Retour en arrière sur ce témoignage de Jean Michel, adhérent CAC, qui date de 2011 mais qui garde néanmoins toute son authenticité .
En 1966, j’ai obtenu un brevet de technicien des Écoles Nationales Professionnelles, et dès 1967, j’intégrais l’Armée de l’Air, et plus précisément l’école des sous-officiers de Rochefort.
Après une qualification en spécialisation « Instruments de bord électroniques », j’ai été affecté à la base aérienne 705 de Tours, à la maintenance du simulateur de vol Vautour.
A la fin du contrat de 5 ans qui me liait à l’Armée de l’Air, j’ai postulé pour un emploi de mécanicien auprès d’Air France. Embauché en septembre 1973 par la Compagnie à Orly, j’ai rejoint l’équipe de maintenance du Boeing 707.
Muté en décembre 1975 à Roissy-Charles-de-Gaulle, j’ai très rapidement demandé à être affecté au département du nouvel avion qui allait être livré à la Compagnie…c’est ainsi que je suis entré au service de la Maintenance Concorde en mars 1976.
Cet avion, formidable « machine volante », était très exigent et gourmand en heures de maintenance. Au fil des années, il a fallu patiemment apprendre à le connaître, à connaître ses circuits, à comprendre ses réactions, maîtriser son comportement. Nous avons tous dû nous adapter, sans cesse nous remettre en question. Chaque panne nouvelle était un nouveau défi qu’il nous fallait résoudre dans un laps de temps très serré.
Si je devais me remémorer des faits ou anecdotes ayant jalonné les heures passées au service de cette machine, je retiendrais par exemple, le formidable exploit des vols de vitesse autour du monde auxquels j’ai eu la plaisir de participer. Notamment le second, d’ouest en est : départ de New York et vol au-dessus de Toulouse, Dubaï, Bangkok, Guam, Honolulu, Acapulco ; retour à New York.
C’est ainsi que je me suis retrouvé avec un collègue de Nice à Guam, soit à 3 000 km au sud du japon, sur la base aérienne « Andersen » de l’US Air Force. L’heure de passage prévue à Guam et la fermeture de l’aéroport civil la nuit ayant imposé ce choix. La préparation de l’arrivée du Concorde sur cette base m’a donné l’occasion de prendre toute la mesure de l’organisation et de la logistique de l’armée des Etats-Unis : d’emblée, ils ont voulu être maître d’œuvre de la logistique et ont mis un point d’honneur à participer à la réussite de cette entreprise : l’avion devait battre son précédent record de 32 heures et 49 minutes établi en 1992. Après un briefing au cours duquel nous avons exposé nos besoins en matériel, il nous est vite apparu que le point critique était l’avitaillement en carburant de l’avion. En effet, les américains ne disposaient pas de camions citernes suffisamment volumineux pour avitailler Concorde avec un, voire deux chargements de citernes. (Pour rappel, 50 à 80 tonnes de carburant étaient nécessaires pour l’étape suivante.) Il a donc fallu imaginer une rotation de petites citernes pour alimenter tour à tour les 4 prises de remplissage de l’avion. Mon partenaire avait la lourde charge de bien gérer le remplissage carburant pendant que j’effectuais la visite transit de l’appareil et son inspection. C’est ainsi que, dès l’avion posé, nous avons vu se déployer tout autour de nous une imposante armada, avec une débauche de projecteurs, de groupes de park électriques, de démarrage, de conditionnement d’air, de camions de vidange, de plateformes d’accès aux soutes…etc. un vrai show dont les américains gardent le secret ! Pendant que mon collègue s’occupait des pleins, je restais stupéfait devant cette noria de camions citernes. Ils se relayaient pour venir abreuver notre avion, avec un timing et une régularité époustouflants, véritable ballet orchestré par un « Major » déconcertant de décontraction et d’efficacité. Et comme si cette vision de nuit irréelle ne suffisait pas, j’ai eu l’agréable surprise de voir un comédien et acteur de cinéma français, descendre de l’avion avec l’équipage pour se dégourdir les jambes, venir gentiment nous saluer et discuter un court instant de notre passion commune : Concorde ! Dans cette agitation et ce bruit infernal, je n’ai conservé, au fond de ma mémoire qu’une image hallucinante d’une visite transit d’exception, où la démonstration d’un savoir-faire voulait faire oublier des griefs passés, en participant à la réussite d’un vrai tour de force : non seulement, Concorde avait amélioré son précédent record d’une heure et 22 minutes (31h27mn) mais l’escale sur la base aérienne Andersen fut la plus courte du périple : 45mn !
