Article de Jacques MORISSET

Chapitre I : Pourquoi Concorde ?

Selon le point de vue, la réponse différera. Pour le profane, l’opération « Concorde” a commencé le 29 novembre 1962, lorsque les gouvernements français et britanniques signèrent l’accord qui prévoyait l’étude et la construction en commun d’un avion de transport supersonique, capable de transporter une centaine de passagers sur l’Atlantique Nord, à une vitesse dépassant Mach 2. L’idée était en l’air depuis déjà quelques années, et cette nouvelle ne fut pas à proprement parler une révélation ! Depuis dix-huit mois, Sud-Aviation et la British Aircraft Corporation s’étaient progressivement mis d’accord sue les modalités de réalisation d’un appareil de ce type, la SNECMA (Société Nationale d’Etude et de Construction de Moteurs d’Avions) et Bristol Siddeley Ltd ayant suivi une marche analogue en ce qui concerne les moteurs du futur avion.


En réalité, les premières études remontaient au début de la précédente décennie, il y a plus de quinze ans ! C’était l’époque héroïque où les ingénieurs de recherche européens s’efforçaient de glaner auprès de leurs collègues américains les informations leur permettant d’orienter au mieux leurs propres efforts. Les idées foisonnaient, les erreurs aussi : les aérodynamiciens exploraient alors systématiquement le comportement en régime supersonique de toutes les formes d’ailes possibles. L’aile en « delta pur“ était opposée à l’aile en « queue d’hirondelle”, et on s’efforçait de faire coïncider la théorie avec la pratique, c’est-à-dire avec les résultats obtenus en vol.

C’est alors que furent dessinées les premières formes de voilure apparentées – de très loin encore – à Concorde. Il ne s’agissait bien entendu que d’études de principe. L’aile ”gothique“, l’aile « ogivale” étaient déjà connues, sur le papier : mais on ne savait même pas trop encore si de telles ailes garderaient un rendement et une stabilité acceptables aux basses vitesses, par lesquelles il faut bien passer pour décoller et se poser. C’est ainsi que vers 1953 des chercheurs “s’amusaient » déjà à l’ONERA – en grand secret – à essayer des maquettes volantes de ces formes d’aile. A leur étonnement, ils constatèrent que leurs maquettes planaient fort bien, à quelques dizaines de m/s. Mais ils eussent quand même été bien étonnés si on avait pu leur dire que, quinze ans plus tard, un premier avion de 141 tonnes doté d’une aile gothique commencerait des essais en vol en vue de franchir l’Atlantique à plus de 2000 km/h ; et, surtout, que cet avion serait franco-britannique. Les Etats-Unis n’avaient-ils pas cinq à dix ans d’avance sur l’Europe dans le domaine de l’aéronautique ?
Bien entendu, l’étude même préliminaire, d’un avion de transport supersonique ne pouvait être engagée qu’à la condition de disposer d’un maximum d’expérience du vol supersonique rapide et des multiples problèmes qu’il pose dans le domaine de la propulsion, des gouvernes, de l’échauffement cinétique, etc….
Or dès 1954, le “Gerfaut” de Nord-Aviation atteignait Mach 1 en vol horizontal. En 1956, volait le premier “Mirage” de Dassault, Mach 2 étant obtenu en 1958. En 1959, le “Griffon” de Nord-Aviation atteignait Mach 2,2 et devait limiter là ses ambitions, la cellule subissant ‘échauffement maximal admissible. Le “Mirage IV”, enfin, atteignait lui aussi Mach 2,2 à la même époque, et les ingénieurs français pouvaient dès lors considérer qu’ils disposeraient de l’expérience nécessaire.

C’est alors qu’intervint, à Sud Aviation, le besoin de préparer l’avenir, au-delà de “Caravelle », qui avait volé pour la première fois en mai 1955. Le succès que ce biréacteur moyen-courrier devait rapidement rencontrer, l’importance du programme d’études et de construction qu’il suscitait, obligeait son constructeur à prévoir un successeur, déjà baptisé “Super-Caravelle”. Ce successeur pourrait bien entendu être une “Caravelle » agrandie : elle fut envisagée ; il pouvait aussi être un avion beaucoup plus gros, et un tel appareil fut effectivement étudié sous le nom de “Galion” (ancêtre de l’actuel projet d’Airbus) ; on pouvait enfin explorer une voie entièrement nouvelle et créer un appareil ultra-moderne, sans concurrent possible à condition de choisir un bon créneau parmi l’éventail des possibilités. L’avion de transatlantique semblant devoir dépasser nos moyens (les Boeing arrivaient sur le marché), le moyen-courrier supersonique fut envisagé.
On était alors en 1957 : il ne s’agissait encore que d’une simple étude exploratoire, ou étude de faisabilité.
De l’autre côté de la Manche, les bureaux d’études ne restaient pas inactifs. A tel point que dès 1956, le Gouvernement britannique créait un Comité d’Etudes, le STAC (Supersonic Transport Advisory Committe°, groupant des Organismes d’Etat et l’Industrie Aéronautique. Le STAC était chargé d’entreprendre d’importantes recherches aérodynamiques et structurelles sur la forme à donner à l’avion de transport supersonique, et d’évaluer l’étendue d’un tel projet.

En 1959, le STAC proposa l’étude d’un avion Mach 2,2 long-courrier. Mais un constructeur, Handley Page, envisageait un moyen-courrier volant vers Mach 1,2. Finalement le projet d’un long-courrier fut progressivement élaboré chez Bristol Aircraft (absorbé depuis par la BAC) ; il prévoyait la fabrication d’un appareil hexa-réacteurs, transatlantique, et pesant environ 150 tonnes. La forme générale de l’appareil était déjà proche de celle de « Concorde“.
C’est alors que les deux sociétés Sud-Aviation et BAC s’aperçurent, grâce aux indiscrétions inévitables, et aussi aux contacts répétés qu’avaient les chercheurs français et britanniques, qu’elles travaillaient sur des projets relativement comparables : les ingénieurs de Sud Aviation étudiaient un moyen-courrier supersonique de 80 tonnes, capable de franchir 2500 à 4000 kilomètres. Elles confrontèrent leurs idées, et c’est ainsi qu’insensiblement, les deux constructeurs se mirent peu à peu d’accord entraînant dans la foulée leurs gouvernements. Les négociations entre industriels durèrent à peu près un an, et en 1961, le principe était admis d’un appareil devant constituer un compromis entre les projets des deux sociétés.
Bien entendu, ces études techniques étaient complétées par des études économiques, très embryonnaires. Les Britanniques restaient partisans du long-courrier, les Français étaient intéressés par le moyen-courrier, toujours dans l’optique du remplacement de la « Caravelle”…. Décision fut alors prise de réaliser le futur SST (Super Sonic Transport) en deux versions de poids différents, mais utilisant le maximum d’éléments communs, et les mêmes moteurs…

Après la signature de l’accord intergouvernemental, les points de vue continuèrent à se rapprocher, et la version moyen-courrier s’estompa progressivement. Cette ambigüité initiale explique cependant en partie les choix de la formule quadriréacteur : il ne pouvait être question de réaliser un moyen-courrier hexaréacteur, d’autant plus que le moteur Olympus était déjà choisi, et suffisait largement à la propulsion d’un avion qui, croyait-on, pèserait 100 à 120 tonnes.
Au fur et à mesure que progressaient-les études des prototypes (dès l’origine, il avait été décidé d’en faire deux, un par chaque pays), et que l’étude du marchait se poursuivait, il devenait évident qu’une capacité de transport accrue était souhaitable. D’autre part, l’Olympus pouvait donner une poussée plus forte. Il fut alors décidé d’agrandir le prototype, la voilure augmentant en surface de 15,5% et le fuselage étant allongé de quelque 4 mètres.

Evolution du projet

On aboutissait ainsi début 1965, à la définition des prototypes actuels, et les appareils furent mis en chantier, étant entendu que les deux prototypes seraient suivis de deux avions de présérie, préludant eux-mêmes aux avions de série proprement dits. Entre les prototypes et les appareils de présérie, les différences pouvaient être importantes, mais non fondamentales. Entre les appareils de présérie et les avions de série construits avec les mêmes outillages, les différences ne pourraient toutefois être que mineures.
Le bien-fondé de ce dédoublement des étapes habituelles apparaît maintenant, avec les augmentations de poids et de dimension enregistrées avec ces quatre projets successifs d’appareils :

(Dans tous les cas, le rayon d’action de l’appareil est impérativement fixé à 6400 kilomètres, et ceci en appliquant les règles les plus prudentes au calcul des réserves de carburant).
Une telle évolution eut étonné ; elle est cependant classique en aviation. Dès la fin de 1965, alors que les prototypes étaient en construction, et leurs caractéristiques par conséquent gelées, l’étude de plus en plus poussée de l’appareil conduisait à améliorer ses caractéristiques opérationnelles et sa rentabilité en augmentant de 5,9 mètres la partie pressurisée du fuselage, par des allongements de ce derniers vers l’avant (+ 1,10 mètre) et par un recul important (4,9 mètres) de la cloison arrière. Le nombre de sièges pouvait ainsi être porté de 118 à 136, mais pour maintenir l’équilibrage de l’avion, il fallait allonger de 0,90 mètre vers l’arrière. Par ailleurs, la porte centrale arrière était remplacée par deux portes latérales, facilitant l’accès des passagers ou leur évacuation. Enfin, les soutes à bagages étaient modifiées et agrandies, et le système de conditionnement d’ait était renforcé, avec quatre circuits de distribution distincts au lieu de trois.

Comme on le voit, ces modifications étaient surtout dues à la nécessité d’obtenir la rentabilité la plus grande possible. Les solutions techniques adoptées, en revanche, restaient inchangées. Mais les ingénieurs s’étaient parfois montrés un peu optimistes en ce qui concerne les bilans de poids ; d’autre part, les exigences des compagnies devenaient de plus en plus sévères, par suite d’un réflexe de méfiance assez compréhensible envers un avion d’un type totalement nouveau : le « commissariat” par exemple, c’est-à-dire l’ensemble du matériel et du personnel nécessaire au confort culinaire des passagers avait été volontairement simplifié (les vols étant plus courts) afin de gagner du poids et du volume. Les compagnies ne l’entendirent pas de cette oreille, les ingénieurs durent faire des miracles (et perdre des tonnes) pour revenir au standard des avions actuels. Etant donné le faible rapport entre la charge marchande et le poids total (7,5%), chaque kilogramme de matériel ajouté oblige, toutes choses égales ailleurs, à ajouter 13 kg de métal et de carburant.

Ainsi s’explique le dernier alourdissement du Concorde de série, dont le poids total est passé de 160 à 162, puis 166,5 tonnes, et à 170,5 tonnes. On n’ira probablement pas beaucoup plus loin, tout au moins avec la cellule et les moteurs actuels, car la vitesse de décollage à 170,5 tonnes – 365 km/h – est à peu près à la limite de ce que pourront admettre les pneumatiques, les freins, et par leur longueur, les pistes en service. (L’extrême limite du poids admissible serait de 175 tonnes).
Plus délicat que l’augmentation des dimensions de la cellule fut le problème posé par les moteurs. A l’origine, l’Olympus 593, (issu lui-même de moteurs militaires) devait fournir une poussée, sans réchauffe, de 13,2 tonnes. La marge de développement était assez limitée. Plutôt que de demander d’emblée à l’Olympus tout ce qu’il pourrait donner, il fut jugé préférable, lorsque l’escalade des poids se confirma, de réaliser une nouvelle version, agrandie, et calculer pour donner en 1971, c’est-à-dire à la date fixée pour la mise en service de l’avion, une poussée de 14,9 tonnes. Deux ans plus tard, cette poussée atteindra 15,9 tonnes, sans modifications internes d’ailleurs, mais simplement parce que le nombre d’heures de vol accumulées, donc l’expérience acquise, permettront de pousser le moteur un peu plus, par exemple en élevant la température devant turbine de 10 à 20°C.

Ce moteur de série, l’Olympus 593B, sera doté d’un dispositif de postcombustion (ou réchauffe), donnant un supplément de poussée de 11 à 12% environ. Ce dispositif présente l’avantage d’éviter un surdimensionnement des moteurs, car la poussée maximale ne sera vraiment utile qu’au moment du passage du vol subsonique au vol supersonique (régime transsonique), lorsque la traînée de l’avion atteint un maximum d’autant plus important que ce passage s’effectue à une altitude élevée. Or, comme nous le verrons plus loin, pour des raisons de bruit, on a intérêt à ce que ce court passage du transsonique s’effectue le plus haut possiblr0
Autre avantage : en cas de besoin, il sera facile de doubler le taux de réchauffe, sans toucher au moteur. Le supplément de poussée atteindrait alors 20%.

Pourquoi Mach 2 ?

A partir du moment où un gain en vitesse était la raison d’être de l’appareil, il était intéressant d’aller le plus loin possible dans cette voie. Faire un avion capable de voler à 1500 km/h était par exemple plus simple et plus facile. Mais la loi du progrès, et celle de la concurrence exigent qu’ingénieurs et industriels fassent toujours le mieux possible : cette loi est impérative car il existera toujours, si elle est transgressée, un concurrent pour étudier et vendre l’avion que vous n’aurez pas su faire. Et la vitesse en aviation teste le facteur de progrès n° 1.

