliquée sur les avions de combat. Encore un domaine à défricher !

Obtenir une durée de vie longue (garantie ici, pour 30.000 heures d’exploitation) entraîne une série d’essais de fatigue, statiques et dynamiques complexes et sans antécédents dans la catégorie des avions supersoniques.

Pour la sécurité aucune inconnue ne doit subsister en ce qui concerne le fonctionnement sans défaillance garanti à 100% (la fiabilité) de tous les systèmes, de tous les équipements, de tous les instruments montés à bord. Les ingénieurs sont amenés à doubler et parfois tripler certains systèmes pour se substituer éventuellement à des fonctionnements défaillants. D’ou la complexité d’installations et d’aménagements, en rapport avec les performances de la Machine

Pour le type d’exploitation visé, la maintenance au sol doit être la plus réduite (déjà sur les prototypes un changement de moteur se fait en moins de dix heures). D’autre part, l’autonomie et les réserves de carburant exigées par la réglementation civile, représentent 20% du poids maximum de l’avion et de ce fait, dépassent la charge marchande. Il faut loger et transférer ce carburant pour le centrage en vol et ceci pour des quantités qu’aucun avion d’arme n’approche.

Enfin, à ces problèmes essentiels, s’ajoute celui qui techniquement conditionne tous les autres.
L’avion doit non seulement voler à Mach 2, mais maintenir plus de 2h30 cette vitesse alors qu’en Europe du moins, aucun avion d’arme n’est calculé pour voler opérationnellement plus d’une trentaine de minutes à de telles vitesses. Il en découle pour Concorde des problèmes d’échauffement prolongé que doivent supporter la structure et les propulseurs et qui dépassent de beaucoup ceux des appareils militaires.
Ces quelques remarques suffisent à expliquer pourquoi Concorde représente un pas en avant énorme dans le domaine de la technique aéronautique.

2 – Essais et perspectives

Sans prétendre énumérer tous les moyens d’essais au sol qu’il a fallu créer pour le programme Concorde on peut tout de même, rappeler que des essais de fatigue, de vieillissement, des essais statiques sur les matériaux, des éléments partiels et deux cellules complètes, ont été partagés entre les Centres d’Essais officiels français (CEAT à Toulouse) et britannique (RAE à Farnborough).

Des essais de pressurisation, de conditionnement d’air, de fatigue à chaud et à froid, des essais de train d’atterrissage, etc…, ont justifié des installations spéciales et des programmes de travail planifiés sur plusieurs années. Pour les essais en vol, les méthodes choisies ont été déterminées par un objectif clairement arrêté, il s’agissait de couvrir, dans une progression méthodique et régulière, sans admettre la moindre
impasse et avec le souci de garantir la sécurité, l’ensemble des essais dans un domaine allant jusqu’à la vitesse de Mach 2, maintenue pendant près de trois heures. Ce programme a mis en oeuvre bien avant le premier vol des prototypes, des moyens aériens qui ont permis un gain de temps et une économie de vols d’essais.

Du côté britannique, on a réalisé un appareil expérimental, le BAC 221, à aile en ogive et à nez basculant qui vola en 1964 et permit une certaine approche aérodynamique en vol. Un bombardier Vulcan adapté, à permis de servir de banc volant subsonique au réacteur Olympus.

En France, un Mirage III, transformé en simulateur volant, a été un très précieux auxiliaire. En effet, le pilotage de cet avion de la classe Mach 2, se faisait à travers des boîtes noires. Le manche n’était pas relié directement aux commandes de vol, il envoyait des ordres à une calculatrice qui les interprétait afin de les renvoyer, corrigés, aux gouvernes du Mirage III pour qu’elles répondent comme celles de Concorde.

Cette expérimentation faite bien avant que ne vole Concorde a donné de précieuses informations surtout pour le pilotage à basse vitesse et en approche. Cependant son principal rôle a consisté à vérifier les informations fournies par le simulateur et pour lesquelles subsistait dans l’esprit des pilotes un certain doute qui s’est avéré injustifié. On supposait par exemple, que le vol au deuxième régime était difficile. Le simulateur le prouvait facile, le Mirage III, l’a confirmé et plus tard, sur Concorde en vol, on a retrouvé les mêmes caractéristiques.

