Article de Robert FRANC et François DUPUIS
Des Français par milliers ont, vendredi après-midi, tendu le cou pour suivre dans son vol un avion symbole du choc du futur, qui transportait un président de la République devenu, lui, le plus grand commis voyageur de l’industrie aéronautique.
Un rêve passe : “Concorde”.
L’un des derniers grands desseins du Général de Gaulle, l’un des seuls projets de prestige qui lui aient survécu. Des millions de Français assistent au spectacle, partagés entre des sentiments contradictoires, où se mêlent curieusement l’admiration pour la beauté des formes, la fierté un tant soit peu cocardière pour la prouesse technique, et, bien sûr, l’agacement devant tous ces milliards jetés en l’air, alors que, ici-bas, ils manquent si cruellement aux transports, aux logements, aux retraites….
Réflexes populaire qui illustrent bien le problème posé par la décision du gouvernement, solennellement illustrée par le vol du chef de l’Etat, de poursuivre le programme “Concorde ». Vendredi, à Toulouse M. Pompidou tranche : “Sur le plan technique, les résultats sont acquis et l’avion répond aux espoirs les plus ambitieux. Sur le plan financier, le gouvernement est décidé à poursuivre l’effort jusqu’à son terme. Sur le plan commercial, les seules incertitudes qui demeurent et qui ne dépendent pas de nous, seront, j’en suis convaincu, surmontée. Comment pourrait-on imaginer que, pour la première fois dans l’Histoire, l’humanité recule devant ce qui constitue un progrès spectaculaire et un progrès pacifique » ?
Des pays comme la France et la Grande-Bretagne ont-ils le droit de s’engager dans des entreprises aussi gigantesque, pour, comme le regrette Jean-Jacques Servan-Schreiber, ”permettre à quelques milliardaires de traverser plus vite l’Atlantique“ ? C’est le conflit entre les amères nécessités d’aujourd’hui et le coût du progrès, débat fondamental qui a bouleversé les Etats-Unis, divisé la Grande-Bretagne, mais qui, en France, a été à peine ébauché.
Réticences
En octobre 1964, MM. Georges Pompidou, alors Premier Ministre, Maurice Couve de Murville, Valérie Giscard d’Estaing, Pierre Messmer et Marc Jacquet vont, en délégation, jusqu’à faire part de leurs réticences – plus ou moins prononcées – au Général de Gaulle. Ce dernier les écoute, puis reçoit à son tour le Général Puget, à l’époque président de Sud-Aviation, qui fait miroiter les possibilités du supersonique français. Alors le Général de Gaulle tape du poing sur son bureau : “Nom de Dieu, nous ferons Concorde” !
Quelques années plus tard, en janvier 1968, le Général de Gaulle répondra plus sereinement au journaliste Jean Ferniot, qui s’interroge sur le remplissage des carnets de commandes : “On a fait ric-rac avec “Caravelle », on fera peut-être ric-rac avec “Concorde ». Le Général de Gaulle a baissé d’un ton. Sans doute parce que, entre-temps, six modifications du programme sont intervenues, qui ont fait passer le devis de l’opération de 2 Milliards de Francs – pour le moyen-courrier primitivement envisagé – à 11 Milliards pour le long-courrier finalement retenu.
Bilan pénible, qui ne suscitera pourtant jamais la moindre demande de commission d’enquête. Seul dans la majorité, M. Charles de Chambrun, député de la Lozère, osera présenter en juin 1970 un rapport explosif dénonçant Concorde comme un exemple de ces décisions farfelues qui ont été prises dans le domaine des industries de pointe. Mais ce rapport restera semi-confidentiel.
Ce qui peut se comprendre, sinon se justifier. La majorité ose encore à peine critiquer les décisions du “Père ». Et l’opposition, elle, répugne à s’attaquer à un projet que les syndicats, comme toujours plus soucieux des problèmes de l’emploi que de ceux de la rentabilité, défendent en bloc. Pour eux, Concorde représente avant tout, directement ou indirectement, France et Grande-Bretagne réunis, l’outil de travail de 180.000 personnes, qui seront 260.000 en 1974.
Dans ce contexte, la plupart des hommes politiques français se taisent ou esquivent le débat. “Je serais enclin à penser que, quelle que soit l’opinion qu’on aurait pu avoir sur le fond du projet, celui-ci a maintenant atteint le point de non-retour et qu’il est donc devenu inopportun de rouvrir la controverse”, écrit M. Alain Savary dans le “bulletin socialiste”. Tandis que M. Edgar Faure confie à Radio Monte-Carlo : “Mais c’est un peu comme dans les mariages : une fois qu’on a commencé, il vaut peut-être mieux continuer”.