Ceci dit, pourquoi précisément Mach 2, ou plus exactement Mach 1 à Mach 2,2 (2100 à 2350 km/h) ? Essentiellement pour des raisons métallurgiques.
La matière aéronautique par excellence est en effet l’aluminium et ses alliages. A partir de 130°C, ces alliages fluent, c’est-à-dire admettent des déformations permanentes incompatibles avec la bonne tenue d’une structure d’avion. A moins d’abandonner l’aluminium, il fallait donc adopter la vitesse maximale compatible avec une température de 130°C pour les pièces structurales. Par suite de l’échauffement cinétique, cette vitesse, précisément, est de Mach 2,2.
En réalité, le problème n’est pas tout à fait aussi simple. La résistance au fluage n’est pas seule à intervenir : la résistance à la fatigue, la résistance aux criques (propagation des fissures), les possibilités d’usinage sont des éléments tout aussi importants. Le rendement global de l’avion et de ses moteurs s’accroissant par ailleurs avec la vitesse, on ne pouvait prendre des marges trop importantes vis-à-vis des températures admissibles : Concorde était donc condamné à être de la classe Mach 2/Mach 2,2.
Dans cette étroite fourchette, le choix de la vitesse de croisière dépend alors de la durée de vie sans réparations structurelles majeures. L’avion devant être utilisable pendant douze à quinze ans, cela impose une durée de vie de 40.000 à 45.000 heures ; pour obtenir cette durée de vie, il faut accepter un léger sacrifice sur la température admissible, donc sur la vitesse : ainsi Concorde sera-t-il parfaitement utilisable à Mach 2,2, mais les compagnies auront intérêt, pour atteindre la durée de vie recherchée, à ne l’utiliser sur les longs trajets qu’à Mach 2,05, ce qui n’aura d’ailleurs qu’une faible répercussion (quelques minutes de vol) sur la durée d’une traversée transatlantique.

L’alliage de base utilisé, l’UA2GN, n’a été adopté qu’après des années d’essais intensifs portant sur des milliers d’échantillons et sur des éprouvettes structurales représentatives. Pour certaine pièces, en particulier au niveau des nacelles motrices qui sont l’objet d’un double échauffement (à l’échauffement cinétique s’ajoute celui dû aux moteurs), le titane et les aciers inoxydables sont cependant utilisés.

Ci-dessus : La carte des températures d’équilibre du revêtement, en croisière à Mach 2,2 à 18.000 mètres d’altitude. Les zones les plus chaudes sont celles de la pointe avant et du bord d’attaque de l’aile : aussi ce dernier, d’ailleurs très mince, ne participe-t-il pas à la résistance structurale.
Au-delà de Mach 2,2, il aurait fallu abandonner les alliages légers, et adopter le titane et les aciers inoxydables. Leur métallurgie, leur utilisation pour réaliser des structures légères (par soudage) auraient nécessité de longues études et des essais très coûteux. C’est précisément ce que voulaient éviter les constructeurs de Concorde, et les difficultés rencontrées maintenant aux Etats-Unis pour mettre au point le projet d’avion de transport à Mach 2,7 prouvent, à posteriori, le bien-fondé de la prudence européenne.

Essais au sol

Depuis plusieurs années, des tronçons de plus en plus importants de la cellule sont soumis à des essais structuraux dans des conditions simulées d’échauffement cinétique.
Deux cellules complètes seront utilisées dans la dernière phase de ce programme : l’une pour des essais statiques, à Toulouse, l’autre pour des essais de fatigue, à Farnborough, en Grande-Bretagne. Les essais sont conduits à une cadence assez rapide pour pouvoir couvrir à l’avance l’exploitation du premier avion de série. Ils ont donc déjà commencés sur des éléments partiels de la cellule, baptisés « éprouvettes“, mais des éprouvettes pesant plusieurs tonne et longues parfois de plus de 10 mètres. Quant à l’échauffement de ces éprouvettes, il nécessite de puissants émetteurs infrarouges, qui permettent de reproduire à volonté la montée en température de l’avion au cours d’un vol, et des dispositifs frigorifiques, pour obtenir le retour rapide à une température normale.
Ces essais structuraux sont importants, mais ils ne sont pas les seuls. Tous les systèmes de l’avion, c’est-à-dire les circuits hydrauliques et électriques et les équipements qu’ils commandent ou alimentant sont l’objet d’essais systématiques, d’abord de mise au point, ensuite d’endurance. Ces essais s’effectuent sur des simulateurs dont la taille atteint parfois celle de l’avion, lorsqu’il faut reproduire la longueur de canalisation ou l’emplacement respectif des organes actionnés : c’est le ca, en particulier, des commandes de vol et du train d’atterrissage (banc de simulation hydraulique de Toulouse).

Un tel luxe de moyens s’explique en bonne partie par les températures qui seront atteintes ; les avions militaires bi-soniques avaient déjà permis de défraichir le problème, en particulier le « Mirage IV, capable de voler une demi-heure à Mach 2,2. Mais Concorde devra pouvoir voler cinq fois plus longtemps à cette vitesse ! Et l’échauffement touche aussi bien la structure que les réservoirs, les canalisations, une bonne partie des équipements.

L’ampleur du programme des essais et des moyens mis en oeuvre est donc sans commune mesure avec ce qui s’était fait jusqu’ici. Elle fait par ailleurs apparaître sous un jour nouveau le premier vol, qui ne peut être raisonnablement accompli que lorsque les essais au sol ont donné toute satisfaction, non seulement dans les laboratoires et sur les simulateurs, mais aussi sur l’avion lui-même. La date de ce premier vol, pour importante qu’elle soit, n’a plus la même signification que celle d’un avion classique ; elle prouve surtout qu’un certain nombre d’étapes ont été franchies, aucune impasse n’étant admise. Et il n’y a rien d’étonnant à ce que le premier vol de Concorde ne puisse se dérouler avant la fin de cette année (1), c’est-à-dire un an après la première sortie d’atelier de l’avion (11-12-1967).
(1) – La date du 28 février 1968 avait été choisie il y a plus de trois ans comme date objective, parce qu’il fallait bien se fixer un but, pour les machines comme pour les hommes. Mais les huit mois de retard constatés maintenant ne sont pas entièrement perdus : pendant ce temps, les essais en laboratoires continuent. Par contre, il a été décidé d’utiliser un avion de série de plus pour les essais d’endurance en vol, ce qui permettra de compenser en partie ce retard.

Chapitre II : Description de Concorde

La conception du premier avion de transport supersonique repose pour l’essentiel sur une idée directrice : obtenir le meilleur résultat aux moindres risques, c’est-à-dire en limitant au maximum l’utilisation des techniques trop nouvelles, ou mal connues.
Premier d’une nouvelle génération d’appareils de transport, et non dernier des avions classiques, comme l’écrivit, non sans quelque injustice, un polémiste, « Concorde“ présente d’ailleurs un certain nombre de particularités, et notamment un nez basculant, un système de transfert en vol du carburant (pour modifier le centrage), des entrées d’air et des tuyères d’échappement à géométrie variable, un système de navigation à inertie, etc. D’autre part, le vol supersonique prolongé pose des problèmes techniques nouveaux : la structure de l’appareil et ses systèmes ont dû être conçus de manière à supporter des différences de température sans précédent.
Cependant, la conception et la construction de l’avion sont restées classiques, autant que faire se pouvait.

Aérodynamique

Pour simples qu’elles soient en apparence, les formes extérieures de l’appareil résultent de raffinements aérodynamiques très complexes. Plus de cinquante souffleries subsoniques et supersoniques ont participé en France et en Grande-Bretagne à l’étude aérodynamique de Concorde, qui est ainsi le fruit d’une optimisation très poussée.
Un des objectifs de base était de créer un avion ayant de bonnes qualités de vol et capable de s’adapter aux procédures d’exploitation existantes, sans exiger un traitement de faveur de la part des autorités de contrôle de la circulation aérienne. Il fallait en particulier obtenir aux faibles vitesses (350 à 400 km/h), c’est-à-dire six fois moins que la vitesse de croisière) une portance suffisante et de bonnes qualités de maniabilité.
Des améliorations successives ont donc été apportées à la voilure ; c’est ainsi que la flèche du bord d’attaque, au voisinage du fuselage, a été accrue par l’adjonction d’onglets, qui font passer cette flèche de 63,5° à 76° environ. Cette modification a les conséquences suivantes :
– l’épaisseur relative de la voilure à l’encastrement est diminuée, ce qui est favorable au rendement en vol supersonique.
– le volume disponible pour placer le carburant se trouve augmenté dans une zone intéressante pour l’équilibrage de l’avion.
– le centre de poussée est avancé également, ce qui était intéressant pour des raisons d’architecture générale.

– enfin les deux nappes tourbillonnaires qui, aux grandes incidences, prennent naissance au bord d’attaque de la voilure, sont mieux fixées, et plus intense. Or ces nappes induisent à l’extrados de l’aile une forte dépression, qui est à l’origine d’un supplément de portance fort utile aux basses vitesses.
Inversement, la flèche de bord d’attaque a été diminuée vers les extrémités de la voilure, ce qui à permis également d’améliorer la portance aux basses vitesses, au prix d’une très faible augmentation de traînée en supersonique.

On a obtenu ainsi la forme en plan dite « gothique”, qui représente le meilleur compromis possible entre les exigences de vol rapide et celles du décollage ou de l’atterrissage.
Mais la forme en plan n’est pas la seule à compter : le « squelette“ de la voilure, c’est-à-dire la répartition des incidences (vrillage) et de la cambrure des profils, constitue un autre facteur important de rendement général. Ce squelette a été longuement calculé et essayé à l’ONERA afin d’obtenir, compte tenu de la présence du fuselage, la plus faible traînée possible. De même une légère cambrure du bord d’attaque a été ajoutée, afin de diminuer l’amplitude du recul du centre de poussée lors du passage transsonique, phénomène classique mais délicat à compenser sur une aile delta non empennée.
Le dièdre (angle formé par les plans dans lesquels s’inscrivent chaque demi-aile) a été optimisé afin d’obtenir une bonne stabilité latérale (tenue en roulis).

Le fuselage a été soigneusement étudié afin d’obtenir une traînée minimale en croisière supersonique ; la pointe avant cependant, lors du vol lent à grande incidence (près de 20°) devenait considérablement génante pour le pilote, qui ne pouvait plus venir devant lui au moment précis où il en avait le plus besoin. Cette pointe est donc devenue basculante ; au décollage, elle est abaissée de 5°; à l’atterrissage elle est abaissée de 17,5°. Ce système a donné beaucoup de soucis aux ingénieurs ; et ils en ont profité pour le compléter avec une visière escamotable, chargée, en vol supersonique, de protéger les glaces frontales du poste de pilotage. En croisière, en effet, la visibilité vers l’avant devient inutile : les radars météorologiques ou anti-collision sont alors beaucoup plus sûrs que l’appréciation visuelle d’un pilote se déplaçant à quelques 650 m/s.
Notons pour terminer que la voilure ne comporte aucun dispositif hypersustentateur ; sur un « delta” pur, ces dispositifs ne peuvent être utilisés, car il faudrait en équilibrer l’action, sur le plan longitudinal, par le braquage d’une gouverne d’empennage. La décision de se passer d’empennage à d’ailleurs été critiquée par certains aérodynamiciens qui auraient préféré une disposition en « canard“, avec un petit plan équilibreur placé à l’avant. Mais il en aurait résulté un alourdissement, une interférence fâcheuse avec la gouverne de direction, et une complication de l’appareil, en particulier dans le cas où ce plan équilibrateur aurait été escamotable. Cette solution ne fut donc pas retenue (Lockheed, pour son projet d’avion Mach 3 était d’ailleurs arrivé à la même conclusion).

Les seules gouvernes subsistant, en dehors de la gouverne de direction, sont donc les six élevons qui occupent le bord de fuite de l’aile. Les élevons, braqués dans le même sens, assurent le pilotage longitudinal (profondeur) ; braqués différentiellement, ils assurent le pilotage latéral (roulis).
Une dernière précision : la finesse de l’avion, c’est-à-dire le rapport entre la portance et la traînée aérodynamique, est de 7,7 en vol supersonique, et de 12,8 en vol subsonique (elle atteint 20 sur Caravelle). Ce résultat peut être considéré comme remarquable pour un avion supersonique à géométrie fixe.

Structure

Assez classique, la structure est conçue pour éviter toute conséquence grave d’une défaillance locale (principe fail-safe). Le maillage est très serré. On a fait très largement appel à des éléments de grande dimension fraisés dans la masse ; cette technique permet de gagner du poids tout en assurant la robustesse la plus grande (suppression d’une bonne partie des rivets).
La structure de la voilure comporte un quadrillage de longerons et de nervures, qui incorpore les réservoirs de carburant (réservoirs intégraux) et supporte les nacelles motrices et le train d’atterrissage principal. Les tôles de revêtement sont constituées par des panneaux intégralement raidis (fraisés dans la masse,, que l’on retrouve également dans le fuselage, à hauteur des hublots.
Le fuselage est formé par des panneaux de revêtement à lisses très rapprochées, fixés sur des cadres nombreux et formant une coque cylindrique, ou légèrement bilobée dans la zone pressurisée. Les pointes avant et arrière, très effilées, sont par contre non pressurisées.

Les nacelles accrochées sous la voilure comprennent les entrées d’air, réalisées en alliage léger, et des structures en acier ou titane qui supportent et abritent les moteurs et leurs tuyères.
Des précautions particulières ont été prises pour réduire au maximum les contraintes thermiques apparaissant au cours des périodes transitoires de vol (accélération et décélération transsonique) ; en vol supersonique, l’appareil s’allonge d’ailleurs de plusieurs dizaines de centimètres. Mais le problème serait beaucoup plus grave pour un avion « Mach 3”, dont le revêtement supporterait des températures d’environ 300°C !

Propulsion

Concorde est propulsé par quatre turboréacteurs Olympus 593B, réalisés par Rolls-Royce, Bristol Siddeley et la SNECMA. Chaque nacelle renferme deux moteurs placés côte à côte mais entièrement indépendant.