La France dispose du seul bombardier de la classe Mach 2 existant en Europe, le Mirage IV. Pour son poids, dimensions et son aile ”Delta », il fut utilisé par les pilotes d’essais à titre d’avion d’entraînement Il permit l’étude de la variabilité de trajectoire, en fonction du pilotage, par des équipages du Centre d’Essais en Vol, cet appareil servit également aux essais de certains équipements destinés aux prototypes (”Horizon » mesures du ”Badin »).

Enfin il est impossible de dissocier des moyens d’essais en vol le simulateur Concorde qui, extrêmement élaboré, constitue le premier simulateur complet réalisé dans le monde pour les études d’un avion. Par la suite la NASA a pu afficher les données Concorde sur un simulateur qu’elle a mis au point, mais après que le simulateur de Toulouse ait été opérationnel. Ce simulateur fonctionnait à 100% bien avant les premiers vols des prototypes.

André Turcat déclare a son sujet : Nous avons pu étudier et décider des modifications uniquement à partir du simulateur et il cite comme exemples : le braquage du différentiel des ailerons introduits sur le 002, la cloison aérodynamique à l’articulation du nez, au titre des équipements, la mise au point complète du pilote automatique qui a été ensuite monté sur l’avion ou il a fonctionné sans problème, le contre-automatique de panne moteur en supersonique, etc.

A cette mission étude s’ajoute celle de l’entraînement des équipages puisque ce simulateur permet d’assurer des vols complets. Les pilotes ont accumulé plusieurs centaines d’heures de simulateur, ce qui a évité beaucoup de vol sur prototype. Jusqu’au début de 1971, ce simulateur était utilisé en version prototype, depuis la fin mars, il a été adapté à la version présérie–série. A partir du premier vol du 001, le 3 mars 1969, les essais ont été menés en appliquant un programme très précis défini par six phases dans lesquelles chaque vol a constitué une progression par rapport au vol précédent, quel que soit le prototype utilisé.
La phase I a permis d’étudier les caractéristiques de vol des prototypes

La phase II était prévue pour le domaine subsonique jusqu’à Mach 0,93. En fait, compte tenu du comportement de l’avion et des propulseurs initiaux, les essais ont été poussés jusqu’à Mach 0,97.

La phase III était consacrée aux vitesses transsoniques. Avec la seconde génération des moteurs “Olympus” on a estimé que cette phase amènerait l’avion à Mach 1,03. Dans leur configuration, les avions ont pu être poussés jusqu’à Mach 1,56. De ce fait, cette phase a permis d’aller jusqu’au bout de l’analyse systématique des phénomènes de flottement qui, tout à fait nouveaux, nécessitaient une attention particulière. Ce phénomène est le résultat des vibrations provoquées par un apport d’énergie aérodynamique sur une structure souple, calculée pour 2,5 g (par opposition aux structures rigides des avions militaires calculées pour 12 g en moyenne et que ce phénomène n’affecte pas). On savait que le flottement couvrait la plage des vols subsoniques et transsoniques jusqu’à Mach 1,3 qu’ensuite ils disparaissaient Leur importance a dirigé l’orientation des essais dans ces plages et tout le problème a été couvert en confirmant l’excellent comportement de l’avion.

La Phase IV couvrait le domaine supersonique jusqu’à Mach 2 atteint en vitesse de pointe. Or il s’est trouvé une fois encore, que la progression a été si satisfaisante que sans difficulté, Mach 2 a été atteint et maintenu pendant 53 minutes par le Concorde 001, en novembre 1970 et qu’ensuite les deux prototypes ont poursuivi les vols prolongés à Mach 2, ce qui correspondait à :

La Phase V qui de ce fait, s’est confondue avec la précédente.

La Phase VI actuelle, est celle des essais dans des conditions de vol hors du domaine d’utilisation c’est à dire aussi bien dans les zones des hautes que des basses vitesses. Ensuite les essais ayant couvert toute la progression, les vols consisteront à approfondir un nombre considérable de mises au point et d’acquérir les leçons de l’endurance.

3 – Quelques remarques sur les essais

Deux constatations semblent avoir dérouté certains observateurs au sujet des essais, les vols sont relativement peu nombreux et moins de 400 heures ont été accumulées en deux ans. Or, avant la certification prévue début 1974, près de 4000 heures devront avoir été réalisées. Bien que ces faits soient parfaitement exacts, ils ne sont ni incompatibles, ni alarmants.

