Editorial de Jean-Marie RICHE
Il est généralement admis que l’industrie aérospatiale Européenne tient les meilleures chances de percer à l’échelle mondiale lorsqu’elle choisit les créneaux de création et de fabrication dans des domaines où l’industrie américaine n’est pas encore implantée.
Vers le début des années soixante, l’industrie européenne aurait pu opter pour un appareil correspondant au programme Boeing 727. Mais les techniciens et les financiers ont convaincu les politiciens qui retinrent l’avion de transport supersonique comme point d’application du premier grand effort conjoint franco-britannique.
Lorsque cette décision fut prise, il ne pouvait être question d’incorporer à un avion de gros tonnage et dans les délais relativement proches prévus pour la sortie de Concorde la solution révolutionnaire de la voilure à flèche variable.
Cette formule n’avait même pas été éprouvée sur un avion de combat. Les performances des propulseurs disponibles limitaient d’autre part les caractéristiques et performances de l’avion de transport supersonique dont la création était envisagée.
Né dans ces conditions, le programme Concorde a occupé un créneau pour lequel les Soviétiques ont aussi pris position avec leur Tu-144. Les Américains, constatant que le marché ouvert à cette classe d’appareils était relativement restreint ont été contraints de jouer l’impasse et de concevoir un programme beaucoup plus ambitieux. La réalisation de ce projet pose à leur industrie des problèmes qui sont au moins à l’échelle de ceux que l’industrie européenne doit maîtriser pour fabriquer Concorde.
La sortie d’atelier, lundi prochain, à Toulouse, du premier prototype de l’avion de transport supersonique franco-britannique marque l’aboutissement d’une première phase marquée par toutes sortes de difficultés techniques et financières. Mais on voudra bien observer que ces difficultés ont été résolues dans les délais fixés il y a cinq ans environ.
Le premier vol de l’appareil, dans quelques semaines, ouvrira une nouvelle séquence de développement qui doit permettre de lever d’ultimes incertitudes. Cette phase sera couronnée par la transformation en commandes, des options prises aujourd’hui par seize compagnies aériennes
En dehors du délai de plusieurs années séparant le début de la mise en ligne de Concorde de l’entrée en exploitation du SST, les utilisateurs sont intéressés par le rôle que Concorde est appelé à jouer sur des routes ne justifiant pas l’emploi d’un appareil ayant la capacité de l’appareil américain. Il est aujourd’hui admis que les deux formules sont appelées à coexister.
En créant Concorde, l’industrie européenne aura montré qu’elle est capable de jouer un rôle de pionnier dans le transport aérien supersonique comme elle l’a fait dans l’application des turbopropulseurs et des turboréacteurs à l’aviation de transport et dans l’adaptation des turbines aux hélicoptères.
L’expérience acquise avec Concorde combinée à l’expérience gagnée dans la réalisation d’autres programmes de pointe, militaires et civils, nationaux et internationaux, doit permettre d’étudier déjà les prochains créneaux à retenir pour l’application des talents et des ressources de l’Astronautique européenne.
Article de Jacques MORISSET
Le 3 décembre, le premier prototype de Concorde a été transféré du Hall de montage de Blagnac au Hangar de Saint Martin du Touch où va commencer les essais.
Concorde 001 photographié à Toulouse le 3 décembre, lors de son transfert du hall d’assemblage de Blagnac au hangar des essais en vol de Saint-Martin du Touch ; la pointe avant avait été démontée ; on remarque par contre les deux petites surfaces horizontales ajoutées à l’avant du fuselage et destinée à empêcher la formation, aux grandes incidences, d’un système tourbillonnaire qui diminuerait l’efficacité de l’empennage vertical. L’appareil a reçu une peinture blanche qui permet de gagner, à Mach 2 de 6 à 11°C, sur la température du revêtement
Le premier Concorde est achevé
Lundi prochain, à Toulouse, se déroulera la cérémonie officielle de sortie d’usine du prototype 001 de Concorde, le premier avion de transport civil supersonique au monde. Cette manifestation se déroulera en présence du ministre français des transports, du ministre britannique de la Technologie, et de plusieurs centaines d’invités officiels, de personnalités de l’industrie, de représentants des seize compagnies qui ont déjà choisi Concorde, et bien entendu de journalistes.
Depuis le début de cette semaine, Concorde 001 est passé sous le contrôle de la direction des Essais en Vol de Sud Aviation. Achevé pratiquement dans les délais prévus, le nouvel appareil commence donc maintenant ses essais en vol, qui dureront de nombreuses semaines. Le premier vol sera évidemment un événement spectaculaire : mais le vrai travail en profondeur, celui qui permettra de juger des qualités de l’appareil, de mesurer ses performances, de parfaire sa mise au point, enfin de lui faire obtenir son certificat de navigabilité selon les normes internationales, s’étendra sur plus de trois années et mettra en oeuvre sept appareils. En juillet 1971, Concorde pourra alors entrer en service sur les réseaux d’Air France et de la BOAC et de la Pan Am.