Le moteur proprement dit comprend un compresseur à double corps, dont chacun est entraîné par sa propre turbine, et un système de combustion à huit tubes à flammes entourés d’une chambre annulaire. Les turbines sont refroidies en partie par de l’air prélevé sur le compresseur ; il en est de même pour les roulements. Un tel moteur fonctionne dans une ambiance très sévère : la compression de l’air – due à la vitesse – dans les manches d’entrée d’air entraîne en effet une température d’admission de 127°C sur la face amont des compresseurs. Les températures sont ensuite augmentées proportionnellement dans tout le moteur, qu’il doit être énergiquement refroidi par une circulation d’air prélevé dans les manches d’entrée : mais cet air est déjà à une température assez élevée….


D’autre part, les entrées d’air elles-mêmes sont à géométrie variable : l’écoulement interne est en effet fort différent selon le régime de vol, subsonique ou supersonique. Dans ce dernier cas, un système d’ondes de choc apparaît, qu’il faut stabiliser et utiliser au mieux pour que l’alimentation en air du compresseur soit assurée correctement. (Une géométrie fixe n’eût été acceptable que jusqu’à Mach 2,3 ou Mach 2,4, encore aurait-il fallu accepter une certaine perte de rendement).

Ainsi s’explique l’extraordinaire complexité des nacelles, à l’intérieur desquelles circulent de l’air primaire, de l’air secondaire et de l’air tertiaire. A la partie supérieure de la manche d’entrée, une rampe à incidence variable règle la position des ondes de choc et fonctionne en relation avec des vannes de décharge situées sur leur surface inférieure. Inversement, une trappe auxiliaire s’ouvre automatiquement aux basses vitesses, afin que le débit d’air reste suffisant. La régulation de ce système est assurée par un petit calculateur électronique, commandant des vérins à action ultra-rapide.

Ce calculateur tient compte de nombreux paramètres propres au moteur ou aux conditions extérieures (pression et température) et permet donc, à chaque instant, d’obtenir la meilleure alimentation possible des Olympus.
En cas d’extinction d’un moteur, il permet également d’obtenir la fermeture quasi-instantanée de la manche d’entrée correspondante : ainsi évite-t-on que les perturbations aérodynamiques internes créées par l’arrêt d’un moteur ne remontent le long de la manche et gênent l’alimentation du moteur jumeau.
Mais si la nécessité d’alimenter correctement en air les moteurs, quelle que soit la vitesse de vol, a posé quelques problèmes – dont la solution à d’ailleurs pu être contrôlée grâce à la réalisation des bancs géants du Centre d’Essais de Propulseurs de Saclay (1) – la réalisation de la tuyère d’éjection, confiée à la SNECMA, s’est révélée franchement ardue.
(1) – Ces bancs d’essais, dits « haute altitude“ permettent de reproduire fidèlement les conditions d’utilisation réelles des moteurs : on alimente donc ceux-ci avec de l’air à la température et à la pression nécessaires, et on extrait ensuite le jet de gaz issu du moteur, toujours en reproduisant les conditions de pression extérieures qui seraient celles de vol. Pour ce faire, il est nécessaire de disposer d’une énorme source de puissance – près de 100.000 chevaux -, constituée par les chaudières à vapeur d’un croiseur. Une installation équivalente existe en Grande-Bretagne à Pyestock, au NGTE (National Gas Turbine Establishment), mais l’utilisation combinée des bancs d’essais du CEP ou du NGTE n’est pas de trop pour mettre au point l’Olympus de Concorde.

Cette tuyère remplit en effet cinq fonctions essentielles :
– augmentation de la poussée par injection de carburant dans le jet (système dit de réchauffe ou de postcombustion).
– inversion de poussée.
– diminution du bruit d’éjection (silencieux escamotable, dont la justification est donnée plus loin).
– conservation des performances optimales du moteur au moyen d’une tuyère primaire à section variable.
– obtention d’un rendement maximal de propulsion aux vitesses supersoniques à l’aide d’une tuyère secondaire, également à section variable.
Du bon rendement de cet ensemble, hautement intégré, dépend totalement le succès de Concorde : quelques % de poussée en moins, en effet, et la consommation en carburant augmenteront d’autant. Or pour chaque kg de charge payante, Concorde emporte 7 kg de carburant. Ceci revient à dire qu’une différence de 1% sur la consommation de carburant se traduira par une différence de 7%, en sens inverse sur la charge payante. On comprendra sans peine l’impatience avec laquelle sont attendus les résultats des mesures, en vol, de la consommation kilométrique réelle.
L’inverseur de poussée, de type classique, utilise deux obstacles en forme de coquille qui, placés dans le flux d’échappement, rejettent celui-ci vers des grilles placées sous les nacelles et l’extrados de l’aile. Ces grilles dévient finalement le jet à 45° vers l’avant : on obtient ainsi une poussée inverse égale à 55% de la poussée maximale. Ce freinage est précieux à l’atterrissage car son efficacité est indépendante de l’état de la piste ; de plus, il permet de moins solliciter des freins de roues, objets ‘un échauffement intense.

L’immobilisation de Concorde sur la piste exige en effet, à partir de l’atterrissage, l’absorption de l’énergie cinétique d’une masse de 100 tonnes lancée à quelque 300 km/h, soit 400 millions de joules.
La fabrication des Olympus fait appel à des techniques classiques ; le compresseur est cependant réalisé en partie en titane, ou en alliage réfractaires. Quant à leur mise au point, elle s’appuie sur un programme très étendu : 30.000 heures d’essais, dont plus de la moitié en vol, et en particulier 250 effectuées sur un banc d’essais volant constitué par un bombardier « Vulcan” transformé.

Les systèmes

Le circuit de carburant est probablement le système le plus original : il remplit en effet, en sus de sa fonction de base, deux rôles particuliers :
– modification en vol du centrage de l’avion.
– absorption des excédents de chaleur dégagés par certains des autres systèmes.
La première de ces fonctions est due au fait que le centre de poussée de l’avion se déplace vers l’arrière pendant l’accélération transsonique, et revient vers l’avant en fin de vol, lors de la décélération. L’utilisation de moyens aérodynamiques pour compenser se déplacement du centre de poussée serait possible, mais entraînerait un accroissement de la traînée aérodynamique, donc de ka consommation de carburant.

Acceptable sur un bombardier (volant peu de temps en régime supersonique), cette solution a donc été abandonnée sur Concorde au profit d’un transfert de 8 tonnes de carburant vers l’arrière, puis vers l’avant. Ce transfert est assuré par un double circuit de pompage, entre des réservoirs dont le carburant reste de toute façon utilisable pour le vol. La variation de centrage obtenue représente environ 4,5% de la profondeur moyenne de l’aile (47,7 mètres) soit 1,25 mètre.
La deuxième de ces fonctions est tout aussi originale. Le combustible est utilisé comme source froide pour évacuer les calories en excédent provenant du système de conditionnement d’air, des circuits hydrauliques, des alternateurs, et de l’huile de graissage des réacteurs. Des échangeurs de chaleur sont donc placés sur les tuyauteries de circulation de carburant.
Signalons encore que les réservoirs sont au nombre de dix ; le carburant utilisé est du kérosène aviation classique, soigneusement purifié.
La génération électrique de base comporte quatre alternateurs sans balais, tournant à 8000 t/mn, entraînés à vitesse constante par les turboréacteurs. Chaque alternateur à une puissance normale continue de 60 kVA sous 115/200 volts et délivre un courant à 400 Hz.

Cette génération électrique, volontairement surabondante est conçue pour maintenir toutes les servitudes en parfait fonctionnement avec une voie de génération en panne et pour permettre à l’avion de voler avec deux et même trois générations en pannes.
Parmi les servitudes, citons la commande des moteurs, l’alimentation et le transfert de carburant, la commande des vérins actionnent les gouvernes, le fonctionnement des équipements de navigation et de télécommunications, le dégivrage des bords d’attaque des entrées d’air et de certaines parties de la voilure.
La même philosophie se retrouve dans le système de génération d’énergie hydraulique. Celle-ci est utilisée pour toutes les servitudes exigeant une puissance instantanée importante : gouvernes, dispositif de sensations musculaires (qui restitue au pilote une partie des efforts subis par les gouvernes), train d’atterrissage, freins, nez basculant, géométrie variable des entrées d’air, etc. Le système hydraulique comprend donc trois circuits indépendants, dont un de secours. La pression d’utilisation – 275 bars – est très élevée, car elle assure une grande rapidité de réponse au minimum de poids.

Le fluide utilisé est un fluide haute température, possédant un modèle de compressibilité élevé, et pouvant résister sans détérioration à des températures variant de – 60 à + 220°C. Le système hydraulique, en fait, fonctionnera dans une plage de température allant de 40° C à + 120°C.

Pilotage et navigation

Les gouvernes, composées de six élevons et de deux éléments de direction, sont actionnées par des servos-commande électro-hydrauliques ; chacune est composée d’un vérin hydraulique à double corps, irréversible ; l’asservissement des gouvernes aux indications données per le pilote, ou plus exactement par le pilote automatique, s’opère par un système complexe, aux multiples redondances, conçu de façon à garantir à la fois la sécurité et des qualités de vol agréables. Un système classique de commandes purement mécanique n’aurait pu donner des résultats satisfaisant en vol supersonique, ce dernier exigeant par exemple, pour assurer un minimum de confort et de maniabilité, l’utilisation d’une stabilisation automatique que seule l’électronique, associées= à l’hydraulique peut apporter.
La navigabilité à longue distance sera assurée sur Concorde avec toute la précision désirable par trois systèmes à inertie indépendante, constitués par des plateformes gyroscopiques à inertie associées à des calculateurs numériques. Ce système est le seul à être autonome, dont à ne pas faire dépendre le vol de l’avion d’aides extérieures, qui peuvent se révéler insuffisantes sur certains parcours, ou fonctionner de façon défectueuse.

En complément, l’équipage disposera de deux systèmes classiques de radiocompas, fournissant aux pilotes les informations de distance et de cap. Les systèmes de navigation peuvent être couplés au pilote automatique pour la navigation en croisière, et pour l’atterrissage automatique.
Un radar météorologique d’une portée de 550 kilomètres signalera la présence de perturbations atmosphériques sur la route suivie, suffisamment à l’avance pour permettre de les éviter. L’utilisation des futurs satellites aéronautiques, dont la mise en service sur l’Atlantique Nord est déjà envisagée au milieu de la prochaine décennie, est prévue : les premières études concernant la mise en place d’antennes ont commencé.
Le poste de pilotage de Concorde a été conçu spécialement pour un équipage de trois personnes seulement : un pilote, un co-pilote et un ingénieur navigant, chargé de la conduite et de la surveillance des différents systèmes. Bien entendu, sur un appareil aussi rapide, les calculs de navigation sont confiés à des calculateurs numériques placés sous le contrôle des pilotes, ces derniers profiteront aussi immédiatement d’un affichage des renseignements nécessaires à la conduite de vol.
Les sièges supplémentaires est cependant prévu pour un quatrième homme d’équipage. Il existe en effet pour tout nouvel avion une contestation quasi-permanente entre les syndicats de navigants et les compagnies sur la composition minimum de l’équipage.

La cabine

De section presque constante, la cabine est longue de 39,5 m. Sa largeur – 2,6 m – permet de placer quatre sièges de front en aménagement « touriste“, et trois siège en aménagement 1ère classe. Cette cabine ne
comporte aucune cloison structurale, les compagnies pourront donc l’aménager à leur guise. Quant à la hauteur au droit du couloir central – 1,96 m – elle autorisera une circulation normale.
Avec une installation comportant les toilettes, vestiaires et offices nécessaires, l’appareil pourra transporter 128 passagers répartis en rangées de quatre sièges (deux + deux) espacées de 0,86 centimètre. Un volume de 22 mètres cubes est alors disponible pour les bagages, le fret et la poste. Il s’agit là d’un aménagement standard, conforme aux exigences des compagnies les plus difficiles.

D’autres aménagement sont cependant possibles ; en réduisant le volume des installations annexes, et des soutes à bagages, il sera possible de transporter jusqu’à 144 passagers ; cette possibilité peut se révéler intéressante sur étapes moyennes.
L’évacuation rapide de tous les passagers, telle qu’elle est maintenant exigée par les nouvelles règles de sécurité, sera possible en quatre-vingt-dix secondes. Il existe en effet six portes d’accès, et des essais ont été effectués en utilisant une maquette en vraie grandeur de l’avion, installé à Filton.

Chapitre III : Production de l’appareil

Le constructeur de Concorde est organisé dans le cadre d’une coopération entre la France et la Grande-Bretagne entièrement intégrée. Le but est d’utiliser pleinement et efficacement les moyens de production et l’expérience des quatre industriels chefs de file de l’opération, étant entendu que si, pour l’ensemble du projet, l’accorde de novembre 1962 passé entre les gouvernements prévoit un partage rigoureusement égal des frais, du travail et des recettes entre les deux pays, la répartition des charges de travail correspond cependant à une certaine maitrise d’oeuvre, française pour la cellule, et britannique pour les moteurs : cette distorsion voulue, et croisée, correspond d’ailleurs parfaitement à la capacité et au génie propre de chaque constructeur. De plus, une stricte égalité serait difficilement compatible avec l’obtention d’une efficacité maximale.
Dès le départ, la répartition des charges a donc été fixée de lla façon suivante :
– Cellule : 60% pour Sud-Aviation, 40% pour la British Aircraft Corporation.
– Moteurs : 33,5% pour la SNECMA 66% pour Bristol Siddeley.