Les six phases passées en revue, constituent la partie fondamentale de l’expérimentation. Or il était prévu qu’elle se ferait par paliers. Les prototypes ont subi des évolutions programmées au cours de chantiers qui ont permis, à trois reprises, de substituer aux moteurs d’origine des versions plus élaborées. Ces chantiers ont également permis d’apporter un certain nombre de modifications et d’améliorations à la structure.
Comme le dit André Turcat, les chantiers sont longs parce que la machine est complexe et c’est là la rançon du progrès. Les équipements sont multiples et la structure est taillée dans la masse, des délais sont donc nécessaires pour toute modification ou amélioration. Par contre, quand l’avion est en période de vol, le rythme est intense, le travail est efficace et le programme avance.

En effet, à plusieurs reprises l’un ou l’autre des prototypes a pu accumuler, en une seule semaine, plus de cinq vols, représentant plus de 13 heures d’essais. On imagine alors la somme d’information recueillies grâce aux installations d’essais révolutionnaires placées à bord des prototypes. Elles permettent l’enregistrement simultané de 3000 paramètres qui sont ensuite dépouillés et analysés au moyen d’ordinateurs, dans des délais très courts. Une partie des dépouillements, portant sur un choix défini de paramètres peut-être dépouillée en moins de 2 heures et être mise à profit dès le vol suivant.

On en arrive à la conclusion qu ’il suffit de 400 heures de vol pour étudier l’ensemble du domaine de vol en subsonique, en transsonique, en supersonique et jusqu’au vol à Mach 2 prolongé pendant une heure Dans ces vols a été incluse toute une série de pannes simulées de réacteurs au décollage, de deux moteurs du même côté, jusqu’à Mach 2 et des quatre réacteurs jusqu’à Mach 1,9 au moins.
Sous ce jour, il devient évident que sans les techniques d’essais, les plus modernes mises en oeuvre cette large expérience n’aurait pu être atteinte dans de si bonnes conditions. Pour la suite du programme, il ne faut pas oublier que 2 avions de présérie et 3 avions de série se partageront les essais et que le rythme des heures de vol ira dès le début de l’an prochain en très rapide accélération.
Répartition prévue des heures de vol par appareil pour couvrir les essais en vol jusqu’à la certification :
France : Prototype 001 = 560 heures Grande-Bretagne : Prototype 002 = 526 heures
France : Présérie 02 = 410 heures Grande-Bretagne : Présérie 01 = 635 heures
France : Série 1 = 340 heures Grande-Bretagne : Série 2 = 330 heures
France : Série 3 = 1050 heures Total = 3851 heures

Dire qu’au stade actuel 10% seulement des essais sont faits équivaudrait à considérer que les fondations achevées pour un immeuble de vingt étages représentent 10% du travail en temps, On sait parfaitement qu’il s’agit là du travail essentiel et le plus long à mener à bien.. Il reste cependant des problèmes à approfondir, en tirant le bénéfice de l’évolution que connaît la technique avec le temps Maîtriser parfaitement la délicate régulation des entrées d’air est de ceux qui retiennent actuellement une particulière attention. D’autres remarques méritent d’être soulignées.

Si l’on se reporte aux informations publiées, il y a quelques années, on constate que les deux prototypes avaient été calculés à 138 tonnes de charge maximale, or ils volent aujourd’hui à 152,5 tonnes, ce qui prouve que les marges de sécurité étaient très larges. Par ailleurs, l’installation d’essais montée à bord de chaque prototype pèse 13 tonnes, soit près de 3 tonnes de plus que la charge marchande prévue sur l’avion de série dont le poids total sera voisin de 175 tonnes. Il va sans dire que l’emport de carburant des prototypes est très sensiblement moindre que celui prévu sur l’avion de série. Pourtant les vols d’essais sont couramment de 3 heures avec plus de 30 minutes en supersonique, dont 1 heure à Mach 2.