Inoculations
Ainsi, il n’y eut guère que quelques francs-tireurs pour tenter de provoquer le débat public. Jeudi dernier, revenant à la charge dans une lettre ouverte au président de la République, publiée par le journal l’Aurore, M. Servan-Schreiber préconisait de reculer la réalisation du programme “Concorde » et de donner la priorité absolue à l’Airbus européen A300B pour lequel, selon M. Servan-Schreiber, un marché de 1200 appareils existe, dont plus de 500 en Europe ; un marché qu’il serait désastreux d’abandonner au concurrent américain.
“Le contrat de développement pour l’Airbus a été signé en juin 1969 par les gouvernements allemand et français”, répond M. Bernard du Boucheron, directeur commercial de l’Aérospatiale. Il dépend des deux gouvernements. Et ils sont d’accord pour réaliser ce projet le plus rapidement possible. Que Concorde existe ou non, on ne pourrait aller plus vite pour faire l’Airbus. On construit l’Airbus avec une aide au développement dont l’octroi n’a été nullement freiné par l’opération Concorde.
Les tirs d’alarme déclenchés ces dernières semaines en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis ont eu quelque écho dans l’opinion française. Ainsi l’Humanité-Dimanche du 28 avril publie trois lettres de lecteurs sur Concorde : toutes les trois sont défavorables, l’une au nom de l’environnement, les deux autres en raison de ces inoculations de charges financières énormes qu’on aurait mieux fait de répartir entre les ouvriers en les priant de prendre des vacances. Et l’Humanité-Dimanche répond en reprenant des raisonnements qui ne choqueraient pas dans le journal gaulliste La Nation.
Arguments
Mais le débat de fond qui aurait dû se dérouler au sein des partis, du Parlement, du Conseil Economique, n’a pas eu lieu. La question, en France, n’a pas été posée. Elle a été seulement tranchée par le Pouvoir.
L »absence de débat en profondeur est d’autant plus regrettable que les arguments des défenseurs du supersonique ne sont pas négligeables. M. Henri Ziegler, le PDG de l’Aérospatiale, en présente deux :
1 – Avec Concorde, deux fois plus rapide que les avions subsoniques, le monde va changer, sinon de base, du moins de dimension, affirme-t-il. Quand, en 1972, Charles Lindbergh effectuait le premier vol transatlantique, son record s’établissait à 33h20mn ; aujourd’hui on en est à 7h30mn ; avec Concorde, se sera 3h20mn. Aller à New York, avec lui, ne sera pas plus long que se rendre à Helsinki actuellement ; les pays du bout du monde, comme la Chine, le Japon, l’Australie, seront, d’un coup de baguette magique, rapprochés considérablement de l’Europe.
2 – Concorde est aussi, pour M. Ziegler, la clef d’une certaine indépendance aéronautique de l’Europe. Les Etats-Unis ont produit 85% des 10.000 avions commerciaux des pays non socialistes volant actuellement dans le monde. Or, pour la première fois depuis trente ans, l’Europe se trouve en position de conquérir un secteur important de l’aéronautique. M. Ziegler parle d’un retournement fantastique. Grâce à Concorde, la part du budget d’Air France consacrée aux long-courriers sera utilisée pour faire travailler des ouvriers français plutôt que des ouvriers américains, dit-il. C’est, selon lui, la fin d’une certaine forme de colonisation américaine du ciel.
Impératifs
Pourtant, c’est bien sur terre que se joue actuellement toute l’affaire. Et même si le gouvernement voulait clore l’aventure, il n’est pas sur qu’il le puisse. Tant il est vrai que la question n’est plus désormais de s’interroger sur le bien-fondé de la décision primitive, mais de se demander s’il est ou non possible en ce printemps 1971, d’arrêter les frais, et à quel prix.
Il y a, bien sûr, les impératifs de survie de l’industrie aéronautique de ce côté, et, plus encore, de l’autre côté de la Manche, et les 6 milliards déjà dépensés et qui s’envoleraient en fumée. Mais on peut remarquer que les Américains, confrontés aux mêmes problèmes, les ont bien résolus par la négative en précipitant aux enfers – provisoirement ? – leur projet de supersonique. La différence capitale en fait, est précisément que les
Américains n’avaient devant eux qu’une maquette, une idée théorique ; alors que Concorde vole, Concorde est vivant. Son existence est devenue un fait politique qu’on ne peut plus ignorer.