En ce qui concerne les équipements, la règle globale est la même. Mais, pour chaque équipement, les firmes françaises et britanniques ont été tenues de s’associer, sauf en ce qui concerne le train d’atterrissage, réalisé entièrement par Hispano-Suiza (train principal) et Messier (train avant). Dans certains cas (navigation inertielle par exemple), une assistance technique a été demandée à des firmes américaines. Dans l’ensemble, cependant, les équipements de Concorde sont franco-britanniques.
En ce qui concerne la cellule, un organisme de direction conjointe a été créé, à l’échelon directorial, pour la production, les études, le financement et les ventes. Ce Comité des Directeurs Avions à une présidence tournante : Sud-Aviation en 1964-1965, BAC en 1966-1967, Sud-Aviation à nouveau en 1968-1969. Un Comité de Gestion des Officiels lui correspond sur le plan gouvernemental.

La subdivision de la cellule en ensembles de modification importants est la clé de voûte de la coopération industrielle, car les diverses usines de Sud Aviation et de la BAC reçoivent en fonction de cette subdivision, la responsabilité de l’étude et de la réalisation complète de chaque ensemble.
Ces ensembles, dont chacun n’est fabriqué que par une seule usine (donc sans aucune duplication) sont ensuite livrés aux deux chaînes d’assemblage final installées, l’une à Toulouse, l’autre à Filton (près de Bristol). Les moyens de transport les plus variés sont utilisés : camion, wagon spécial, bateau, avion-cargo…
Une répartition a été adoptée, déterminée de telle façon que la décomposition des fabrications soit aussi proche que possible de celle des études.
Sud-Aviation fabrique la voilure, la partie du fuselage associé à la voilure, et les élevons. Plusieurs industriels français lui sont associés, dont Dassault.

Ci-dessus : Répartition de la fabrication : en gris les parties produites par la France

La BAC, fabrique le fuselage avant et sa pointe basculante, le fuselage arrière, la dérive, le gouvernail de direction et les nacelles motrices. Les deux constructeurs se sont également partagé la responsabilité de l’étude et de la réalisation des divers systèmes.
Sud-Aviation est responsable de l’hydraulique, des commandes de vol, des équipements de navigation et de télécommunication, et de la partie alimentation du conditionnement d’air.
La BAC est responsable de l’installation électrique, des circuits de carburant, des équipements et commandes des moteurs, de l’alimentation en oxygène, des dispositifs de protection contre le feu, de la distribution de l’air conditionné et du dégivrage.
Chaque industriel peut choisir ses fournisseurs là où il le désire. De nombreux croisements illustrent une imbrication très complexe des études et des fabrications ; la seule obligation est d’aboutir, globalement, à l’égalité de charges entre les deux pays. Des négociations parfois délicates ont donc préludé aux choix définitifs (quelquefois différents pour les prototypes et les avions de série), mais cet inconvénient est propre à toute coopération….
En ce qui concerne les moteurs, la répartition est beaucoup plus nette puisque Bristol-Siddeley – devenu entre temps Rolls-Royce – est responsable du moteur proprement dit, et la SNECMA de l’ensemble d’éjection. En fait, pour respecter la répartition 1/3-2/3, Rolls-Royce sous-traite certaines fabrications à la SNECMA.

Un avion entièrement usiné

Une des particularités de l’appareil réside dans le fait que la quasi-totalité des pièces sont usinées ; c’est une solution coûteuse, mais c’est la seule compatible avec une recherche systématique de l’allégement, de la sécurité et d’une reproductivité rigoureuse.
Le fraisage dans la masse est donc généralisé ; l’approvisionnement est alors surtout constitué par des plaques épaisses de 25 à 50 mm (100 tonnes par avion pour la seule part de Sud-Aviation !), et non par les habituelles tôles minces, (4 t seulement par avion). Le deuxième procédé de construction est le panneau en nid d’abeille d’acier brasé (élevons, gouvernail, certaines parties de nacelles motrices).

Si l’assemblage, en général par soudure par points, n’a pa posé de problèmes vraiment nouveaux, l’usinage proprement dit a été par contre l’objet d’études très poussées, car l’utilisation des machines existantes, trop chères et trop universelles, eût été coûteuse. Les premières études lancées dans ce domaine datent de 1961. Elles ont abouti par exemple à l(utilisation des grandes fraiseuses dotées d’un dispositif de commande numérique par bandes magnétiques, mis au point en Grande-Bretagne (Ferranti).
La réalisation des bandes à partir du dessin d’une pièce s’opère en général en deux étapes, la première permettant de corriger les erreurs. Il s’agit d’abord de confectionner un programme afin de déterminer le parcours de la fraise. Ce programme, élaboré par un spécialiste – le programmeur – figure sur une fiche à partir de laquelle est établie une bande perforée standard qui est ensuite remise à un centre de calcul. Ce dernier détermine de façon détaillé tous les points intermédiaires. Plus les moyens de calculs sont puissants, moins il est demandé au programmeur. Du centre de calcul, sort la bande magnétique qui, indéfiniment, permettra de faire fabriquer autant de pièces qu’on le désire.
L’avantage de cette méthode est énorme. D’abord avec la possibilité de modifier rapidement une pièce, ou de passer à une autre échelle : il suffit de refaire la bande magnétique correspondante, et le calculateur assure l’essentiel du travail. Ensuite avec la souplesse de fabrication qu’elle introduit, car le long et fastidieux réglage des machines disparait en bonne partie (sans compter les risques d’erreur). On peut donc utiliser au mieux le parc des machines, passer d’une fabrication à une autre au gré des besoins immédiats.

La vraie richesse de l’atelier réside alors non seulement dans son parc de machines, mais aussi dans son stock de programmes, c’est-à-dire dans les armoires contenant les bandes magnétiques enregistrées, et soigneusement protégées.
Bien entendu, il faut disposer de moyens de calcul puissants. Sud Aviation utilise plusieurs ordinateurs, dont un CDC 3600 à Courbevoie. Il n’existe en Europe que trois centres capables d’établir de telles bandes magnétiques : Sud-Aviation, Rolls-Royce et Ferranti). Le contrôle des bandes est effectué à Toulouse avec des machines à tracer, qui permettent de vérifier la bonne concordance entre le tracé réel d’usinage, et le tracé d’origine.
En amont, la fabrication de Concorde fait également appel à des moyens nouveaux : afin d’éliminer les déformations – dues à de contraintes internes – lors de l’usinage des grosses pièces, on utilise des plaques épaisses pré-étirées. Dans ce but, et juste à temps pour Concorde, la CEGEDUR a mis en service dans son usine d’Issoire un laminoir pouvant traiter des blocs de 500 mm d’épaisseur, et un banc de traction d’une force de 4000 tonnes, pouvant traiter des tôles jusqu’à 15 mètres de longueur, 3,2 mètres de largeur et 180 mm d’épaisseur. Cette machine est largement utilisée pour le programme Concorde.
Bien entendu, la production et la programmation des opérations d’usinage sont planifiées par les centres de calcul dont disposent les deux constructeurs. Parallèlement, les laboratoires de recherches étudient sans relâche les progrès des procédés de fabrication, des méthodes de travail, des équipements, des matériaux, afin de pouvoir améliorer à chaque dois que cela se révèlera possible, l’économie et le rendement de la production.

Cadence de sortie

La fabrication des deux appareils de présérie est maintenant sérieusement avancée, et l’assemblage des avions de série commencera en 1970. La première année, une douzaine d’appareils seront construits, mais la pleine cadence (trois avion par mois) ne sera atteinte qu’en 1972-1973. Le cycle de production, initialement de 34 mois, s’abaissera ensuite progressivement à 28 mois.

Actuellement, 16 compagnies ont pris des options payantes sur 74 avions. L’estimation du marché pour 1975 oscille entre 200 et 250 avions, mais cette prévision est fondée sur des hypothèses très prudentes : interdiction des vols supersoniques au-dessus des continents, coût du billet nettement plus élevé, avance de Concorde sur ses concurrents supersoniques de la deuxième génération limitée à trois années. Si les compagnies passent des commandes massives dans un an, et exigent d’être livrées rapidement, tout le problème sera de concilier ces exigences et les pointes de livraison correspondantes avec un étalement des fabrications souhaitable sous l’angle de l’économie.

Chapitre IV Les essais en vol

La mise au point en vol de Concorde demandera trois années environ, jusqu’à ce que soit obtenu le Certificat de Navigabilité (CDN) qui donne aux compagnies le droit d’utiliser l’appareil de façon commerciale.
Sept appareils seront utilisés pour l’obtention du CDN. A l’origine, six avions devaient suffire à cette tâche. Mais compte tenu des dates de sortie réelles, il a été jugé plus sage de prévoir sept appareils. Ce seront :
– les deux prototypes (001 et 002).
– les deux avions de présérie (01 et 02).
L’
– les trois premiers avions de série (1, 2 et 3).
L’avion de présérie 01 volera théoriquement à Filton le 31 décembre 1969, le 02 à Toulouse le 28 février 1970. L’avion tête de série (n° 1) doit voler à Toulouse le 30 juin 1970, le n° 2 à Filton deux mois plus tard, le n° 3 à Toulouse fin novembre de la même année. La mise en service de l’appareil étant en principe prévue pour le milieu de 1971, on constate donc que le premier avion de série volera un an avant sa mise en service ; ce délai s’explique par la répartition des tâches entre les appareils, et un nombre d’heures de vol très élevé.
Près de 4200 heures de vol sont en effet prévues avant la délivrance du CDN : encore celui-ci sera-t-il délivré avant que l’appareil ne soit certifié pour l’atterrissage tous temps (150 heures de vol supplémentaires) et l’atterrissage sur terrains situés en altitude (60 heures de vol). Soit, finalement, près de 4400 heures de vol….

La répartition des tâches sera la suivante :
– les prototypes serviront à la mise au point du nouvel avion.
– les appareils de présérie seront utilisés pour la mise au point des systèmes électroniques, électriques et hydrauliques les plus délicats, et pour la certification (conformité aux règlements).
– les appareils de série seront utilisés, le premier pour la mise au point et la certification, les deux suivants d’abord pour la certification, ensuite pour les vols d’endurance en ligne non commerciale.
On estime en effet que la mise au point proprement dite demandera 1915 heures de vol, dont 1135 sur les prototypes, 613 sur les deux avions de présérie, et 165 sur l’avion tête de série, la certification exigera 750, et l’endurance 1500 heures. Ces chiffres résultent bien entendu et à mesure que le programme des essais se déroulera. De plus, la répartition des essais entre les appareils construits en France et ceux construits en Grande-Bretagne restera relativement souple, principalement en ce qui concerne les avions de présérie, lorsqu’il s’agira d’essayer des équipements différents. Par contre, les deux prototypes ont des tâches bien . précises à remplie ; mais, par souci de sécurité, ils sont interchangeables et sont dotés des mêmes installations d’essais.
La nature de ces dernières, et la répartition des essais entre les deux prototypes donnent une bonne idée de l’importance et de la complexité de la mise au point du premier avion de transport supersonique.
Trois mille paramètres indépendants on été en effet définis par les bureaux d’études dont la meure est considérée comme indispensable ; pour chaque phénomène considéré, ces mêmes bureaux ont défini la précision souhaitable, la bande passante, le moment où la mesure devra être faite, et sa cadence.
La masse d’informations à enregistrer, puis à traiter est telle qu’il a fallu abandonner les moyens classiques (en général enregistrements sur bandes photographiques) et utiliser des enregistrements sur bandes magnétiques, qu’il est possible de traiter ensuite plus ou moins automatiquement.
Les phénomènes statiques ou quasi-statiques (fréquence inférieure à 5 Herz) sont l’objet d’enregistrement, numériques échantillonnés ; les appareils utilisés ont des bandes magnétiques à 32 pistes, et ont été étudiés spécialement pour Concorde.

Les phénomènes à fréquence plus élevée sont par contre enregistrés en modulation de fréquence ; il s’agit par exemple du flutter, des mesures acoustiques, des vibrations touchant la structure même de l’avion, etc…
Mais, par sécurité, les paramètres essentiels (255) sont également injectés en permanence dans un enregistreur d’accident, placé à l’arrière de l’appareil, et capable de résister à n’importe quel accident ou au feu (les appareils de série en seront également dotés).
Enfin, 47 enregistrements graphiques permettront aux trois ingénieurs de vol de contrôler de visu, en permanence si nécessaire l’évolution de certains paramètres, par exemple lors des essais d’atterrissage automatique, sans compter 355 répétiteurs et des enregistreurs photographiques à très large bande, qui faciliteront l’exploitation de certaines mesures (plus de 250).

