Le rapport des quatre pilotes de ligne et des quatre mécaniciens qui ont évalué le prototype 001 du Concorde au début du mois de novembre 1969 à Toulouse présente un grand intérêt et constitue un encouragement pour Sud Aviation, British Aircraft Corporation et les compagnies ayant des options sur l’appareil. Il confirme les impressions recueillies par un collaborateur d’Interavia lors d’une visite effectuée en juillet 1969 au centre d’essais de BAC à Fairford.
Les quatre pilotes étaient Paul Roitsch de Pan American, Jimmy Andrews de BOAC, Vern Laurensen de Trans Word Airlines, Maurice Bernard d’Air France et les quatre mécaniciens navigants John Anderson de Pan American, Martial Detienne d’Air France, John Lidiard de BOAC et Eugene Manning de Trans World Airways. André Turcat et Jean Franchi, pilotes d’essais de Sud Aviation, ont chacun participé à deux des quatre vols et occupaient la place du copilote. Le mécanicien navigant de Sud Aviation était, pour les quatre vols, Michel Retif.
Chaque vol a duré environ deux heures et a comporté divers exercices destinés à familiariser le mieux possible les pilotes avec l’appareil dans le temps imparti. Le programme comprenait une évaluation des qualités de vol en subsonique, une accélération jusqu’à Mach 1,2 environ à 43.000 pieds d’altitude, un vol de croisière supersonique, des simulations de pannes, une descente et des exercices de tour de piste.
Les quatre pilotes ont fait la déclaration commune suivante : “Dans toute les conditions de vol explorées pendant cette première phase, l’appareil s’est montré agréable et facile à piloter. Même dans le cas de pannes, il n’augmente pas les charges de travail de l’équipage de façon excessive. L’entraînement des pilotes et des mécaniciens sur cet avion ne devrait poser aucun problème”.
Au cours de cette évaluation, Concorde 001 a franchi le cap des 100 heures de vol et le fait que l’appareil ait été mis à la disposition des compagnies aériennes pour une évaluation préliminaire à ce stade des essais en vol indique clairement que le programme se poursuit de façon satisfaisante.
Il apparaît à la lecture du rapport des pilotes de ligne que la conception de l’appareil et de ses circuits s’avère satisfaisante au niveau actuel du programme d’essais en vol. Les pilotes ont cependant formulé quelques réserves, notamment en ce qui concerne les instruments de vol. Ces remarques auront vraisemblablement pour effet d’alerter à temps Sud Aviation et BAC sur la nécessité d’une présentation différente sur les appareils de série.
Nous donnons dans les lignes qui suivent un résumé du rapport des pilotes : Ce rapport donne nos conclusions en ce qui concerne les qualités de vol du Concorde en subsonique et en supersonique et indique quelles sont à notre avis les mises au point à effectuer pour que l’appareil puisse être confié sur les réseaux commerciaux à des pilotes de ligne de niveau moyen, sans qu’il soit nécessaire de les soumettre à un entraînement excessif. Nous devons préciser que ce rapport n’est pas complet et qu’une évaluation du vol supersonique prolongé en croisière à Mach 2 sera nécessaire. Cependant, un domaine de vol très étendu a été exploré en détail au cours de cette première phase d’évaluation et nous devons reconnaître que la plupart des points au sujet desquels des doutes avaient pu être émis dans le passé ont été examinés.
Préparation au sol.
L’évaluation a commencé par un briefing complet par les pilotes d’essais et les mécaniciens du constructeur et un exposé sur les caractéristiques de l’avion et sur le programme de développement. Chaque pilote a ensuite effectué deux séances d’entraînement sur un simulateur de vol perfectionné doté de systèmes de mouvement cabine et de visualisation
. Au cours de la première séance, nous avons étudié en détail les caractéristiques de vol du Concorde et dépassé largement les marges de sécurité, pour déterminer les effets des erreurs graves de pilotage. La deuxième séance était une répétition du vol ; elle nous a permis d’étudier certaines procédures – par exemple l’approche sur deux moteurs. Les briefings cockpit ayant été donnés avant le vol, nous connaissons bien l’appareil et ses réactions avant d’en prendre les commandes.
Evaluation en vol.