Nous avons noté la disponibilité des prototypes pendant les périodes de vol. Si l’on songe, que dès le début des essais, les prototypes étaient complètement dotés de tous les équipements de vol prévus sur l’avion de série, on peut en déduire le degré de fiabilité de ces multiples composants ayant tous leur importance. Enfin, différentes remarques ont été faites au sujet de l’incident au cours duquel, le 28 janvier 1971, le Concorde 001 a été victime de la rupture d’un panneau de régulation d’entrée d’air. A Mach 2 et sur un des réacteurs, cette pièce, en cédant a détérioré le moteur et produit des dégâts de structure. Certains s’étonnent du délai d’immobilisation entraîné par cet incident, sans songer qu’au stade des prototypes d’un avion si complexe, toute modification d’une pièce dont dépend la sécurité demande une étude approfondie une fabrication et des tests en laboratoire avant d’être définitivement adaptée aux quatre groupe moteurs des deux prototypes. Pour le Concorde 001 s’ajoutaient les réparations de structure qui ont demandé un délai supplémentaire.

Cependant cet incident a un côté très démonstratif qu’il ne faut pas sous-estimer : à Mach 2 un moteur a été endommagé et a donc cessé de fonctionner, or le contrôle de l’avion n’a présenté aucun problème L’équipage a pu effectuer un retour en toute sécurité jusqu’à sa base de Toulouse ou il a effectué un atterrissage parfait sur trois réacteurs. Pour bien des avions plus classiques et moins sophistiqués semblable incident aurait pu provoquer une catastrophe. Cette démonstration involontaire de la sécurité offerte par Concorde a frappé d’éminents spécialistes capables de la mesurer à sa juste valeur. Ajoutons que ce chantier non prévu a été mis à profit sur les deux prototypes pour exécuter d’autres travaux programmés lors d’une immobilisation postérieure.

On apprend d’autre part, qu’en raison des bons résultats, acquis jusqu’ici et du souci de faire des économies, il a été décidé de retarder de quelques semaines la sortie du second avion de présérie, qui volera en France en mars 1972, afin de le mettre directement aux normes de l’avion de série, du moins en ce qui concerne les propulseurs, les tuyères et les caractéristiques de structure. En fait donc seul le Concorde 01 britannique, constituera la version présérie. C’est une preuve supplémentaire de la confiance qu’affichent les responsables du programme.

4 – Perspectives pour les exploitants

Huit mois après les premiers vols, alors que les prototypes avaient atteint la phase des vols supersoniques, un certain nombre de pilotes de compagnies ont été invités à effectuer un vol sur Concorde. D’ici quelques semaines et avant le Salon Aéronautique de Paris, d’autres vols seront réalisés par des pilotes de ligne. Ceci indique à quel point le souci d’éclairer les exploitants anime la Société Aérospatiale et la British Aircraft Corporation. Par ailleurs et très régulièrement, les compagnies ayant pris des options sur Concorde reçoivent les informations précises qu’apportent les essais.

On sait dès à présent, comme le disent les pilotes d’essais, que Concorde est un bon avion et que ses qualités de vol dans toutes les plages d’utilisation, sont à la fois saines et faciles. Au décollage comme à l’atterrissage et en évolution à basses vitesses, l’avion est aisé à piloter et les distances de roulement sont conformes aux prévisions. Les épreuves d’accélération-arrêt, à la masse de 150 tonnes et à la charge thermique des roues, ont été particulièrement probantes. Les pannes moteurs au décollage comme celles sur deux réacteurs du même côté jusqu’à Mach 2 et la réduction brutale des quatre propulseurs jusqu’à Mach 1,9 au moins ne laissent aucun doute sur le haut niveau de sécurité obtenu dans des cas particulièrement critiques grâce au contre-automatique des gouvernes.

Le fonctionnement très satisfaisant des circuits électriques, hydrauliques ainsi que des commandes de vol électriques, avec sécurité mécanique et les commandes moteurs avec leur régulation électriques, à été démontré. A mesure que les essais se poursuivent de nouvelles assurances se concrétisent. Reste le problème de la consommation qui au stade actuel, demeure imprécise et cela s’explique. Jusqu’ici les programmes d’essais très chargés n’ont pratiquement pas permis de faire des vols stabilisés qui, dans de nombreuses configurations de vols subsonique, transsonique et supersonique auraient pu fournir des chiffres précis.

Bien que ces informations constituent pour les compagnies un élément d’appréciation très important elles n’ont pas fait l’objet d’une analyse prioritaire dans le cadre des essais pour une raison simple : les prototypes n’ont ni la masse maximale, ni les caractéristiques de structures, ni les réacteurs qu’auront les avions de série. Les chiffres obtenus pour les prototypes n’auraient pas permis de déduire avec une extrême rigueur, ceux qu’auront les appareils mis en ligne. Sans doute pourrait-on obtenir une approximation, mais lorsque l’on sait que si celle-ci est de l’ordre de 1%, elle correspond à un poids de 7 kg de carburant, représentant l’équivalent en plus ou en moins de 8 passagers.