Télésurveillance sur Concorde 001

Ce n’est pas tout. Les essais en vol de l’hélicoptère lourd « Super Frelon” avaient été considérablement accélérés et facilités par l’utilisation d’un système de télésurveillance : par radio, les mesures effectuées sur quelques paramètres essentiels étaient transmises au sol, enregistrées, mais aussi surveillées en permanence par des ingénieurs confortablement installés devant les écrans d’oscillographes cathodiques. Ce système de télésurveillance, unique en Europe (il est également utilisé chez Dassault pour la mise au point du « Mirage G“ à flèche variable) est prévue sur Concorde, mais à très grande échelle : 69 paramètres seront donc contrôlés au sol, afin d’être maintenus dans des limites acceptables. Ces paramètres concernent par exemple les phénomènes de flutter lors de l’ouverture progressive du domaine de vol (accroissement de la vitesse), et la position des lignes de noeuds de vibrations au sein de la structure, en fonction du nombre de Mach.
Utilisée exclusivement sur le prototype 001, la télésurveillance a exigé la mise en place au sol d’installation spéciale de réception à Saint-Nazaire, Marseille et Toulouse. Elles sont complétées par des installations de réception et d’émission an photo (radio VHF) implantées dans ces mêmes villes et à Bristol. Et une liaison avec le Centre d’Essais en Vol de Toulouse est assurée par des lignes téléphoniques spéciales : la sécurité ainsi sera peu à prêt absolue, et les ingénieurs au sol pourront toujours entrer instantanément au contact direct avec l’équipage de l’avion.
Quel sera l’échelonnement des essais ? Le prototype 001 aura le redoutable honneur d’ouvrir le domaine de vol, c’est-à-dire d’explorer progressivement toute la gamme des vitesses et des altitudes. Lors de cette ouverture, il est nécessaire de procéder très prudemment, car des phénomènes de résonance (flutter) entre les efforts aérodynamiques et les réponses élastiques des divers éléments de la cellule (gouvernes en particulier) peuvent toujours survenir brutalement, malgré des calculs préalables poussés et des essais très complets. Ces phénomènes risquent d’apparaître en particulier en régime de vol transsonique (entre Mach 0,9 et Mach 1,2). Ainsi, la montée en nombre de Mach sera donc très progressive.

Sept phases d’essais sont ainsi prévues sur le prototype 001 :
– Phase 1 : vol en régime subsonique, à l’intérieur du domaine de vol débloqué à la suite des essais de vibration effectués au sol, au cours de l’été 1967, avec le concours de l’ONERA.

– Phase 2 : fin des essais en régime subsonique (jusqu’à Mach 0,93 environ) y compris les essais de flutter par excitations forcées en vol, au moyen d’impulsion créées artificiellement. Ces essais, longs et délicats, permettent de vérifier la validité des calculs et des essais au sol.
– Phase 3 : essais en vol supersonique jusqu’au début d’utilisation du système à géométrie variable des entrées d’air des moteurs (Mach 1,3 environ).
– Phase 4 : pointes jusqu’à Mach 2.
– Phase 5 : vol continu jusqu’à Mach 2,1/2,2.
– Phase 6 : exploration du vol à grande incidence (jusqu’à 20°).
A l’intérieur de ces phases d’essais, le prototype 001 aura en charge la mise au point générale des systèmes, les essais systématiques d’aérodynamique et les mesures de qualité de vol, les essais structuraux (flutter, élasticité), les essais de commande de vol, la mise au point du pilote automatique et du système de navigation, les essais du système de conditionnement d’air, des systèmes hydrauliques, etc…

Le prototype 002 aura de son côté en charge :
– les essais systématiques des moteurs et de l’installation motrice (réservoirs, pompes, régulation des entrées d’air).
– la détermination des performances.
– les essais des systèmes électriques du système de dégivrage.
Les essais en vol subsonique intéresseront plusieurs zones situées en partie autour de territoires habités. Les essais en vol supersonique prolongé (croisière à Mach 2) se dérouleront, par contre, sur un segment situé au-dessus de l’Océan Atlantique et reliant Dakar à un point situé au nord-ouest de l’île de Man. Tous ces essais s’effectueront sous le contrôle radar du Centre d’Essais en Vol. Enfin, les mesures de bruit, bang supersonique inclus, seront effectuées dans la région d’Istres grâce à une chaîne de microphones déjà utilisée pour des mesures analogues effectuées avec un Mirage IV : ainsi sera-t-il possible à la fois de mesurer le niveau sonore vrai, et de vérifier les lois d’extrapolation, encore imparfaitement connues malgré les essais effectués aux USA, avec le bombardier Mach 2 B-58 (deux fois plus lourd que le Mirage IV) et le prototype, expérimental Mach 3 B-70.
Lors de ces essais, les équipages pourront utiliser, malgré la cabine intégralement pressurisée, des scaphandres aériens afin de parer au risque de décompression brutale. Ces équipages seront composés de deux pilotes, d’un ingénieur mécanicien, d’un navigateur et de trois ingénieurs d’essais. Ces hommes se sont longuement entraînés sur le simulateur de pilotage installé à Toulouse.
Notons enfin que cinq types de moteurs correspondant à cinq domaines d’utilisation, seront successivement utilisés : bien entendu ces moteurs sont des Olympus 593-B, mais parvenus à des stades de mise au point différents :

– Essais de roulage : moteur standard C.S.o.
– Essais en vol jusqu’à Mach 1,6 : standard C.S.1 (poussée limitée à 13,6 tonnes, potentiel de fonctionnement de 50 heures).
– Essais en vol supersonique prolongé : standard C.S. 3 (16,2 tonnes de poussée, même potentiel).
– Essais d’endurance : standard C.S.4 potentiel plus élevé).
Le plus étonnant, devant la complexité de ces essais, réside dans le nombre relativement modeste des heures de vol prévues pour la mise au point proprement dite, soit moins de 2000 heures. L’utilisation des enregistreurs de vol à grande capacité, et de la télésurveillance expliquent cette modicité.

Dépouillement automatique des essais

En revanche, le dépouillement au sol des essais en vol exigera un travail dont le volume serait incompatible avec la cadence demandée si des ordinateurs n’étaient pas systématiquement utilisés : un ensemble électronique de dépouillement automatique des engagements numériques à dont été mis en place à Toulouse ; il fonctionne depuis déjà plusieurs mois. L’âme en est un calculateur CII dont la mémoire à tores de ferrite à une capacité de 32.768 mots de 24 moments, et un cycle de base de 1,75 μs.

Avec ses unités périphériques associées (lecteurs de carte et de ruban, imprimantes, tables traçantes), il permet de sortir en 18 minutes 100 courbes représentant en fonction du temps l’évolution de 100 paramètres durant 3 heures (durée maximale pratique d’un vol) : les ingénieurs aurons ainsi très rapidement, après chaque vol, les résultats leur permettant de préciser leurs observations et de décider, pratiquement sans délai, de la poursuite des essais.
La BAC dispose à Filton d’une installation identique, dotée du même ordinateur CII. Tous les résultats sont d’ailleurs stockés sous une même forme, facilement exploitable par n’importe quel calculateur de chaque société.

Chapitre V Exploitation de l’appareil

L’insertion de Concorde dans le trafic aérien civil posera des problèmes opérationnels qui n’ont encore jamais été rencontrés ; ces problèmes sont essentiellement dus à la vitesse de l’appareil et à son altitude de vol ; les constructeurs se sont donc efforcés d’en tenir compte très tôt, au stade de la conception de l’avion. Mais un bureau d’études ne peut tout prévoir ; aussi, une collaboration a-t-elle été établie de façon régulière avec les futurs utilisateurs et avec les autorités chargées de réglementer la circulation aérienne : Ministère des Transports ou de l’Aviation, OACI (Organisation Internationale de l’Aviation Civile).
Cette collaboration a été matérialisée, en particulier, par la création d’un comité au sein duquel se retrouvent les constructeurs de l’avion et les trois grandes compagnies ayant commandé un Concorde : Air France, British Overseas Aircraft Corporation et Pan American Airways. Il a d’ailleurs un rôle multiforme : les problèmes que poseront la mise en service de l’appareil sont bien entendu étudiés, mais ce comité à également pour but de rechercher une définition standard de Concorde dans le domaine des aménagements et de l’équipement. Ainsi évitera-t-on non seulement de réaliser des aménagements trop différents pour chaque compagnie – ce qui finit toujours par grever le coût de fabrication – mais aussi de doter les appareils d’équipements électroniques différents choisis par chaque compagnie. A chaque changement d’équipement, il faut en effet procéder à des essais de qualification et de compatibilité encore plus coûteux que les simples modifications d’aménagement.
Concorde sera donc proposé aux compagnies avec des équipements que, sauf exception, il ne sera pas question de modifier : le niveau de performances exigé des équipements étant d’ailleurs très élevé, toute modification de révèlerait plus délicate que sur un avion classique, et les compagnies hésiteront à demander à leurs frais, des changements importants. Encore faut-il pouvoir leur imposer une standardisation acceptable par toutes : d’où la précaution prise de les associer à la réalisation de l’appareil, tant par le biais d’un comité ad hoc, que par des campagnes d’information régulièrement organisées.

Problème N° 1 : le bang supersonique

Revenons aux problèmes opérationnels. Le plus significatif auquel sera confronté Concorde – comme tous les autres avions de transport supersonique – sera le problème du bang sonique, qui résulte des discontinuités de pression au sol provoquées essentiellement par les ondes de choc émanant des pointes avant et arrière d’un avion en vol supersonique.

◄ La signature de l’avion : c’est la courbe de variation de pressions ressenties par un observateur qui traverse le système d’ondes de choc associé à l’avion. Cette signature s’affaiblit avec la distance et prend finalement la forme d’un “N”.

Comme nous l’expliquons par ailleurs, l’intensité d’un bang dépend de la masse de l’avion et de son altitude de vol. Plus l’appareil est lourd, et plus le bang risque d’être violent, cela toutes conditions égales (altitude de vol, trajectoire, carte des pressions et températures de l’atmosphère) ; mais plus l’appareil se trouve à haute altitude, et plus l’intensité du bruit sera, pour un observateur resté au sol, amortie par dissipation de l’énergie sonore à travers la masse d’air.
Les “bangs” seront les plus intenses lors de la phase d’accélération transsonique de l’avion, pour deux raisons :
– parce que l’appareil a pratiquement encore son poids maximal (peu de carburant consommé).
– par suite des effets de focalisation (superposition des ondes de choc) qui se produisent alors inévitablement, en entraînant l’apparition du “superbang ».
On s’est donc efforcé de déterminer une procédure de vol visant essentiellement à réduire l’intensité du bang de localisation et à la localiser. Fort heureusement, pour une loi de montée et d’accélération donnée après le décollage, la position au sol de la zone “superbang” est bien déterminée par rapport à la trajectoire de l’avion, et se situe à une distance bien définie du point de lâcher des freins. Dans une certaine limite, on pourra donc choisir la zone touchée.
La procédure suivie consiste d’abord à monter à Mach 1,1 soit légèrement en dessous du Mach de coupure (Mach 1,15 environ pour un avion volant au-dessus de 11.000 mètres), c’est-à-dire du nombre de Mach minimal de vol pour lequel un bang se produit et parvient effectivement au sol. On évite ainsi une focalisation involontaire, à l’altitude la plus élevée permise par les performances de l’avion. Ensuite, le pilote accélère en palier à cette altitude jusqu’à ce que l’avion rejoigne la loi de montée normale.

Ci-dessus : Intensité du bang enregistré au sol lors du passage transsonique et pénalisation en carburant en fonction du type de montée choisie.
Cette procédure, notons-le, introduit une légère pénalisation en carburant par support à la loi optimale de montée. Mais elle permet de diminuer du “superbang » de focalisation et à pour conséquence de le reporter plus loin du lieu de décollage. A titre indicatif, le calcul donne les résultats comparatifs suivants pour un avion de la classe de Concorde :
– Procédure optimale de montée sous l’angle de la consommation de carburant : le “superbang” se produit lorsque l’appareil est à 110 km du lâcher des freins, et la variation de pression atmosphérique au passage de l’onde de choc frontale est proche de 15 millibars ; après une nette diminution jusqu’à 0,7 millibars, cette variation de pression remonte ensuite à 1,1/1,2 millibars pour se stabiliser enfin (appareil en croisière à Mach 2 et 18.000 mètres d’altitude) à une valeur quasi constante de 6,7 millibars.

– Procédure de minimalisation du supersonique : le “superbang » se produit alors à quelque 300 ou 350 kilomètres du point de départ, grâce à une accélération en palier à 12.000 mètres d’altitude. Mais la consommation supplémentaire en carburant peut atteindre une tonne ; elle est due essentiellement au fait que l’appareil franchit Mach 1 à une altitude de vol supérieure à l’optimale, et que la traînée de l’avion n’est plus minimisée.
Sur la grande majorité des parcours long-courrier, il sera d’ailleurs possible d’établir les plans de vol de façon à placer la phase d’accélération transsonique soit au-dessus de la mer, soit au-dessus de régions désertes ou très peu peuplées.
En fait, l’intensité des bangs de Concorde sera assez limitée pour ne provoquer au sol aucun dommage matériel, et tout le problème consiste à savoir, pour les zones habitées, si la population acceptera de supporter le fameux bang : ce problème est encore très mal connu, non par manque de données techniques sur le bang, mais par manque de connaissances sur les réactions humaines individuelles et surtout collectives.
De toute façon, si les vols supersoniques ne devaient être autorisés que sur les régions inhabitées, il serait toujours possible à Concorde de voler en régime subsonique au-dessus des terres : la pénalisation sera faible sous l’angle économique, car la consommation kilométrique est à peu près la même à Mach 0,9 et à Mach 2.

Dans le cas des liaisons Europe-Amérique, par exemple, ce problème risque surtout de se poser pour des appareils décollant de Zurich, de Francfort ou de Rome, mais non de Paris ou de Londres puisque la mer est proche. Les compagnies perdront alors quelques minutes, ou dizaines de minutes, mais cette perte sera de toute façon inférieure à celle qu’entrainerait la rupture de charge représentée par un changement d’appareil : subsonique classique pour rejoindre Paris ou Londres, supersonique ensuite à partir de Paris.
On notera également que le problème est identique de l’autre côté de l’Atlantique. En ce qui concerne la traversée des Etats-Unis, par contre (4000 kilomètres) une interdiction totale de survol supersonique interdirait évidemment la mise en service de Concorde sur le réseau intérieur américain. Cette éventualité n’est pas à écarter, surtout après la récente prise de position de l’Académie des Sciences américaine (Cette Académie considère que le vol supersonique au-dessus des territoires habités sera impossible). Mais il est actuellement strictement impossible de prévoir ce qui se passera réellement, c’est-à-dire de déterminer la réaction des populations puisque l’expérimentation à très grande échelle – faute d’avions de la classe de Concorde n’a pu être faite.

