Le transport aérien en l’an de grâce 2005
Directeur Général des British European Airways
Airways : .
En vérité après cinquante années au cours desquelles l’aviation s’est imposée, enregistrant des progrès fantastiques à travers les triomphes et les désastres, toute tentative visant à imaginer ce que nous apportera le prochain demi-siècle serait téméraire, plongés que nous sommes dans les problèmes du présent. Les paroles prononcées en 1794, il y a 150 ans, par Edmond Burke, sont aussi actuelles aujourd’hui qu’elles l’étaient alors, et s’il est un domaine où elles sont particulièrement vraies, c’est bien celui de l’aéronautique :
Se plaindre de l’époque où nous vivons, grommeler contre les détenteurs actuels du pouvoir, regretter le passé, concevoir d’extravagantes espérances pour l’avenir, ce sont là les dispositions habituelles de la plupart des humains.
De ces dispositions cependant peuvent surgir des tendances, car, dans les choses dont nous nous plaignons aujourd’hui, dans celles à propos desquelles nous regrettons le passé, il nous est loisible de discerner des aspirations, donc les réalisations de demain.
Lorsque nous jetons un regard en arrière pour saisir le fil des cinquante années d’aéronautique, les points saillants sont, en premier lieu, l’augmentation presque incroyable de la puissance motrice, puis les progrès extraordinaires auxquels ont donné lieu les cellules, comme corollaire des progrès de la métallurgie. L’augmentation de la puissance des moteurs, la création de matériaux plus résistants ont permis le dessin fuselé, des avions d’aujourd’hui, que propulsent des moteurs développant une gigantesque poussée sous un très faible volume. Il s’agit là d’éléments qui continueront d’évoluer, de s’améliorer, pour transformer à la longue l’aviation.
Quant aux éléments à propos desquels nous regrettons le passé, ce sont la simplicité, l’aisance des décollages, la lenteur des atterrissages, le silence. Il est impérieux que nous nous attachions à reconquérir ces avantages au cours des années que nous avons devant nous.
En aviation, cinquante années représentent une très longue période. Il est déjà difficile de prévoir les réalisations susceptibles d’intervenir d’ici dix ans. Il suffit pour s’en convaincre de penser qu’il y a dix ans, le moteur à réaction était une nouveauté, connue seulement de quelques initiés. De même il y a dix ans aucun avion de transport à cabine pressurisée n’existait hors des Etats-Unis, et encore ceux-ci n’en possédaient-ils qu’un petit nombre.
Mais il est toujours possible de discerner, prenant naissance dans le passé, un fil qui relie entre eux les résultats qui naissent des efforts que l’homme déploie en vue de progresser sur les choses essentielles.
Ces choses essentielles, en matière de transport aérien, sont, je le répète, au nombre de six : sécurité, vitesse, économie, régularité, confort et autonomie, dans cet ordre.
En conséquence, si nous tentons de nous représenter le demi-siècle bouillonnant qui s’annonce, nous pouvons espérer que le progrès empruntera chacune des six directions qui correspondent à ces conditions à remplir, espoir que légitime la confiance que nous avons dans l’ingéniosité de l’esprit humain.
La sécurité est naturellement le plus souhaitable de ces objectifs. Wilbur Wright aurait un jour déclaré que le seul danger que présente le vol vient du sol. Tout le monde connaît l’adage “un honnête homme n’est jamais grossier inconsciemment ni avec violence” ; de même le principe de la sécurité est le suivant : aucun ne doit s’achever par un retour au sol violent ou involontaire. Donc, ou cours des cinquante prochaines années, nous pouvons espérer que la sûreté des propulseurs interviendra sine qua non et que les auxiliaires de décollage et d’atterrissage, de même que les auxiliaires de navigation en cours de route, auront atteint un tel niveau de perfection que les services seront assurés conformément aux horaires, quelles que soient les conditions atmosphériques. Il est évident que ce résultat implique des décollages et atterrissages sûrs même dans les conditions “zéro-zéro” et un vol réalisé entièrement aux instruments, des systèmes automatiques de prévision contre les collisions étant prévus pour offrir une complète sécurité tout au long du voyage.