L’évaluation, très poussée, a couvert tous les points que nous avions établis lors de notre entrevue avec les constructeurs, au mois de juin, ainsi que de nombreux autres. Il nous fut néanmoins précisé que le programme n’était pas immuable et que nous avions toute liberté d’explorer d’autres domaines si nous le désirions. Nous avons pu étudier sans aucune restriction les conditions d’urgence et de panne à l’intérieur du domaine de vol exploré à ce jour par les pilotes d’essais. Le rapport poussée-poids était celui que l’on attend des avions de série.
Après le décollage, l’appareil a été amené à l’altitude de 27.000 pieds, puis mis en palier à Mach 0,9 pour une modification d’équilibrage par transfert de carburant. La réchauffe à ensuite été allumée, les moteurs étant à pleine puissance at l’appareil a poursuivi sa montée à 360 noeuds, atteignant Mach 1 à 34.000 pieds et Mach 1,2 à 43.000 pieds. Après un vol de croisière à Mach 1,2 un moteur a été arrêté pour permettre d’étudier les conséquences d’une telle panne sur les qualités de vol. Une descente a ensuite été amorcée et à 28.000 pieds le réacteur a redémarré. On nous a alors demandé quelles autres pannes nous aimerions voir simuler (pannes à la carte !). A 12.000 pieds nous avons expérimenté diverses configurations d’approche, puis nous sommes descendus à 2500 pieds pour effectuer une approche ILS sur la piste 33L de Toulouse. Le premier jour (équipages de PAA et BOAC) le vent soufflait en rafales par le travers de la piste, conditions souvent rencontrées en exploitation commerciale. Les approches furent effectuées sans directeur de vol et la piste équipée de VASIS (indicateur visuels de pente d’approche) classiques. La première fut réalisée sans automanette et fut suivie d’une remise des gaz à 200 pieds. La seconde représentait le cas le plus difficile que nous pourrions éventuellement rencontrer : commandes de vol en mode mécanique, sans automanette et sans stabilisation automatique. La troisième approche a été suivie d’un “touch and go” avec simulation de la panne d’un moteur à la remise des gaz. La dernière approche réalisée sur trois moteurs s’est terminée par un atterrissage complet avec utilisation des quatre inverseurs de poussée et des freins de roues.
Les pilotes ont également fait quelques commentaires qui, bien que certaines modifications doivent être apportées aux avions de série, méritent d’être notés.
Poste de pilotage
Il convient d’améliorer le système de contrôle individuel de la ventilation. L’espace disponible est insuffisant, mais les sièges du prototype laissent à désirer. Le champ de vision est excellent, mais l’un des pilotes qui portaient des verres correcteurs, a remarqué que la vision à travers le pare-brise avant était réduite.
Le pilote d’Air France a fait remarquer que l’indicateur de vitesse/machmètre de secours n’était pas satisfaisant en cas de panne de la centrale anémométrique. Les autres pilotes sont également de cet avis. Une autre recommandation est que les contrôles qui suivent le démarrage des moteurs soient réduits sur les avions de série.
Manœuvrabilité
La visibilité extérieure est satisfaisante. La pression à exercer sur la pédale de frein est excessive et la course à vide est trop longue. En outre, la course de la pédale pour un freinage maximum est trop grande. Le système d’orientation des roues est satisfaisant et les manoeuvres ne posent aucun problème.
Décollage
Le contrôle au roulage est bon et l’on atteint VLOFF de manière satisfaisante. Le poids au décollage était d’environ 130.000 kilos. La montée initiale ne présente aucun problème et les effets d’une panne moteur sont aisément contrôlables. A cet égard, l’indicateur d’angle de dérapage s’avère très utile, l’horizon directeur de vol est particulièrement utile. Les forces à exercer sur les commandes ne sont en général pas excessives, mais le pilote de PAA pense que le contrôle latéral demande un peu trop d’effort pour pouvoir être effectué d’une seule main. Les pilotes de PAA et de TWA estiment que les oscillations longitudinales sur la piste aux vitesses supérieures à 140 noeuds sont désagréables, tout en restant tolérables. Ces remarques ne concernent que le premier vol de chacune des deux journées d’essais et on estime que les oscillations étaient peut-être dues au fait que l’avion avait passé la nuit avec le carburant de la mission à bord.