Le bang supersonique

Observé pour la première fois aux USA, il y a une vingtaine d’années, lorsque les avions militaires purent dépasser (en piqué) le mur du son, le bang sonique ou détonation balistique ressemble à un coup de tonnerre ; il résulte du passage de l’onde de choc émise par un avion au point où se trouve l’observateur.
Avec l’apparition des avions volant normalement en régime supersonique, les bangs se multiplièrent et devinrent plus violent. Lorsqu’il fut question de réaliser des avions de transport supersoniques, la nécessité apparu d’intensifier les études et recherches déjà engagées dans ce domaine. C’est ainsi que la FAA (Federal Aviantion Agency) organisa il y a trois ans l’expérience d’Oklahoma au cours de laquelle cette ville subit 1200 bang en six mois. La résistance des constructions, comme les réactions de la population, furent ainsi étudiées à une échelle importante. Des essais complémentaires intensifs, furent également effectués dans des régions désertiques sur des constructions-étalons.
La théorie du bang sonique est compliquée, car les variables sont nombreuses. Lorsqu’un avion se déplace dans l’air, il induit autour de lui des variables temporaires de pression, de même nature qu’un ébranlement sonore. Ces variations se propagent donc dans l’atmosphère à la célérité du son (environ 500 m/s), d’où l’apparition d’ondes sphériques centrées sur le point d’émission, c’est-à-dire l’avion.
Ce dernier, lorsque sa vitesse est inférieure à la vitesse locale du son, restera donc toujours à l’intérieur de l’onde sphérique émise à un instant donné. Si, au contraire, sa vitesse est supérieure à la vitesse locale du son, l’analyse géométrique montre que les sphères porteuses des ébranlements sonores émis successivement en chaque point de la trajectoire s’inscrivent, toujours à un instant donné, dans un cône « enveloppe”, dont l’avion est le sommet et sur lequel les ébranlements sonores se cumulent.

Ce cône constitue ainsi une surface de discontinuité, baptisée cône ou nappe de choc. Les ébranlements sonores ne sont perçus qu’à l’intérieur de cette nappe : à l’extérieur, rien ne peut être perçu, ce qui revient à dire que l’atmosphère n’est pas avertie de l’arrivée de l’avion.

A gauche, propagation des ébranlements sonores d’un avion volant à la vitesse subsonique. A – B et C sont les positions successives de l’avion aux instants 0,1 et 2 espacés d’une seconde. A l’instant 2, l’ébranlement sonore produit en A au temps O se trouve sur la sphère centrée en A de rayon AL (600 m), tandis que l’ébranlement sonore produit en B à l’instant 1 se trouve sur une sphère de rayon BK (300 m). L’avion, en C reste à l’intérieur des sphères de propagation.
A droite, propagation des ébranlements sonores lorsque l’avion vole en régime supersonique. Les sphères sont sécantes, et admettent un cône enveloppe dont le sommet est en C. L’avion traîne derrière lui cette nappe de choc et ne peut prévenir l’atmosphère.
La vitesse de l’avion par rapport à la célérité locale du son apparait donc comme un facteur essentiel : c’est la raison pour laquelle a été introduite la notion du nombre de Mach, égal à ce rapport.
Cette nappe de choc, lorsqu’elle atteint le sol, détermine une ligne d’iso-perception, ou ensemble des points où le bang est perçu au même instant. Cette ligne est en arrière de l’avion : l’observateur placé au sol ne perçoit le bang que lorsque l’avion l’a dépassé (de 5 à 10 kilomètres pour un avion volant à Mach 2 et 15.000 mètres d’altitude). Ainsi tout se passe comme si l’avion, supposé ici se déplaçait en vol rectiligne et à vitesse constante, traînant derrière lui son onde de choc.

Mais l’atmosphère n’est pas homogène : aussi le cône de choc se déforme-t-il, la propagation des perturbations étant influencée par les variations de la vitesse du son induites par les variations de température (la vitesse du son est en effet proportionnelle à la racine carrée de la température absolue). Il nous suffira de dire ici que les rayons caractéristiques qui définissent la géométrie des nappes de choc se recourbent vers le haut dans le cas où le gradient des températures est classique (dans une atmosphère standard, la température diminue avec l’altitude, et la vitesse du son également).
Cette courbure à deux conséquences :
– la ligne d’iso-perception au sol a la forme d’un segment de pseudo parabole, de longueur limitée. La bande de terrain touchée par le bang a donc une largeur finie, qui s’accroît avec l’altitude de vol et la vitesse (70 kilomètres environ pour un avion volant à Mach 2 et 18.000 mètres).
– par suite du redressement des rayons caractéristiques, ces derniers peuvent largement de sol, et même ne pas y parvenir du tout. Il existe donc un nombre de Mach minimal en deçà duquel le bang n’est pas perçu au sol : c’est le Mach de coupure, voisin de 1,15 pour un avion volant à plus de 11.000 mètres.
Notons encore que les variations de pressions ressenties au sol (de l’ordre du millibar) ne sont pas plus importantes que celles provoquées par un vol subsonique : mais elles sont beaucoup plus brutales ; c’est la raison pour laquelle elles sont perçues, plus ou moins intensément.

Il existe une formule, dite de “Whitham », qui permet de calculer l’intensité du bang, c’est-à-dire la variation de pression atmosphérique. Elle fait intervenir en autres facteurs :
– le nombre de Mach.
– l’altitude.
– les caractéristiques de l’avion (longueur et diamètre équivalents, poids, forme).


Ci-dessus : La zone au sol touchée par la nappe de choc. Cette zone aura une largeur “L » allant de 39 kilomètres pour un appareil genre “Concorde” volant à Mach 1,3 et 11.000 mètres d’altitude à 89 kilomètres pou un appareil volant à Mach 2 et 18.000 mètres.
L’intensité du bang augmente avec le nombre de Mach, les dimensions et le poids ; elle diminue avec l’altitude. D’autre part, il est possible d’étudier une forme d’appareil rendant la variation de pression moins brutale : mais le recours à cette possibilité complique le dessin de l’avion, et l’alourdit. Le gain réel est alors discutable, et cette solution n’a pas été retenue : il est préférable de réduire l’intensité du bang sonique par des procédures opérationnelles adéquates (vol à la plus haute altitude possible, accélération transsonique horizontale) qui peuvent cependant entraîner une consommation supplémentaire en carburant.

Lutte contre les décibels

Le deuxième, mieux circonscrit, s’est le bruit des moteurs. Contrairement à ce qu’on pourrait supposer à priori, le niveau de bruit de Concorde n’excédera pas celui des grands quadriréacteurs actuels, ni sur les aérodromes, ni dans leur voisinage immédiat. Dans certains cas, importants d’ailleurs, il sera même moins gênant ; pour surprenante qu’elle soit, cette affirmation s’explique parfaitement.
Tout d’abord, une remarque préliminaire. La seule considération du niveau sonore dans le spectre des fréquences émises, ne suffit pas, il faut également faire intervenir la durée et la répétition des agressions sonores, l’augmentation prévisible du trafic aérien incite donc les compagnies et les autorités aéroportuaires à exiger une diminution du niveau sonore admissible à chaque passage de l’avion ou à chaque décollage : non pas tant pour que le niveau collectivement obtenu est jugé actuellement, insupportable, mais parce que dans l’avenir, les avions seront plus nombreux.
En contrepartie, il faut tenir compte de la durée de chaque bruit, durée qui va en diminuant au fur et à mesure que s’accroit la vitesse de vol et de décollage. Ainsi, à degré de nocivité égal, l’avion plus rapide pourrait se permettre d’être légèrement plus bruyant. L’accoutumance, l’effet de surprise, le profil de croissance et de décroissance du niveau sonore en fonction du temps doivent également être pris en considération.

Les études gardent donc obligatoirement un caractère subjectif. Cela dit, le niveau actuel de bruit engendré par les avions (entendons par les moteurs et par les hélices) au voisinage des aéroports est certainement à la
limite de ce qui est supportable, et que les avions futurs ne devront en aucun cas être aussi bruyants que les avions d’aujourd’hui. Il est même souhaitable que l’objectif fixé aux ingénieurs soit d’obtenir dans de bonnes conditions de rentabilité un niveau de bruit inférieur, principalement au décollage, au début de la montée, et à l’approche de la piste lors de l’atterrissage. Concorde étant un avion de la prochaine décennie, le problème de cette réduction du niveau de bruit des moteurs revêt ainsi une importance accrue.
Le bruit d’un turboréacteur a deux sources : les parties mobiles (turbines et surtout compresseurs), et la tuyère d’éjection. Lorsque le développement des turboréacteurs, la source du bruit la plus gênante était la tuyère d’éjection : tous les efforts se portèrent donc sur les silencieux d’éjection et un certain résultat fut obtenu, assez faible toutefois.

Tableau ci-dessus : Bruits comparés sur les aéroports de “Concorde” et des “jets ».
Apparurent ensuite les turboréacteurs à double flux, dotés de soufflantes frontales de grand diamètre et à fort débit. Ces soufflantes induisent, même à bas régime, des bruits à fréquences élevées. Par contre, ces mêmes moteurs à double flux bénéficient d’un bruit d’éjection plus faible, les vitesses de sortie des jets coaxiaux de gaz chauds et froids étant abaissées. Le bilan est cependant négatif, car le sifflement de sirène du compresseur, très désagréable devient prépondérant pendant l’approche.
Dans ces conditions, les motoristes ont été amenés à rechercher, cette fois, des procédés pour diminuer le bruit du compresseur. En jouant sur le nombre d’aubes et l’espacement des étages, en supprimant le carter d’aspiration et ses bras, en insonorisant enfin la manche d’entrée d’air (quand il y en a une), des résultats non négligeables ont été acquis.

Il a même été envisagé de supprimer la presque totalité de l’énergie sonore émise très directement vers l’amont (c’est-à-dire l’avant) par les compresseurs ou les soufflantes en employant un col sonique, à peu près imperméable à la remontée du bruit. Sur un avion subsonique, un tel col sonique est difficile à créer économiquement car il faudrait utiliser un dispositif escamotable du genre diaphragme. Sur les avions supersoniques, par contre, dont les manches d’entrées d’air ont obligatoirement une géométrie variable, il sera peut être possible d’utiliser une solution de ce genre, en accroissant le domaine de déplacement des éléments mobiles.

Mais revenons à Concorde : les turboréacteurs Olympus qui équipent l’appareil sont de toute façon à simple flux ; cela présente du moins l’avantage de ne pas avoir à craindre le bruit du compresseur, nettement inférieur à celui des moteurs à double flux qui équipent tous les quadriréacteurs actuels. Seul subsiste donc pour Concorde le problème du bruit d’éjection, avec cette circonstance aggravante que la présence d’un dispositif de réchauffe – utilisée jusqu’ici exclusivement sur les avions militaires – complique légèrement la situation.
A vrai dire, les avions militaires sont très bruyants car ils utilisent une réchauffe (ou postcombustion) fonctionnant à un taux élevé, qui assure une augmentation de poussée pouvant aller jusqu’à 70%. Sue l’Olympus de Concorde, il s’agit simplement d’une réchauffe légère, dont le taux sera compris entre 9 et 14%. Le supplément de bruit sera donc de l’ordre de 1PNdb (dérivée du décibel, le PNdb est utilisé pour mesurer le bruit effectivement perçu par l’oreille humaine).
Ceci dit, l’Olympus étant par lui-même un très gros moteur, avec une vitesse d’éjection corporelle, l’utilisation d’un silencieux devenait indispensable. Chargée de résoudre le problème, la SNECMA a réussi à créer un silencieux escamotable agissant comme les silencieux classiques par injection d’air frais dans le jet. Cet injecteur, a pour caractéristique suivantes :

 Efficacité.
 Poids : 30 kg par moteur.
 Perte de poussée au décollage : 2 à 3%.
 Perte de poussée en croisière : 0% (silencieux escamoté).
Ce dernier point est absolument essentiel : tous les silencieux en service, non escamotables, entraînent en effet une perte de poussée, c’est-à-dire en définitive une consommation supplémentaire de carburant. De plus, en diminuant la poussée disponible, ils réduisent la sécurité au décollage. Enfin puisque la poussée est diminuée, l’appareil monte moins vite et reste donc plus longtemps au voisinage du dol, d’où réduction de l’efficacité réelle.

Schéma de la tuyère d’éjection

Dans le cas de Concorde, l’utilisation de silencieux escamotables accroîtra au contraire la sécurité puisque si une panne de moteur survient au décollage, l’escamotage instantané des silencieux permet de ramener de 23 à 25% la perte de poussée.
Finalement, et compte tenu des mesures effectives lors des essais de ce silencieux, on a calculé que le bruit d’éjection de Concorde au décollage sera, comparée aux avions long-courriers actuels :
– inférieur en survol, de 3 à 6 PNdb.
– égal en bruit latéral, sauf localement, où il sera d’environ 1 PNdb plus grand.
Pour cette raison, la SNECMA continue ses recherches ; les ingénieurs estiment pourvoir encore gagner ultérieurement 2 à 3 PNdb, peut-être 5.
Remarquons encore que le rapport poussée/poids de Concorde est très élevé. L’appareil accélèrera donc et décollera rapidement, et la perte de poussée due au silencieux ne sera absolument pas gênante. Le régime des moteurs pourra même être réduit très tôt après le décollage afin de diminuer encore le bruit. Paradoxalement, c’est donc grâce à des moteurs très puissants, permettant à l’appareil de s’éloigner rapidement du sol que le niveau sonore est abaissé.