L’autre anecdote que je voudrais relater est cette journée de convoyage sur Caracas.
Pour les vols à destination de Caracas, il était nécessaire de se poser aux Açores pour un ravitaillement en carburant. Il fallait donc un mécano à bord de l’avion afin d’assurer la visite transit et l’avitaillement en carburant à l’escale de Santa Maria. Il y avait sur place un mécanicien expérimenté des lignes portugaises, qui assurait l’assistance lors de l’escale. Il connaissait son affaire en ce qui concerne les pleins, et nous étions là pour apporter le petit plus de spécificité Concorde au cas où…. Parti de Paris où j’avais pris place à bord en début d’après-midi, j’ai eu le plaisir d’assister du poste de pilotage à l’impressionnante approche, où tout va si vite, face aux falaises de Santa Maria. Puis, le soleil déclinant très vite pendant l’escale technique, nous fûmes pressés de repartir. Le soleil avait disparu à l’horizon et la nuit s’installait sur l’ile ; la visite et les pleins s’étaient déroulés sans problème ; invité à nouveau par l’équipage à prendre place dans le poste de pilotage, assis sur le siège « Observateur » derrière le Commandant de Bord ; alors, par l’effet combiné de la prise d’altitude et de la vitesse de Concorde à Mach2, j’ai pu assister à un second lever de soleil dans la même journée, mais cette fois-là, à l’Ouest ! C’était magique ! Plus vite que le soleil, ce n’était pas qu’une légende… La nuit nous a rattrapés peu après notre arrivée à Caracas et la visite technique de l’appareil, alors que je quittais l’aéroport. Je ne suis pas près d’oublier cette journée exceptionnelle où pour mon premier convoyage j’avais assisté à ces scènes extraordinaires :
Une approche et un décollage depuis le poste de pilotage de Concorde
Une escale technique et une visite journalière sans problème
Et enfin deux levers de soleil, un à l’est, un à l’ouest observés au cours d’une même journée! et deux couchers de soleil à l’ouest bien sûr, comme d’habitude… si je puis dire.
Je voudrais enfin remercier nos aînés, parce qu’ils ont permis à toute une génération de rêver ; nos aînés qui ont construit cette fabuleuse « machine volante » : toute l’Intelligence de l’Homme est là, avec ses lignes si belles qu’un dieu, dit-on, en fut jaloux…
Qu’il me soit permis aussi de mettre à l’honneur pour une fois, l’ensemble de mes compagnons de la Maintenance Concorde, ainsi qu’à tous ceux qui, en France ou à l’étranger, ont permis par leur compétence et leur savoir-faire, que se tourne une des plus belles pages de notre histoire aéronautique. Car j’ai la fierté de croire que sans eux, cette page n’aurait pas pu s’écrire de si belle manière, ni se fonder cette belle famille Concorde.
Si j’ai eu l’honneur de servir cet avion, j’ai eu le plaisir de le côtoyer pendant plus de 27 ans. Il m’a tout appris : l’humilité, la patience, la ténacité, le partage, l’esprit d’équipe car il fallait une équipe soudée pour assurer une maintenance à la hauteur de son exigence ; et surtout il m’a apporté le Bonheur d’exercer un métier avec passion ; car se rendre au travail avec plaisir, j’appelle ça de la chance et du bonheur.
Concorde a eu le don de fédérer des hommes avec des métiers si divers, toujours avec ferveur et compétence, souvent avec talent. Je garderai aussi le souvenir ébloui d’hommes et de femmes nourris d’une même passion : l’Amour porté à un avion ! L’esprit rationnel ne peut s’expliquer pourquoi nous le considérons comme un être vivant à part entière, avec une âme.
Après plus de 27 ans de vie commune, le rêve soudain s’est arrêté ! Alors, j’ai vieilli d’un coup !
A tous mes compagnons de labeur et de bonheur : MERCI !
Jean-Michel Rougier