Et d’abord, là même où il est fabriqué : à Toulouse, l’une des rares villes de France où la décentralisation, celle des cerveaux comme celle des bras, a été le mieux réalisée – et cela grâce en partie à Concorde – comme à Filton, un faubourg de Bristol, dans le pays de Galles. Là, dans ces deux cités, on mesure le facteur passionnel que représente la construction de Concorde et l’explosion que provoquerait, dans deux grandes régions, sa mise en sommeil. Le gouvernement “Heath » s’en est déjà rendu compte, qui, un moment hésitant, a dû tenir compte de la pression des syndicats.
“Les peuples ont besoin de rêve. Et je préfère qu’ils rêvent sur Concorde plutôt que sur le prochain tiercé. Même si ça rapporte moins à l’Etat”, confiait à l’Express un technicien de Toulouse. A Toulouse et à Filton, le rêve est devenu réalité. Chaque fois que le 001 ou le 002 accomplissent une nouvelle performance, on applaudit dans les ateliers.
Préjugés
La collaboration avec les Britanniques ajoute une autre dimension à l’affaire. Les réalisations communautaires peuvent contribuer largement à la destruction des préjugés insulaires contre les gens du Continent.
Pour les travailleurs de Filton – et, au-delà, pour une partie de l’opinion britannique – l’appareil aura été la révélation d’une certaine technicité française. Quand, pour la première fois, une section importante du fuselage du prototype britannique 002 fut livrée de Toulouse à Filton pour être assemblée à une section construite par les Britanniques, le hall d’assemblage était plein. Et tout le monde était sceptique. “Jamais pourtant, dans toute l’histoire de l’aéronautique, deux morceaux de prototype fabriqués dans des usines différentes ne se sont assemblés aussi parfaitement. Tout le hall a éclaté en hourras », raconte M. Robert Clark, directeur des relations extérieures à Filton.
A ce titre, Concorde pourrait bien prendre l’allure d’une cheville entre la Grande-Bretagne et le Marché Commun. Alors, une cathédrale des temps modernes, un atout de la coopération, un beau jeu de Meccano franco-britannique, tout cela est-il suffisant pour justifier le lancement et, surtout, la poursuite d’un programme aussi coûteusement audacieux ?
M. Lucien Servanty, directeur des études de Concorde, est formel : “Nous devions faire ce programme. Et, s’il était à refaire, même en tenant compte des techniques nouvelles que nous avons appris à maitriser, nous referions très exactement, en 1971, le même appareil doté des mêmes performances. Les Américains, eux, ont capoté sur le projet SST parce qu’ils ont vu trop grand au départ”.
M. Alan Millson, directeur de l’usine de Filton, ajoute : “C’est le genre de projet qui permet à des pays comme la Grande-Bretagne ou la France, pauvres en minerais, de se placer sur les marchés mondiaux. Concorde, c’est un peu de manganèse, d’acier, d’aluminium, de titane, et 80% de matière grise. Affaire coûteuse, certes, mais qui peut rapporter à chacun des deux pays 15 milliards de Francs à l’exportation ».
A condition, toutefois – et c’est le coeur du problème – que le monstre se vende. Certes, chacun s’accorde à reconnaitre que le pari technique a été gagné ; Concorde comme il était prévu au départ, pourra voler en toute sécurité à Mach 2 sur une distance minimale de 6.000 km pendant quinze ans.
Suffrages
C’est donc sur un autre plan que les opposants au projet rallient aujourd’hui leurs suffrages. Dans un monde frénétiquement axé sur la crise de l’environnement, Concorde, symbole de progrès, est devenu symbole de pollution.
1 – Pollution atmosphérique, d’abord, sur ce point, il est vrai, les constructeurs ont la partie belle : parmi tous les transports à moteur, l’avion supersonique apparaît comme le plus propre. Sur les milliards de tonnes de polluants que l’homme rejette chaque année dans l’atmosphère, paquebots et automobiles, pour transporter 1000 passagers sur 1000 kilomètres, en émettent 0 kg 800 ; les avions à hélice, 5 kilos ; les locomotives diesel, 1 kg 800 ; les avions à réaction subsoniques, 0 kg 350, et les avions supersoniques, au stade actuel de la technique, 0 kg 300 seulement.