Sur un plan pratique, l’analyse de consommation sur un tel avion est un essai très délicat du fait qu’un palier stabilisé de six minutes, représente une distance de 200 kilomètres parcourus dans une atmosphère rarement homogène. De plus, les informations varient en fonction de la configuration du vol. Quoi qu’il en soit, on sait dès à présent que les consommations, sur les prototypes, sont dans une plage très voisine des prévisions.

5 – Comment est envisagée l’exploitation commerciale

Parallèlement aux essais en cours, le service des ventes, en étroite coopération avec les compagnies fait des études sur les perspectives d’exploitation commerciale de l’appareil. Nous résumerons très succinctement les conclusions de ces études, mais il convient de souligner que celles-ci ont été faites de façon très approfondie avec le concours d’organismes et de personnalités hautement qualifiés au titre de l’économie du transport aérien international qui ne sous-estiment pas le coût d’exploitation plus élevé de Concorde par rapport aux appareils long-courriers actuellement en exploitation..

Il ressort par exemple : qu’une compagnie aérienne exploitant Concorde en classe unique (le prix du billet étant fixé à 10% en dessous du tarif actuel de première classe), avec un coefficient de remplissage de 50% seulement et ses avions à réaction subsoniques aménagés en classe économique avec un coefficient de remplissage de 55%, gagnerait déjà plus d’argent avec Concorde que sans lui sur la traversée de l’Atlantique Nord. Avec ses Concorde remplis à 60%, elle aurait un bénéfice annuel supérieur de 3% à celui que produirait un parc d’avion uniquement subsonique. Et ce chiffre passerait à 4% avec un coefficient de remplissage de 63%. Or l’argument vitesse et nombre de places offertes assureront de l’avis même des experts, un coefficient de remplissage à Concorde bien supérieur à celui obtenu sur les appareils actuels.

Du reste, les études faites démontrent que les utilisateurs de Concorde ne seront pas seulement les habitués des premières classes (représentant 10% des passagers long-courriers, mais également un grand nombre de passagers, cadres supérieurs, ingénieurs, techniciens, représentants parlementaires professions libérales, etc…) (évalués à 15% supplémentaire des passagers long-courrier) en fixant le prix du billet en dessous du tarif première classe, mais 35% supérieur au billet de classe touriste. Ceci amène à conclure que le quart des passagers long-courriers, utiliseront Concorde amenant à coup sûr un coefficient de chargement très élevé, au moins pendant les premières années d’exploitation, pendant lesquelles ce type d’appareils n’existera pas en très grand nombre d’exemplaires, or il en faudrait une centaine sur les seules lignes de l’Atlantique Nord.

Ces études s’appuient sur cette constatation qu’il existe deux catégories de voyageurs, ceux pour qui la vitesse prime et ceux pour lesquels la notion de prix vient en premier lieu. Pour les compagnies, cette diversification, bien analysée, doit être une source de profit nouveau à condition d’avoir une flotte mixte long-courriers. Concorde sera l’avion de l’homme pour qui le temps est de l’argent, avec une régularité de liaison que n’affectera pas les variations saisonnières de coefficient de remplissage Parallèlement, les appareils subsoniques seront affectés au transport tourisme en modulant de façon réaliste les fréquences et les horaires. Concorde a du reste des avantages économiques indiscutables. On a calculé par exemple, qu’au cours de sa carrière, un appareil qui aura volé 30.000 heures, en transportant à chaque vol, 128 passagers à une vitesse commerciale moyenne de 1500 km/h, aura parcouru 45 millions de kilomètres. Il est alors démontré que le prix du kilomètre avion, sera d’environ 3 francs et l’amortissement par place passager offerte se situe légèrement au-dessus de 2 centimes. Si l’on compare ces chiffres avec ceux de l’amortissement d’une voiture moyenne d’une valeur de 15.000 francs et ayant parcouru 80.000 kilomètres. Finalement, la place par passagers (pour une 4 places) revient à 5 centimes, soit 2 fois le prix d’amortissement de la place passager kilomètre de Concorde. Si les investissements consentis par les compagnies pour s’équiper en Concorde sont élevés, on sait dès à présent que cet avion supersonique jouera le rôle de catalyseur dans une nouvelle approche de l’économie du transport aérien.