Le mythe de l’ozone

Les détracteurs de l’avion de transport supersonique firent grand cas, il y à quelques années, du terrible danger que représenterait l’ozone, présent en quantités importantes aux altitudes de vol prévues. La quasi-totalité de l’ozone atmosphérique se trouve entre 10 et 50 km, où il est produit par le rayonnement solaire ultraviolettes (de longueur d’onde inférieure à 2000 Angstrôms) agissant sur l’oxygène moléculaire ; et la concentration en ozone, vers 15/20 kilomètres et 19.10-6 : or le maximum admissible pour un être humain est généralement évalué a 0,1. 10-6, la mort pouvant parvenir pour des concentrations de 10 à 30. -10-6. Il semblerait donc qu’il y ait lieu de s’alarmer.
En réalité, les équipages des bombardiers américains B-52 volant à haute altitude n’ont jamais été incommodés. Et même : on ne détecte pas d’ozone dans leur cabine. L’explication est simple : l’air de pressurisation et de climatisation est prélevé sur les compresseurs des moteurs, où il passe par une phase d’élévation de température importante. Or l’ozone se dissocie très facilement en oxygène moléculaire, surtout aux fortes températures et en présence d’un catalyseur. C’est précisément le cas du B-52, un filtre catalyseur étant chargé de débarrasser l’air des vapeurs d’huile qui peuvent le souiller. Un système analogue étant prévu sur Concorde, les ingénieurs n’ont dont aucune inquiétude de ce côté.

Gênantes radiations

Plu sérieux est le problème du rayonnement cosmique qui sera moins absorbé par l’atmosphère : à 21.000 mètres, l’intensité de ce rayonnement est trois fois plus grande Qu’à 12.000 mètres. Cependant, Concorde restera trois fois moins longtemps en vol que les avions classiques : on peut donc estimer qu’une certaine compensation se produira naturellement. C’est vrai pour les passagers. C’est faux pour l’équipage, qui devrait alors voler que 25 heures par mois et non 75.
Toutefois, selon les constructeurs, les doses cumulatives annuelles ne dépasseront pas pour l’équipage le dixième de celles admises dans l’industrie par les règlements de sécurité. D’autres calculs, effectués aux USA, ont montré qu’un aviateur passant des heures par mois à 18.000 mètres recevait annuellement 3,6 rems, alors que l’Organisation Mondiale de la Santé a recommandé de ne pas dépasser 5 rems par an. En fait, les experts ne sont pas tous d’accord, et il y aura probablement quelques différends entre les pilotes et les compagnies.
D’autre part, il faudra tenir compte des flux protonique provenant des éruptions solaires. On s’efforce actuellement de prévoir ces éruptions. De toute façon le poste de pilotage de Concorde sera muni d’un compteur de radiations qui détectera toute augmentation soudaine de leur intensité. Le pilote pourra alors réduire l’altitude de croisière pour continuer le vol en toute sécurité.

Chapitre VI Paris-New York en 3 heures 20 minutes

Le profil d’un vol supersonique transatlantique dépendra essentiellement de calculs d’optimisation, qui ont déjà commencé en 1966. Sur un avion subsonique, en effet, de tels calculs sont relativement simples, et si les méthodes se sont perfectionnées au fur et à mesure, il reste quand même possible de déterminer le plan de vol d’un appareil au départ sans faire appel à des moyens extraordinaires : à la limite, l’utilisation d’abaques permet au navigateur de suivre une trajectoire assez proche de l’optimale, et de tenir compte, au cours du vol, des modifications que rendent par exemple indispensables l’évolution météorologique, l’encombrement des routes, ou même la nécessité de se dérouter si l’aérodrome d’arrivées est saturé.
L’analyse correcte d’un vol supersonique est plus complexe, car il est nécessaire de tenir compte de données supplémentaires, telles que la montée et la croisière anti-bang (l’appareil peut être obligé de repasser en régime subsonique sur un tronçon de son trajet), des variations de vent et de température, l’obligation de changer d’altitude en cas d’augmentation du taux de radiation à la suite d’éruption solaire…

Depuis deux ans, un ordinateur est déjà utilisé pour des analyses de routes très complètes, dans le cadre d’un programme baptisé CORA (Computer Operations Route Analysis). Ces études de route ont pour but de déterminer les quantités de combustible, les temps de vol et les charges marchandes admissibles pour chaque route donnée, et ce dans les conditions données de température, vent, réserves de combustibles, etc. De même, il est possible de prévoir dès maintenant, et dans le détail, les gains attendus de telle amélioration du système de navigation, de telle nouvelle procédure de vol, ou de l’utilisation de satellite de navigation.
On sait ainsi dès maintenant comment devra se dérouler un vol. Prenons le cas de Paris-New York (5900 kilomètres), vol type pour une compagnie française.
A l’heure “H” l’appareil roule sur la piste de Paris-Nord. Il pèse alors environ 171 tonnes, effectue un dernier point fixe, et le pilote lâche les freins tout en allumant la réchauffe ; 30 secondes plus tard, l’appareil a décollé au poids maximal de 170,5 tonnes et il amorce sa montée en rejoignant un premier palier à 300 mètres d’altitude. Il vole alors à Mach 0,37 et pèse 167 tonnes.

Moins de 4 minutes plus tard, il est à 6000 m et vole à Mach 0,81, Mach 1 est atteint vers 9000 mètres en 6,1 minutes, et 90 kilomètres ont été franchis (l’avion survole Evreux).
La réchauffe est allumée vers 9600 mètres, à Mach 1,05 ; elle est éteinte vers 12.800 mètres, alors que l’appareil vole à Mach 1,6 et survole les Iles Anglo-Normandes.
Mach 2,05, vitesse de croisière type, est atteint en 27 minutes, alors que Concorde a franchi près de 700 kilomètres et vole à plus de 15.000 mètres d’altitude.
Les 2000 miles nautiques (3700 kilomètres) sont atteints en 110 minutes, alors que l’appareil – qui grimpe régulièrement pendant toute sa croisière supersonique – vole à 17.400 mètres d’altitude. La fin de croisière ascendante se situe à H + 160 minutes : à 18.000 mètres, toujours à Mach 2,05 Concorde a franchi 5300 kilomètres environ.
La décélération commence alors, d’abord en palier, puis en descente : Mach 1,25 est franchi vers 15.000 mètres, Mach 1,05 vers 12.000 mètres, Mach 0,86 vers 9000 mètres.
A 3000 mètres, Concorde vole encore à Mach 0,58. La descente s’achève à 300 mètres d’altitude, à Mach 0,5, 183 minutes se sont écoulées depuis le début de la montée.
Compte tenu du temps nécessaire, au départ, à l’acquisition du niveau des 300 mètres, puis à la descente finale sur l’aérodrome de destination, il faudra donc environ 200 minutes (3h20mn) à Concorde pour relier Paris-Nord à Kennedy Airport, du lâcher des freins jusqu’à l’immobilisation de l’appareil.

Les réserves

Mais il faut prévoir tous les incidents possibles : attente sur la piste de départ, attente à l’arrivée, déroutement sur un aérodrome mieux dégagé, vents contraires….
Comme tous les avions, Concorde emportera des réserves, calculées sur des bases extrêmement sévères et datant d’ailleurs d’une époque où le transport supersonique n’était pas encore envisagé. Finalement, l’appareil emportera :
– le carburant nécessaire au vol normal, soit 69 à 70 tonnes.
– le carburant de réserve, permettant par exemple :
a) une attente de 15 minutes à 3000 mètres, à 460 km/h à l’arrivée.
b) un tour de piste de 7 minutes à 300 mètres, à 370 km/h.
c) un déroutement sur 500 kilomètres (en vol subsonique).
d) une nouvelle attente de 20 minutes à 3000 mètres.
e) un nouveau tour de piste de 7 minutes.
f) l’atterrissage.

Calculés selon les normes classiques, ces réserves représentent 16,5 tonnes de carburant, d’autant plus qu’on y incorpore encore 5% du carburant aux différences possibles de consommation, et 0,75% pour tenir compte de l’imprécision du système de jauges des réservoirs… Finalement, Concorde emportera donc plus de réserves que de charge payante puisque celles-ci atteindra 12,7 tonnes.
Ce problème des réserves est donc extrêmement important. Les unes resteront toujours obligatoires, car elles correspondent à la sécurité du vol. D’autres sont surtout là pour garantir la régularité des vols (en rendant par exemple inutile un éventuel déroutement sur un aérodrome intermédiaire) et dépendent donc surtout de la politique suivie par les compagnies. Enfin, des réseaux sont dus à l’engorgement prévisible de plus grands aérodromes, c’est-à-dire l’attente anti-économique, imposée aux appareils dès le roulement au sol, puis à leur arrivée au-dessus de l’aérodrome. Sur ce point, on peut attendre, à terme, une offensive des compagnies et des constructeurs, qui s’efforcent de faire réviser les normes de calcul des réserves, ces normes désavantage en effet l’appareil supersonique, pour lequel le temps d’attente est relativement plus important puisque son temps de parcours est plus faible. Et les turboréacteurs, au ralenti à basse altitude, consomment finalement beaucoup de carburant…

Chapitre VII Concorde et l’industrie

S’il est encore trop tôt pour évaluer l’importance du programme “Concorde » sur l’industrie en général, il est cependant possible de montrer dès maintenant certaines incidences.
Dans le domaine de la métallurgie, tout d’abord, l’adoption de l’alliage léger AU2GN sous forme de pièces laminées, étirées, puis usinés est nouvelle. Jusqu’à présent, en effet, cet alliage d’aluminium n’était utilisé que pour réaliser des pièces forgées. Les recherches entreprises pour mettre au point les méthodes de laminage, d’étirage et d’usinage ayant largement abouti, ces résultats – et les équipes de chercheurs qui les ont obtenus – sont dès maintenant disponibles. Deux moteurs de l’industrie sont déjà tout désignés pour recueillir cet héritage : le secteur spatial, et le secteur nucléaire qui s’intéressent aux alliages de la même famille que l’AU2GN.
De la même façon, l’alliage mis au point pour le canal d’éjection l’INCONEL 718, à base de nickel et à forte teneur en niobium, qui résiste jusqu’à 550°C, intéressera plusieurs secteurs avancés de l’industrie.
Toujours dans le domaine des matériaux, citons les progrès accomplit dans la métallurgie et l’utilisation du titane et de ses alliages ; on a pu de même utiliser le “Viton” produit d’étanchéité, pouvant supporter un environnement très sévère, mais difficile à mettre en oeuvre. Grâce à Concorde, le “Viton » se présente sous des formes plus aptes à l’emploi, devant autoriser une plus large diffusion.

Plus que les matériaux peut-être, les machines-outils à commande numérique seront les stimulants d’une technologie nouvelle. Ces machines avaient en effet rencontré en France un certain scepticisme ; leur développement pour le programme Concorde est un puissant facteur de promotion tant dans l’utilisation que dans la création d’un marché suffisamment important pour que l’industrie française de machines outils (Ratier-Forest en particulier) ait été incitée à produire ces mêmes machines.
Dans un premier temps, des machines classiques furent adaptées à la commande électronique, dans un second temps, des machines spéciales furent réalisées, équipées d’une électronique française. Concorde aura ainsi parrainé une machine-outil à commande numérique entièrement française.
Quant aux procédés proprement dit en partie développés ou répandus grâce à Concorde et ses moteurs, citons l’usinage chimique, l’usinage par électro-érosion, le soudage par bombardement électronique.
Citons encore dans le domaine mécanique :
– Des procédés de réglage optique des outillages de montage.
– Les méthodes de contrôle thermique, directement sur la chaîne de fabrication, qui ont retenu l’attention des industries spécialisées dans la réalisation d’ensembles complexes.
– Les matériels et les méthodes de simulation et d’asservissement.
– Les méthodes de gestion, d’opération et de transmission rapide des données.

L’Airbus, fils de Concorde

Sur un plan strictement aéronautique, l’adoption de procédés d’usinage et de fabrication ultra-modernes a déjà des répercussions heureuses sur les programmes aéronautiques à venir. Des solutions, mal connues il y a cinq ans, peuvent maintenant être adoptées sans crainte. C’est ainsi que sur le futur Airbus européen, les ingénieurs n’hésitent pas à utiliser u=en grand nombre les pièces fraisés dans la masse comme sur Concorde. De même, le train d’atterrissage de l’Airbus sera dérivé de Concorde et construit lui-même, en acier à très haute résistance : obligés de réaliser un train extrêmement compact et résistant, les ingénieurs de Messier et d’Hispano-Suiza sont parvenues à utiliser de l’acier travaillant à 180/190 kg/mm2, valeur absolument inespérée au début de cette décennie (les enveloppes de fusées atteignent seulement maintenant des valeurs comparables).

Concorde et l’espace

Enfin, Concorde est actuellement un élément déterminant dans les études, lancées en France et aux USA, des futurs satellites aéronautiques, chargés d’assurer la police de la circulation aérienne au-dessus de l’Atlantique. Ces satellites permettront en effet aux équipages de correspondre antre eux à coup sûr, et
surtout ils permettront à des centres de calcul placés au sol de déterminer avec la plus grande rapidité et une précision inégale, la position exacte de l’avion. Or Concorde aura le plus grand besoin de suivre une trajectoire optimale, car l’obliger à s’en éloigner – afin de respecter les marges de sécurité légales – entraînera une consommation supplémentaire de carburant. Avec une obligation plus précise, il sera possible de réduire de moitié les marges de circulation actuellement imposées (l’écartement latéral des routes suivies pourrait par exemple, être ramené de 120 à 60 kilomètres).