2 – Pollution acoustique, ensuite. Là, Concorde doit plaider coupable. Les essais effectués l’an dernier par le prototype 002 britannique au-dessus du Lancashire pour tester le “bang” n’était guère ressenti que comme une sorte de grondement en tonnerre lointain, et les troupeaux de vaches servant de cobayes aux experts du ministère de la Technologie n’ont pas levé les cornes. Pourtant, le ministère a déjà enregistré plus d’un millier de demandes de dédommagement, dont la plus petite, celle d’un Ecossais, se monte à 2 F 80 pour bris de deux tuiles. Soucieux de ménager l’opinion, les constructeurs ont présenté leurs études de marché en retenant comme hypothèse que le vol supersonique ne serait autorisé qu’au-dessus des océans, ce qui diminuera d’environ 20% le marché de l’appareil.
3 – Une grande difficulté reste celle du bruit au décollage. M. Andrew Stein, jeune député démocrate de l’Etat de New York, qui a participé à la campagne contre l’avion de transport supersonique américain aux côtés du sénateur William Proxmire, a récemment passé deux jours à Filton pour voir Concorde, de près. A son retour, il déclarait : “C’est une splendide réussite technologique, mais l’avion ne se posera pas à Kennedy Airport ». L’Etat de New York prépare, en effet, une loi qui limiterait en 1975 le niveau acceptable de bruit à 108 décibels au décollage et à l’atterrissage. Or Concorde, comme d’ailleurs la plupart des appareils actuellement en service, dépasse ce niveau. Interdire Concorde à New York, et, sans doute, sur d’autres aéroports américains, ce serait lui fermer le marché pour lequel il a été essentiellement conçu : celui de l’Atlantique Nord.
Certes, les constructeurs assurent pouvoir réduire sensiblement ce bruit avant la mise en service de Concorde en 1974. Ils estiment également que, d’ici là, les Américains auront relancé leur projet d’avion supersonique, diminuant d’autant leur hostilité au projet franco-britannique. Mais, surtout, ils pensent que le Tupolev 144, l’avion supersonique soviétique qui doit rentrer en service en 1973, obligera tous les Occidentaux à se mettre finalement d’accord.
Règles
Enfin, reste le problème essentiel du rayon d’action de l’appareil, qui, pour M. Servan-Schreiber, constitue un barrage infranchissable. Il remarque : “Sur le trajet Paris-New York, il ne reste au Concorde, en arrivant au bout de sa course, qu’une demi*heure environ de réserve de vol…. Cette limite ne permet pas d’entrer dans le trafic d’atterrissage des aéroports internationaux, comme ceux de New York, où l’attente est déjà, souvent, d’une heure et parfois de beaucoup plus”.
A cela, M. Millson répond : “Les règlements internationaux prévoient, en fonction de la distance parcourue, une certaine réserve de carburant au moment de l’atterrissage prévu. Je puis vous certifier que Concorde respectera ces règles. La capacité de carburant de diversion correspondra, sur un vol Paris-New York, à deux heures d’attente au-dessus de New York ».
En privé, il est vrai, M. Pompidou lui-même ne cache pas que Concorde est un “avion-limite”, et qu’il lui faudra obtenir non seulement le droit d’atterrir aux Etats-Unis, mais aussi la priorité d’atterrissage sur les autres appareils. “Et si cette priorité était refusée » ?, lui demandait-on récemment. “On irait quand même et on verrait bien une fois qu’on serait au-dessus….”, répondait en souriant le chef de l’Etat… Boutade, certes, mais qui montre que l’optimisme des techniciens demande encore quelques solides étais.
Sans les attendre, les constructeurs s’apprêtent désormais à commercialiser l’appareil. Le dossier technique présenté le mois dernier aux 16 compagnies aériennes qui ont pris 74 options n’est encore qu’au stade préliminaire : le dossier définitif sera remis à l’automne. Et les premières commandes fermes devraient être enregistrées avant la fin de l’année.
Elles seront essentiellement fonction de l’effort consenti par les constructeurs pour vendre l’appareil à des prix qui en justifieront une exploitation raisonnable, déclare à l’Express M. Pierre-Donatien Cot, directeur général d’Air France. Il faudra donc, au départ, soit diminuer artificiellement le prix de l’appareil, soit accorder aux compagnies des modalités de crédit satisfaisantes. Bref, amorcer la pompe.
Concorde aura au un départ commercial difficile, conclut M. Cot. Mais certains transporteurs se jetteront à l’eau si on leur donne une bouée de sauvetage. Une fois l’affaire démarrée, tout le monde volera au secours de la victoire.