L’évolution de la vitesse dans le transport aérien au cours de la première deuxième moitié du XXème siècle :
Ce diagramme des British European Airways montre la vitesse moyenne des avions de transport les plus utilisés au cours de la première moitié du XXème siècle, ainsi que la courbe probable des vitesses jusqu’à l’an 2005. Un accroissement marqué de la vitesse vers 1930 a correspondu à l’introduction des avions de transport moderne (monoplans métalliques comme le Junkers Ju-52 et le Douglas DC-3). La deuxième pointe de la courbe correspond à la mise en service des avions de transport à turbo-moteurs. Lorsque l’aviation commerciale aura atteint des vitesses supersoniques, ce que l’auteur fixe aux environs de 1970, il interviendra une augmentation considérable des vitesses à la suite de l’apparition des avions de transport commerciaux à statoréacteurs et à moteurs-fusées (vers 1980).
Ce graphique peut-être complété comme suit :
– 1956 : Douglas DC-7C (à moteurs compound) 400 mph (650 km/h)
– 1958 : Douglas DC-7D (à turbo-propulseurs) – Lockheed L-1449 Super Constellation : 455 mph (700 km/h)
– 1960 : Boeing Stratoliner (à réaction) – Douglas DC-8 (à turbo-réacteurs) : 600 mph (950 km/h)
Lockheed (à turbo-réacteur) : 500-600 mph (900-950 km/h)
– 2005 : Douglas DC-70A – Lockheed Super Cassiopeia : 3125 mph (5000 km/h)
Evolution des frais d’exploitation du transport aérien de la première et de la deuxième moitié du XXème siècle :
De 6 pence (7 US cents) au mille-passagers, que coûtait vers 1920 l’exploitation du Handley Page 0/7, les frais sont tombés à la moitié de cette valeur lors de l’apparition du Douglas DC-3. Sur des distances moyennes et courtes (Vickers Viscount) les frais par mille-passager sont actuellement de l’ordre de 2 pence. D’ici l’an 2000 l’auteur prévoit que ce chiffre tombera en dessous de 1 penny.
Cette recherche de la sécurité, conforme aux instincts les plus naturels, aboutira à la modification et à la transformation de nos techniques de décollage et d’atterrissages. Au cours, des cinquante premières années d’aviation aucun progrès n’a été réalisé dans ce domaine. Au contraire les artifices dispendieux auxquels nous avons été entraînés, exigeant des tonnes de béton et des hectares de terrains précieux, correspondent à un recul par rapport au rail de lancement des frères Wright.
Il est possible que les 50 prochaines années apportent la solution de ce problème qui déconcerte l’aviation depuis ses origines : comment quitter le sol et y revenir doucement, facilement et en toute sécurité en utilisant un terrain aussi réduit que possible.
Je crois que les 20 prochaines années verront intervenir cette solution et que, dans les années qui suivront, les décollages et atterrissages à la verticale deviendront sûrs et économiques. Tout aussi important, ils devront s’effectuer en silence, en sorte que des services partant du centre des villes seront non seulement tolérés mais encore sollicités.
La solution définitive ne sera pas fournie par l’hélicoptère et ses rotors coûteux, aux pales qui battent, qui fléchissent, qui se gauchissent et qui vibrent ; elle procèdera sans aucun doute de la forme évoluée d’un système développant sa portance directement par réaction ou d’un nouveau principe faisant appel à quelque énergie électronique antigravitationnelle. C’est alors que nous verrons les aéronefs de transport décoller verticalement à partir d’aérogares aménagées au centre même des villes et se poser comme une fleur avec, il est permis de l’espérer, cette régularité qui est l’apanage du transport ferroviaire.
A cette aptitude à desservir directement les centres de trafic est associée la vitesse, la marchandise que vend le transport aérien. En 50 ans, en partant des 50 km/h des frères Wright, nous avons atteint la vitesse de croisière courante de 500 m/h, soit dix fois plus. Cette vitesse n’est cependant pas suffisante. Aucun des sièges que nous savons fabriquer ne reste confortable à cette partie dite charnue du corps humain pendant trois heures d’affilée. La logique exige donc la nécessité d’atteindre un point de destination quelconque pendant que les sièges sont encore confortables. En fixant cette période à mettons quatre heures (intervalle entre deux repas), en fonction de la plus longue distance susceptible de séparer deux villes, c’est-à-dire 20.000 kilomètres à parcourir sans escale, nous aboutissons à la vitesse commerciale requise de 5000 km/h. Je ne vois aucune raison qui puisse interdire d’atteindre cette vitesse d’ici 50 ans ou un peu plus.
Mur du son, barrière thermique et autres facteurs du même genre, ne constituent pas des obstacles infranchissables dans cette recherche de la vitesse en aéronautique. La courbe de la figure 1 illustre l’évolution de la vitesse.