Montée et croisière subsoniques
La vitesse est atteinte et maintenue facilement. Le maintien du cap donne également satisfaction, ainsi que la stabilité longitudinale et latérale ; les forces à appliquer sur le manche sont acceptables. Les pannes simulées ne posent aucun problème sérieux. Le contrôle de l’appareil en vol subsonique avec centrage arrière est satisfaisant à condition de respecter les limites imposées. Le contrôle de la poussée est excellent et la maniabilité en vol subsonique donne en général toute satisfaction.
Accélération transsonique
Les modifications d’assiette dues au transfert de carburant sont satisfaisantes et les pilotes ont été agréablement surpris par le trim longitudinal nécessité pendant toute la phase transsonique. Le contrôle de la poussée et l’affichage sont satisfaisants. La maniabilité est bonne, mais pour obtenir les performances optimales de transition par mauvaises conditions atmosphériques, une forme quelconque de guidage sera sans doute nécessaire. Le maintien du cap et les changements de cap se font sans difficulté.
Vol à Mach 1,2
La maniabilité s’est révélée meilleure que prévue. L’indicateur d’angle d’attaque, l’indicateur d’angle de dérapage et l’horizon directeur de vol sont très utiles. Les effets d’une panne simulée de moteur à Mach 1,2 sont minimes et aisément contrôlables. Les caractéristiques de pilotage en vol supersonique sont généralement très bonnes.
Vol supersonique et descente subsonique
La maniabilité est très bonne. Le rallumage du moteur (à 28.000 pieds) est tout à fait normal. Le pilotage sans stabilisateur automatique donne satisfaction et l’amortissement du roulis hollandais est bon. En mode mécanique, le pilotage est satisfaisant et les forces à appliquer ne sont pas excessives.
Approches et tours de piste
La manœuvre de la visière et la visibilité extérieure donnent satisfaction. Sans utilisation du directeur de vol, il est aisé de capter le faisceau ILS et de s’y maintenir. Sans auto manette, le contrôle de la poussée est excellent et les approches avec les commandes de vol en mode mécanique sont acceptables pour certains, satisfaisantes pour d’autres. Les qualités de vol du Concorde par vent traversier sont très satisfaisantes et la remise des gaz ne pose aucun problème. Nous avons effectué avec aisance des approches sur trois moteurs et contrôlé sans difficulté une panne de moteur simulée à la remise des gaz. L’arrondi et l’atterrissage diffèrent de ceux des avions de transport subsoniques et nécessiteront un entraînement, mais les quatre pilotes de ligne ne voient là aucun problème majeur.
L’utilisation des inverseurs de poussée et des freins est normale et l’efficacité du freinage est bonne. Aucun problème n’a été rencontré du fait de l’attitude très cabrée de l’appareil à l’approche et à l’arrondi. Le pilote de BOAC a cependant remarqué que les atterrissages sont un peu durs et celui de TWA que le train n’est pas aussi souple qu’il le supposait.
L’évaluation par les mécaniciens navigants
Les quatre mécaniciens navigants des compagnies aériennes ont observé le mécanicien navigant de Sud Aviation qui avait la charge du panneau de commande des systèmes pendant tous les vols d’évaluation. L’aménagement de ce poste est généralement considéré comme satisfaisant, mais le siège a soulevé quelques critiques. Des modifications ont été suggérées pour les avions de série. Le fonctionnement et le contrôle des différents systèmes ont été commentés comme suit : pressurisation, bonne ; conditionnement d’air, bon fonctionnement en automatique et en manuel ; circuits hydrauliques, bon fonctionnement ; circuits électriques, il serait souhaitable de pouvoir coupler les quatre alternateurs en parallèle ; circuit de carburant, bon fonctionnement en automatique et en manuel ; commande de la poussée des réacteurs, aucun problème. Aucune panne de circuit n’a eu lieu pendant les vols d’évaluation. Les mécaniciens navigants ont également fait quelques recommandations concernant l’éclairage et la lisibilité des instruments. L’impression générale est que la charge normale de travail à ce poste est telle qu’elle permettra d’apporter l’aide requise aux pilotes. Comme le prouve la démonstration effectuée par le mécanicien navigant de Sud Aviation, l’accomplissement de cette tâche nécessite une connaissance parfaite de l’avion.
Programme de vol pour une évaluation préliminaire du Concorde 001 par des pilotes de lignes.