Peut-être…. Mais, en attendant, rien ne sera sûr tant que l’on ne saura pas de façon précise :
1 – Si Concorde pourra ou non atterrir aux Etats-Unis – car, dans l’hypothèse d’une réponse négative, le nombre d’options tomberait, au bas mot, de 74 à 45.
2 – Quel est le prix de vente de l’appareil, prix que les ministres réunis à Londres n’ont pu fixer : la pierre d’achoppement serait venue de Rolls-Royce, qui voudrait bien tirer le profit maximum de son réacteur Olympus pour pallier quelque peu ses difficultés. Si le prix envisagé le mois dernier – 150 millions de Francs environ – devait être dépassé, les compagnies seraient certainement réticentes.
Retombées
Alors, finalement, Concorde sera-t-il rentable ou non ? On sait déjà que, dans l’hypothèse la plus optimiste, même si l’appareil constitue une réussite commerciale, les 11 milliards dépensés par la France et la Grande-Bretagne pour la mise au point du programme ne seront pas tous récupérés. Mais comment calculer les bénéfices en retombées techniques, en paix sociale et en coopération franco-britannique que ces milliards auront produits ?
Comment- surtout – chiffre la rentabilité du prestige et ses retombées dans le monde international des affaires ? Comment évaluer, par exemple, ce qu’un avion comme “Caravelle » a rapporté à la France par sa seule présence, sur presque tous les grands aéroports du monde, lorsqu’il montrait ou démontrait à des millions d’étrangers que la France pouvait produire autre chose que du vin et des parfums ? Les 42 “Caravelle » d’Air France – 14% des “Caravelle » vendues dans le monde – ont déjà transporté près de 30 millions de passagers. Qui peut assurer que, dans quelques années, il n’en sera pas de même pour Concorde ?
En fait, pour beaucoup, Concorde est devenu le symbole – haïssable ou admirable – du progrès pour le progrès. Au moment où les sociétés industrielles s’interrogent pour savoir quelle sorte de progrès est désormais tolérable, Concorde a le mérite de provoquer, sur son cas exemplaire, un débat universel. S’y affrontent, finalement, les idées que les hommes se font de leur avenir. Les optimistes prétendent que cette prise de conscience vaut bien les milliards de Francs que la France lui aura consacrés.
Concorde 1971
477 chefs d’entreprises françaises importantes ont reçu un questionnaire de l’Aérospatiale intitulé Enquête Concorde 1971. 204 y ont déjà répondu. L’Express publie en exclusivité certains éléments de ces réponses.
1 – Tarifs : Placées devant trois hypothèses de tarifs, les entreprises estiment qu’elles choisiront Concorde pour 46% en moyenne, des voyages long-courrier de leur personnel, si le tarif est supérieur de 30% à celui de la classe économique actuelle. Pour 21% de ces voyages, si le tarif est supérieur de 50%. Pour 9% de ces voyages, si le tarif est supérieur de 70%.
2 – Fréquence des voyages : 53% des chefs d’entreprises interrogés pensent que Concorde leur permettra d’augmenter la fréquence des voyages de leur personnel vers l’Amérique du Nord, l’Extrême-Orient, l’Amérique du Sud, l’Australie, l’Afrique du Sud et l’URSS.
3 – Avantages : Quatre chefs d’entreprise sur dix estiment que la mise en service de Concorde transformera la conception et l’organisation actuelle des voyages d’affaires à l’étranger. Pour les raisons suivantes : gain de temps dû à la vitesse, diminution de fatigue, multiplication des contacts professionnels, diminution des frais de séjours.
Les arguments de M. Servan-Schreiber
Dans une lettre ouverte au président de la République, publiée jeudi matin par l’Aurore, à la veille du voyage de M. Pompidou sur Concorde, M. Jean-Jacques Servan-Schreiber a développé les raisons pour lesquelles un renversement dans nos priorités aéronautiques devrait, selon lui, intervenir avant l’automne.
Voici quelques extraits de cette longue lettre, où le député de Nancy exprime, dit-il, les remarques simples qu’il est en mesure de présenter.
1 – Le Concorde actuel, celui que vous essayez et qui vise le certificat de navigabilité pour fin 1973-début 1974, n’est pas en état d’atterrir de l’autre côté de l’Atlantique. Et il ne pourra pas non plus en décoller.