Le problème de la vitesse est un problème de métallurgie ; il s’agira en premier lieu de disposer de la puissance requise puis de l’utiliser dans les meilleures conditions de sécurité et d’économie possible. Il est quasi certain que la propulsion nucléaire sera à notre disposition sur une grande échelle d’ici 50 ans, sans parler d’autres moyens de propulsion encore plus révolutionnaires !
Les décollages et atterrissages à la verticale, les vitesses de croisière supérieures à Mach 5 correspondant à une multiplication par 10 comme pour le premier demi-siècle, seront réalisés économiquement C’est une question de force propulsive.
Les turbo-moteurs sont aujourd’hui en train de refouler les moteurs à pistons. Dans 20 ans l’élimination de ces derniers sera chose faite. Je suis convaincu que les turbines à combustion interne, sous une forme ou sous une autre, seront alors sur le point d’être périmées. L’apparition d’un nouveau moyen de propulsion léger, de très faible consommation, sera le premier pas vers le mariage de l’économie d’exploitation avec les vitesses hypersoniques.
L’autonomie intervient maintenant. Le maximum terrestre qui nous est nécessaire est 20.000 kilomètres. Nous y parviendrons, je pense, avant 50 ans, et les charges marchandes seront aussi importantes que nous pourrons le désirer.
Enfin il y a le confort. Le confort et la vitesse sont dans une certaine mesure interchangeable ; pour un vol de quatre heures, un promenoir n’est guère nécessaire. Quoi qu’il en soit, il pourrait être avantageux de prévoir un certain espace réservé à la détente. Je crois que la cabine de l’aéronef hypersonique sera dimensionnée de telle sorte qu’il sera possible, après les accélérations du décollage et de la montée au plafond pratique, d’y circuler librement, ce qui permettra de fractionner les quatre heures à passer dans un fauteuil.
Quelles sont donc les perspectives ?
Si la paix est maintenue, je crois que lorsque le vingtième siècle tendra vers son crépuscule, nous (ou nos petits-enfants) verront des aéronefs géants voler silencieusement, en toute sécurité, avec régularité par tous les temps, entre les villes distantes de 80 à 20.000 kilomètres. Pour les étapes longues, les vitesses de 5000 km/h seront courantes ; sur les courtes distances toutefois, les impératifs des accélérations interviendront pour maintenir ces vitesses au-dessous de ce niveau.
Quid des conditions économiques d’exploitation ? Il s’agit là d’un domaine toujours décevant. Quoi qu’il en soit, les tarifs pratiqués par le transport aérien se stabiliseront au voisinage des tarifs des transports de surface (figure 2). A certains égards, les problèmes à résoudre dans l’air sont plus simples que ceux que peuvent poser l’accélération des transports de surface.
Il n’en reste pas moins que le chemin de l’avenir est parsemé de nombreux pièges. Il est seulement possible d’affirmer sa foi… foi dans l’ingéniosité de l’homme qui trouvera dans l’aviation de multiples occasion de s’affirmer.
Louis Paulhan, le grand précurseur, écrivain en substance en 1910, il y a presque 45 ans :
En matière d’aviation, s’il est une entreprise spécialement ardue, c’est bien de jouer au prophète. Ceux qui s’y sont hasardés l’ont ensuite regretté toute leur existence. On m’a raconté qu’il s’est trouvé quelqu’un pour parier un million de livres que la liaison Londres-Manchester ne se serait jamais accomplie en aéroplane. Or elle a été réalisée, et je suis bien placé pour le savoir. Quant à moi, je ne pense pas que l’aéroplane soit appelé à être utilisé pour transporter couramment les marchandises.
Dans ce domaine, je crois que la suprématie restera aux transports terrestres. Toutefois pour acheminer la poste à travers les contrées difficiles, l’aéroplane sera largement utilisé. Je ne saurais me représenter l’aéroplane l’emportant complètement sur le transport terrestre. Mais je m’attends à voir des services réguliers de transport des passagers par la voie des airs vers 1920.
L’homme a triomphé partiellement de l’air. Lorsque ce triomphe sera complet, le monde découvrira que l’aviation s’offre à lui comme un mode de transport rapide et sûr. L’aéroplane est appelé à conquérir un domaine commercial bien plus important que le marché que s’est ouvert l’automobile.
Ces paroles prophétiques exprimées par un grand aviateur de 1910 ne sauraient guère aujourd’hui être modifiées en mieux.