6 – Les nuisances que l’on attribue à Concorde

En raison même de l’ampleur qu’ont prise certaines campagnes cherchant, pour diverses raisons, à attribuer à Concorde des responsabilités de nuisance, il convient ici de ne pas ignorer cet aspect de l’opération Concorde. Ce seul sujet fait l’objet d’analyses très approfondies, conduites par des experts qualifiés. De volumineux dossiers rassemblent les résultats des investigations d’équipes qui ont étudié et qui continuent à en étudier, les divers aspects. Nous avons retenu les conclusions les plus démonstratives de cette étude.

Oxygène : on à dit que Concorde consommera une trop grande partie de l’oxygène contenu dans l’atmosphère terrestre. Or si tout le charbon et les hydrocarbures dont nous disposons sur la terre étaient brûlés en même temps et sans que l’oxygène consommé ne soit remplacé par voie naturelle ou artificielle, le pourcentage d’oxygène dans l’atmosphère terrestre tomberait de 20,95% à 20,32% ce qui ne représente qu’un quart de la réduction en teneur en oxygène que subit un voyageur qui passe du niveau de la mer au sommet d’une petite montagne. Ceci revient à dire que l’homme est incapable de réduire sensiblement ses réserves d’oxygène en brûlant du combustible dans l’atmosphère, que ce combustible soit brûlé dans des fours, voitures, usines ou des avions. L’argument est donc injustifié.

Traînées de condensation : on laisse entendre que Concorde, en haute altitude risque, par les traînées de condensation persistantes qu’il engendre, de former un voile qui pourrait affecter l’équilibre du rayonnement thermique et donc nos climats. L’argument ne tient pas car, en premier lieu ces traînées se forment beaucoup plus rarement dans la stratosphère qu’aux altitudes moyennes ; en deuxième lieu les rares traînées qui pourraient se former ne persisteront pas en raison du degré hygrométrique très bas à ces altitudes.

Vapeur d’eau : On déclare que les réacteurs émettent dans l’atmosphère de la vapeur d’eau susceptible de se transformer en une couche nuageuse. Il est démontré que la stratosphère, depuis l’origine du monde, relativement sèche bien que 1000 orages, au moins, éclatent simultanément dans le monde. Or un seul orage modéré envoie plus de vapeur d’eau dans l’atmosphère que cinq cent Concorde volant pendant toute une journée.

Gaz carbonique : On dit que Concorde produira une quantité dangereuse de gaz carbonique. Or la quantité de gaz carbonique contenue dans l’atmosphère est d’après les calculs de trois millions de tonnes. L’augmentation qui résulterait de la combustion du monde serait d’environ 16,5 millions en cinq ans. Cinq cent Concorde volant simultanément augmenteraient de 0,5 millionième la teneur en gaz carbonique ce qui entraînerait un effet nul sur les conditions atmosphériques.

Hydrocarbures : On dit que les résidus d’hydrocarbures sont les principaux constituants du brouillard artificiel. C’est vrai. Mais ce phénomène n’est constaté qu’à la surface de la terre. Concorde de série lors des roulages au sol et au décollage, n’en produira point. En altitude, cette émission est absolument nulle. A ce titre, pour Concorde, le problème n’existe pas.

Ozone : On dit que la vapeur d’eau dégagée par Concorde dissoudra la couche d’ozone qui, à une altitude de 20 000 mètres, absorbe les rayons ultra-violets et nous en préserve. En premier lieu Concorde volera à moins de 20.000 mètres et n’affectera pas la couche d’ozone. En second lieu, la basse atmosphère ne laisse passer que 5% des ultra-violets non arrêtés par la couche d’ozone. On voit que Concorde a un rôle parfaitement négligeable pour modifier cet équilibre de la nature. En résumé, il est démontré que l’avion à réaction vis-à-vis de la pollution de l’atmosphère, est le moyen de transport le plus propre à ce titre. Sur les milliards de tonnes de polluants que l’homme rejette chaque année dans l’atmosphère, la fraction imputable à l’ensemble de l’aéronautique est à peine perceptible. Les paquebots et les automobiles émettent plus de 1,5 kg de polluant par millier de passagers. Les avions à moteur à piston en émettent 8,4 kg, les trains à locomotive Diesel 2,9 kg, tandis que ces chiffres tombent à 0,58 kg pour les avions à réaction et à 0,51 kg pour l’avion de transport supersonique.