Des accords industriels stimulants

Les industriels maîtres d’oeuvre de Concorde ayant exigé de leurs sous-traitants et fournisseurs des équipements et des produits à très haute performance, ces derniers ont souvent été conduits à passer des accords industriels avec les sociétés étrangères les plus avancées dans les techniques de pointe nécessaires.
Le domaine le plus concerné est celui de l’électronique (calculateurs, pilote automatique, plate forme à inertie, instruments de radionavigation et télécommunications), en général miniaturisée ; Concorde a fourni en fait à l’industrie électronique, dans le domaine aéronautique, une très nette impulsion.
La coopération qui a découlé de ces accords a eu un triple effet :
– les sociétés françaises ont amélioré leur niveau technologique.
– leurs cadres et ingénieurs ont progressé eux aussi, ce qui a contribué à mieux les fixer en Europe ; alors que l’exode des cerveaux vers les USA est pour l’Europe un sujet d’inquiétude, Concorde constitue un remarquable pôle d’attraction et de fixation.
– ces mêmes sociétés sont maintenant mieux placées pour défendre leur position sur le marché, et éviter de tomber sous contrôle étranger à la première difficulté rencontrée.
Comme pour Caravelle en son temps, la position de fournisseur de Concorde constitue d’ailleurs désormais un véritable label de qualité.

Chapitre VIII Les concurrents

Le premier concurrent de Concorde ne sera pas américain, comme on a trop souvent tendance à le croire, mais russe : dès avril 1964, en effet, une délégation de technicien soviétiques en visite en Grande-Bretagne laissait entendre qu’un avion de transport supersonique, Mach 2, était en préparation. En juillet de la même année, le Général Loginov, directeur de l’Aéroflot, confirmai à Moscou l’existence d’un tel programme, et en septembre une délégation syndicale française, en visite en URSS, revenait avec des informations concordantes sur la mise en route du programme, dont l’aboutissement devait être un service sélectif de l’appareil dès 1970.
En mai 1965, coup de théâtre : les Soviétiques exposaient au Salon International du Bourget une maquette du Tupolev T-144, ressemblant étonnamment à Concorde : même allure générale, même aile delta du type ogival, même capacité de transport (130 passagers), même vitesse de croisière annoncée : Mach 2,2 (2330 km/h), même année annoncée pour le premier vol : 1968…. Une seule différence, non négligeable d’ailleurs : les quatre moteurs Kuzmetsov NK-144 sont à double flux, et l’installation motrice est groupée sous le fuselage, les entrées d’air étant beaucoup plus en avant. (La voilure est donc vierge de toute nacelle).

Peu à peu les caractéristiques de l’appareil furent précisées, cependant que certaines modifications étaient constatées sur les différentes maquettes exposées au Bourget et à Londres. A l’heure où nous écrivons ces lignes, le premier vol du Tupolev Tu-144 n’a toujours pas eu lieu, mais ses essais au sol ont commencé cet automne : la date du premier vol n’a d’ailleurs pas une important primordiale, celle de la mise en service étant beaucoup plus probante. Si cette mise en service a vraiment lieu en 1970, alors le Tupolev Tu-144 battra Concorde, tout au moins sous l’angle historique.
Mais sous l’angle commercial ? L’expérience des Tu-144 et des Iliouchine 18 mis en service dans certains pays, puis retirés par suite d’une exploitation et d’un entretient jugés trop coûteux lorsque la comparaison était possible avec des avions de l’industrie dite occidentale, ne constitue évidemment pas un précédent favorable. Jusqu’à présent, l’industrie soviétique a prouvé qu’elle était capable de sortir des avions excellents, mais plus difficiles à exploiter par des compagnies commerciales pour deux raisons :
– rendement commercial inférieur, dû essentiellement à un poids à vide plus élevé : l’URSS construit des avions solides, mais relativement lourds, ce qui n’a aucune importance sur le réseau de l’Aéroflot non soumis à la concurrence, mais devient déterminant sur les autres réseaux dès que joue la concurrence entre les constructeurs américains britanniques et français.
– entretien coûteux, par suite d’un réseau de maintenance insuffisant, et de l’utilisation de moteurs exigeant des révisions plus fréquentes.
Il serait cependant injuste de charger, à l’avance, le Tupolev Tu-144 des mêmes défauts. Appareil de prestige (il est le seul dont l’URSS ait annoncé l’existence largement à l’avance !), le Tu-144 bénéficiera très probablement de soins tout particuliers. Les Soviétiques n’ont même pas hésité, dans certains cas, à le doter d’équipements étrangers : la firme britannique English Electric, par exemple, a été chargée de fournir le système de génération électrique.
Les caractéristiques et performances annoncées à ce jour sont les suivantes :

 Longueur : 55 mètres.
 Envergure : 24,6 mètres.
 Diamètre du fuselage : environ 3 mètres.
 Poids au décollage : 150 tonnes (le Tupolev Tu-144, lui aussi, engraissé : en 1964 il était estimé à 150 tonnes).
 Poussée de chaque moteur : 13 tonnes sans réchauffe ; 17,5 tonnes avec réchauffe.
 Capacité de transport : 130 passagers, dont 50 en 1ère classe.
 Parcours : 6400 kilomètres.
 Longueur de décollage : 1900 mètres.
 Vitesse maximale : Mach 2,3.
 Plafond opérationnel : 20.000 mètres.

Par rapport à Concorde, on remarque donc une vitesse théoriquement légèrement supérieure (la température de surface admise serait de 130°C), une altitude de vol légèrement supérieure aussi, une motorisation plus importante, et un fuselage plus gros (5 passagers de front en classe “touriste”, contre 4 pour Concorde). Mais il est permis de douter que le poids de 150 tonnes soit suffisant pour franchir 6400 kilomètres avec une pleine charge utile.
Sur le plan technique, l’utilisation de réacteurs à double flux devrait cependant apporter une légère supériorité. Il est également question d’un système de refroidissement des surfaces les plus chaudes par circulation de carburant, système utilisé aussi sur Concorde, comme nous l’avons vu, mais uniquement au bénéfice de certains équipements.

Les USA perdent la face

Quant à la position des USA, elle se résume en une seule phrase : les Etats-Unis ont perdu la face, ou tout au moins les premières manches.
A l’origine, en effet, les industriels américains avaient pensé réaliser d’abord un avion Mach 2. Mais ils ne se pressaient pas : maîtres du marché, ils n’avaient aucune raison de prendre des risques de toute façon importante. De plus, l’industrie américaine lance des programmes d’avions civils à ses frais, et les investissements nécessaires pour un avion de transport supersonique – et même de plusieurs par suite de la concurrence – dépassaient ses moyens.

Au début, les industriels américains ne crurent pas à Concorde. Lorsqu’ils se réveillèrent, tardivement, ils ne purent relever le gant, d’autant plus que les négociations avec le gouvernement américain étaient difficiles, celui-ci n’ayant pas l’habitude de subventionner une industrie qui, pour la première fois, demandait une aide importante.
La réaction d’outre Atlantique fut alors typique : le gouvernement américain accepta de financer à 90% un programme d’avion Mach 3, en réplique à la tentative européenne de prendre le leadership. Trois années durant, des études détaillées furent faites par les constructeurs et par la NASA. Début 1967, les gagnants furent désignés : Boeing ferait l’avion, General Electric les moteurs. Et le Boeing 2707 devrait vraiment matérialiser une supériorité américaine écrasante : 300 passagers seraient transportés à Mach 2,7 (2900 km/h) à plus de 20.000 mètres d’altitude par un appareil pesant 300 tonnes, construit en bonne partie en titane, et doté d’une voilure à flèche variable, lui donnant les meilleures caractéristiques aérodynamiques possibles aussi bien en vol rapide qu’en vol lent subsonique. On écrivit alors que Concorde serait la diligence du supersonique et que la supériorité américaine en matière de management, de technologie et de choix des solutions était écrasante : le défi américain était imparable.
Or dès cette époque, des doutes s’élevaient sur la réalité des poids et des performances annoncées. Le poids du Boeing 2707, par exemple, s’orientait allègrement vers les 350 tonnes, la vitesse de Mach 2,7 n’était même pas garantie (on parlait de Mach 2,6 dans une première étape), et il se révélait que le rayon d’action, à pleine charge marchande, ne dépasserait pas 4500 kilomètres. Enfin l’utilisation à grande échelle du titane et de ses alliages ne semblait pas totalement maîtrisée.

Boeing 2707


En mai 1968 circulaient les premiers bruits d’abandon de la géométrie variable : or Boeing avait été choisi, de préférence à Lockheed (dont le projet consistait en un appareil ressemblant, en plus gros, à Concorde), parce que précisément l’aile à géométrie variable apportait des avantages non négligeables, malgré la complication et l’alourdissement de la cellule. D’autre part, les délais s’allongeaient : la mise en service n’était plus prévue pour 1974/75, mais pour 1976.
Finalement, la vérité éclatait en septembre : Boeing, qui avait dû reprendre entièrement l’étude de son projet, proposait à l’administration américaine de l’Aéronautique Civile (FAA) cinq nouveaux types de projet, dont trois à géométrie fixe, avec une voilure delta complétés sur au moins l’un de projets par un empennage avant (configuration “canard”). Et officieusement, on laissait entendre que le poids de l’avion serait ramené à 300 tonnes grâce à l’abandon de la géométrie variable. Quant au nombre de passagers, il serait plus probablement de 250.
L’appareil américain, quand il verra le jour (il volerait au plus tôt en 1972, et serait mis en service en 1977, c’est-à-dire cinq ans au moins après Concorde et six ou sept ans après le Tupolev Tu-144) traversera donc l’Atlantique un peu plus vite que Concorde : le gain de temps serait d’une vingtaine de minutes. Mais il sera peut-être plus bruyant en ce qui concerne le bang sonique (parce que plus gros), et près de deux fois plus lourd pour une capacité de transport proportionnellement identique.

Comme il sera également deux fois plus cher (environ 40 millions de dollars pièce contre 20 millions, soit 20 milliards d’anciens francs contre dix) sa supériorité risque d’être très relative.
Le défie est Européen !

Chapitre IX Dix milliards

A la veille du premier vol de Concorde, six années donc après la décision officielle de lancer un programme qui fera date dans l’histoire de l’aviation, tentons de faire un premier bilan.
Incontestablement, l’opération “Concorde » est pour l’industrie franco-britannique un puissant moyen de stimulation. Quantitativement d’abord : cinquante à soixante mille personnes sont actuellement concernées par ce programme soit plus du quart de l’industrie aéronautique française, et le neuvième environ de son homologue d’Outre-Manche. Qualitativement ensuite : pour maints industriels, le programme Concorde est un extraordinaire coup de fouet, puisqu’il exige le meilleur d’eux-mêmes ; quant aux laboratoires, ils ont dû accroître très fortement leurs moyens d’essais, les renouveler même souvent entièrement. Ainsi, l’effet d’entraînement de Concorde est-il considérable.

Mais sur le plan des investissements, le programme est extrêmement coûteux : en six années, les prévisions financières ont été multipliées par trois. La phase de développement de ce programme est en effet estimée à 7 milliards de francs (700 milliards d’anciens francs) pour les deux pays : 40% environ pour les moteurs, 60% pour l’avion et ses équipements. Cette phase, qui s’étend sur une dizaine d’années, comprend :
– les études et essais préalables.
– la fabrication de deux prototypes.
– la fabrication de deux avions de présérie.
– la fabrication de deux cellules d’essais statiques et dynamiques.
– la fabrication de 63 moteurs.
– des essais au sol et en vol (plus de 4000 heures) jusqu’à la certification.
– l’outillage de base pour la fabrication de série.
Ne sont pas compris les approvisionnements nécessaires à la fabrication de série (encore que les gouvernements soient appelés à avancer, en partie, les fonds nécessaires).
Mais ce total de 7 milliards a été calculé il y a près de deux ans. En fait, et compte tenu des frais qui seront inévitablement engagés pour améliorer ensuite l’avion et ses moteurs, certains experts pensent déjà que le total de la facture ne devrait pas être loin de 10 milliards.

Soit mille milliards d’anciens francs.
Est-ce raisonnable ?
En termes strictement comptables, évidemment non : même en vendant 500 Concorde – ce n’est pas impossible d’ici 1980 – il est douteux que les deux Gouvernements puissent récupérer une part majeure de la mise de fond initiale : chaque appareil devrait en effet supporter alors, en moyenne, 20 millions au titre de remboursement de l’investissement initial. En tenant compte du coût du loyer de l’argent, et du fait que les premiers appareils (les cent premiers par exemple) seront plus onéreux à construire, c’est en fait une charge de 30 millions, peut-être plus, qu’il faudrait faire supporter par chaque avion sorti au-delà du centième : soit 30% du prix de vente annoncé.

Les adversaires de Concorde ont alors beau jeu de faire remarquer qu’il eût été plus rentable, pour une même dépense, de lancer deux ou trois programmes d’avions subsoniques : par exemple l’Airbus (dont le financement pose quelques problèmes), un “minibus », voire même un avion commercial à décollage court dérivé, du Bréguet 941.
Peut-être ont-ils raison. Mais le problème n’est pas aussi simple : rien ne prouve en effet qu’un effort financier aussi considérable eût été consenti pour des avions classiques. De plus, et sur ce point les techniciens s’opposent aux financiers, des programmes classiques n’auraient certainement pas eu le même effet moteur que le programme “Concorde”, à l’argument strictement comptable, s’oppose ainsi l’argument d’intérêt national : en réalisant Concorde, on protège et on développe même une industrie de pointe indispensable. Une telle opération s’inscrit donc dans une stratégie économique et même politique.
Si Concorde n’existait pas, ne faudrait-il pas l’inventer ?