Près de trente pages de ce numéro sont consacrées au nouvel appareil franco-britannique. Le sujet est vaste, et de nombreux articles sont déjà parus à son sujet : aussi nous sommes-nous efforcés d’éviter des redites, et de présenter au contraire quelques aspects insuffisamment connus de cette réalisation, qui fait honneur à ses artisans. Concorde est passé par trois phases de définition, à travers lesquels il est possible de suivre l’évolution de l’appareil :
– Une définition d’origine (version primitive), aboutissant à un appareil pesant 118 tonnes au décollage et capable d’emporter 100 passagers (9 tonnes de charge payante) sur Paris-New York.
– Une nouvelle définition, acquise début 1965 et qui correspond aux prototypes actuels. La charge payante (118 passagers) passait à 11,8 tonnes, le poids total à 148 tonnes, la quantité de carburant emportée de 62,5 à 79 tonnes ; parallèlement, la poussée totale installée passe de 52,50 à plus de 60 tonnes et les dimensions sont accrues de 7,5%.
– Une définition dite de présérie, résultant de progrès réalisés dans l’étude de l’appareil et des discussions engagées avec les futurs utilisateurs. Les dimensions extérieures changent un peu (seul le fuselage s’allonge), mais le poids total passe à 159 tonnes pour 84 tonnes de carburant ; la cabine, plus longue, permet alors de placer 136 et même 140 passagers, la charge utile étant cependant limitée à 12,70 tonnes. Parallèlement, la poussée totale prévue passe à 65/70 tonnes, selon le stade atteint par le turboréacteur Olympus d’abord lors de la mise en service de l’avion (juillet 1971), puis deux années plus tard. La version de série sera très proche de cette définition.
En juillet de cette année, l’optimisation toujours plus poussée de l’appareil incite Sud Aviation et la British Aircraft Corporation à modifier légèrement la définition déjà acquise ; le poids total au décollage, fixé entre temps à 360.000 lbs (163 tonnes) est finalement amené à 367.000 lbs (166,50 tonnes), tandis que la quantité de carburant que l’appareil peut emporter passe de 84 à 86 tonnes. Parallèlement, et en accord avec les utilisateurs, le nombre de sièges de la version standard est ramené de 136 à 132, par suppression d’une rangée de sièges : la charge payante n’est pas réduite pour autant, car il s’agit en fait pour les compagnies de disposer d’un peu plus de place pour les bagages. Quant au poids total, il est peu probable qu’il puisse encore évoluer notablement : au-delà de 170 tonnes, il faudrait d’ailleurs peut-être renforcer le train d’atterrissage et exiger encore plus des moteurs.
A noter aussi une modification importante : alors que l’accès à la cabine devait à l’origine s’effectuer par des portes centrales, débouchant par conséquent au-dessus de la voilure, l’allongement du fuselage (2 mètres) et surtout le recul de la cloison arrière du volume pressurisé (la cabine est plus longue de 5,9 mètres) a permis de placer une porte d’accès (de chaque côté) en arrière du bord de fuite qui complète la porte d’accès avant (de chaque côté également).
La cabine proprement dite mesure donc 39,50 mètres de longueur, 2,63 mètres de largeur et 1,95 mètre de hauteur ; le volume pressurisé total, poste de pilotage et soutes à bagages compris, atteint approximativement 240 m3
Le bilan de poids estimé est maintenant le suivant :
Le poids à vide, en ordre d’exploitation, de Concorde, sera donc de 72,4 tonnes, résultat remarquable puisque le rapport poids à vide/poids total est ainsi de 0,435.
Structure
L’emploi généralisé du titane et des aciers inoxydables ayant été rejeté, sauf pour certains éléments (installation motrice, gouvernes, train d’atterrissage, le matériau de base retenu est l’alliage léger AU2GN (Hiduminium RR-58 en Grande-Bretagne) Cet alliage est ainsi composé
Le reste est représenté par l’aluminium et des traces de silicium (0,15 à 0,25%) et de quelques autres métaux. Une des caractéristiques les plus intéressantes de l’AU2GN est sa remarquable résistance au fluage.
Afin d’abaisser au maximum le poids de la structure, il a été fait appel, le plus souvent possible, à des pièces usinées dans la masse. Le gain de masse réalisé est estimé à 20% environ ; de plus, les prix de revient constatés sont très compétitifs, grâce à l’emploi de machines-outils modernes à commande numérique à très haut rendement. On peut dire que grâce à Concorde, l’industrie française des machines-outils a accompli de sérieux progrès et se place maintenant en tête de cette spécialité.
Performances : La version de série de Concorde a les performances calculées suivantes :
Rayon d’action : Avec une charge payante de 12,7 tonnes, la distance franchissable avec les réserves SGAC est de 6250 kilomètres ; avec une charge payante déduite à 8 tonnes, la distance franchissable passe à 6900 kilomètres ; avec une charge payante nulle (mission de convoyage), Concorde pourrait franchir 7000 kilomètres.
Décollage : En condition ISA, au poids maximal, la longueur de décollage à l’altitude de zéro est de 2950 mètres : elle correspond à une vitesse de décollage d’environ 195 noeuds (360 km/h).
Notons pour terminer que l’accroissement de poids total accepté en juillet dernier, et la réduction à Mach 2,05 de la vitesse de croisière à finalement eu une influence heureuse sur la distance franchissable : le gain est en effet de 150 kilomètres environ. En atmosphère tropicale (décollage à ISA + 10°C, croisière ISA – 15°C, ce qui permet alors de croiser à Mach 2,2, le gain atteint même 240 kilomètres.