Bruits : Ce problème existe à coup sûr. Les promoteurs de Concorde cherchent très activement à apporter les solutions qui s’imposent. Les normes en application déterminent trois points de mesure de bruits : lors de l’approche (à un mille nautique), après le décollage (à 6 kilomètres du point de décollage) et latéralement (à 650 mètres de l’axe et à 6 kilomètres du point de décollage). Les calculs faits en utilisant les paramètres de la version série prouvent que le total des bruits enregistrés s’élève à 342 décibels pour le Boeing 707, 338 pour le Douglas DC 8-50 et 340 pour le Concorde. Moins bruyant à l’approche et après le décollage, Concorde atteint un niveau de bruit plus élevé au point latéral, du moins dans l’état actuel des choses. En vol, compte tenu de l’altitude de croisière, le bruit sera moins perceptible au sol. Ces résultats prouvent dés à présent que Concorde se trouve dans une zone très raisonnable, mais des améliorations sont actuellement à l’étude pour tirer la quintessence des solutions anti-bruits.

Bang sonique : C’est un problème plus complexe pour lequel les données sont très imprécises compte tenu des références actuelles obtenues par des avions militaires dans des conditions de vol très variées et parfois extrêmes qui ne peuvent être comparées aux vols stabilisés et à grande altitude comme ce sera le cas pour le Concorde. Des mesures ont déjà été prises ou continueront à l’être afin d’apporter des paramètres précis qui sont à la base des solutions à choisir pour réduire au maximum ce genre de nuisance. Le Président Ziegler a rappelé, à différentes occasions, que la plupart des lignes sur lesquelles il est envisagé de mettre Concorde en exploitation, se feront sur de étendues maritimes ou sur des territoires désertiques ou à très faible densité de population. Il convient donc de ne pas considérer que les conséquences du “Bang” soient de nature à limiter l’exploitation de Concorde.

7 – Conclusion

Depuis novembre 1962, date à laquelle les gouvernements français et britannique signèrent l’accord initial pour lancer « L’opération Concorde“, ce programme est passé d’un objectif très ambitieux à une réalité concluante et positive. C’est précisément à la lumière des résultats acquis, que les gouvernements français et anglais ont décidé, en parfaite identité de vue d’autoriser le lancement de quatre avions de série supplémentaires soit dix au total et les approvisionnements pour les six appareils suivants.

Cet accord a été conclu le 22 avril 1971, par Jean Chamant Ministre français des transports, Frédérick Corfield, Ministre de l’Equipement Aéronautique et John Davies, Secrétaire d’Etat au Commerce et à l’Industrie pour la Grande-Bretagne. Comme le déclarait récemment Henri Ziegler, Président Directeur Général de la Société Aérospatiale :

Le succès de Concorde repose sur la sagesse du choix d’une formule, tout en voulant faire de cet avion l’un des outils essentiels au progrès d’une société dont il sert le développement économique et social dans le monde.

En effet Concorde impliquait une maîtrise des techniques nouvelles dans un secteur de pointe. Au stade actuel des essais, le défi technique est gagné. La démonstration des qualités de la machine n’est plus à prouver. De nombreuses compagnies internationales mesurent maintenant l’intérêt économique que représentera une telle machine dans une flotte rationnellement utilisée et ceci en dépit des lourds investissements qu’elles devront consentir.

L’homme moderne découvrait il y a 25 ans, le précieux avantage que lui procurait l’avion capable de traverser l’Atlantique en moins d’une journée. Depuis dix ans, ce temps a été réduit à moins de huit heures. Aujourd’hui il sait qu’il fera bientôt ce même trajet en moitié moins de temps grâce à Concorde et il lui sera possible de partir d’Europe le matin, de traiter une affaire à New York et de rentrer le soir sans subir les désagréments des décalages horaires. Au siècle de la vitesse, cette perspective va devenir une réalité grâce à une initiative prise par l’Europe avant les Etats-Unis, contrairement à la tradition, dans le domaine du transport aérien.