Pourquoi ne pourra-t-il pas atterrir ? Sur le trajet Paris-New York, il ne reste au Concorde, en arrivant au bout de sa course, qu’une demi-heure environ de réserve de vol. Cette limite interdit d’ores et déjà l’exploitation éventuelle de lignes atlantiques partant de Francfort, Hambourg, Rome ou Berlin. Mais surtout
elle ne permet pas, même de Paris ou de Londres, d’entrer dans le trafic d’atterrissage des aéroports internationaux, comme ceux de New York, où l’attente est déjà, souvent, d’une heure, parfois beaucoup plus, sans qu’aucune priorité soit techniquement possible. M. Marcel Dassault a raison : ce n’est qu’en 1978 ou 1980 qu’un supersonique, dont le Concorde actuel n’est qu’une préface de laboratoire, pourra être exploité (…)
Pour le décollage (…) les techniciens à l’unanimité l’ont confirmé, et encore une fois, M. Marcel Dassault : du point de vue du bruit, c’est une poussée à sec de 27 tonnes au décollage qu’il faudra pour le réacteur du futur supersonique exploitable. Celle des moteurs du Concorde est de 17 tonnes. Il s’agit bien d’un délai nécessaire de quatre à cinq années pour aboutir à un appareil utilisable.
2 – Le gouvernement de Londres est en possession, depuis le début avril, d’un rapport de la BOAC. La ligne anglaise intercontinental attire son attention, au*delà des problèmes techniques qui viennent d’être évoqués, sur quelques considérations économiques complémentaires. (…)
Aussi le ministre anglais des Transports n’a-t-il accepté, le mois dernier, que le dixième de l’engagement financier réclamé par votre ministre : 50 millions d’engagements nouveaux de dépenses en 1971, le reste étant sujet à un révision à la fin de l’année. (…)
Le plus grave, le plus inexcusable, n’est pas de perdre encore quelques mois sur le Concorde ; ce serait de liquider, par ces mois-là d’incertitude et d’inaction, la chance qui se présente à nous si nous décidons de la saisir : celle de l’Airbus, l’avion clef des années 70.
Savez-vous exactement, Monsieur le Président, ce qui se négocie en ce moment entre Londres et Washington ? J’y viens. L’urgence est là.
3 – Quand le président anglais de la BEA, la British European Airways, M. Marking, il y a trois semaines, a examiné lui-même le prototype de l’Airbus européen A300B, il en a tiré des conclusions capitales. Il les a rendues publiques à Londres, et je n’ose imaginer pourquoi on les é tues à Paris.
Il a déclaré, en effet, que si la construction en série de cet avion, relève multiplié de la Caravelle, était immédiatement décidée (c’est-à-dire en priorité sur le Concorde), il recommanderait que la BEA s’équipe en Airbus A300B plutôt que d’acheter son concurrent américain le plus direct, le Tristar de la compagnie Lockheed.
Annonce décisive. Elle signifie que nous pouvons, enfin, sur un marché industriel majeur, prendre de vitesse la concurrence américaine, assurer pour cinq à dix ans le plan de charge et le plein emploi dans notre industrie aéronautique, qui deviendrait enfin rentable, source de richesse nationale. Mais s’est sur cette occasion exceptionnelle que plane une menace immédiate : la négociation funeste que le gouvernement anglais, traumatisé par la faillite de Rolls-Royce, a engagée avec Lockheed et le gouvernement américain.
La condition posée par Lockheed, est confirmée par Washington, c’est que les lignes anglaises, en particulier la BEA, se lient par contrat à s’équiper avec le Tristar. Ce qui signifierait la fermeture du marché européen de notre Airbus, ainsi condamné avant même d’être né.
A l’heure qu’il est, les Anglais hésitent, et c’est bien le moins. Car ce contrat, désastreux pour nous, est pour eux léonin. Le Tristar est nettement moins adapté à l’Europe, et à ses distances, que l’Airbus A300B. Il coûtera beaucoup plus cher à l’achat comme à l’exploitation : il est équipé de trois réacteurs, alors que deux seulement sont nécessaires, et son rayon d’action sera de près de 5000 kilomètres, alors qu’en Europe 2000 suffisent.
Comment éviter la double capitulation de l’Europe, de l’Angleterre et de la France, prenant à leur compte les déficits écrasants du supersonique et abandonnant à l’Amérique tous les bénéfices du marché de l’Airbus ? Sommes-nous vraiment condamnés à cette aberration ?
Vous savez, vous devez savoir, Monsieur le Président, que nous ne le sommes pas. La solution existe. Elle dépend seulement d’une décision politique. Si nous prenons, si vous prenez, cette décision de salut, si nous mettons en commun notre Airbus A300B (construit avec les Allemands et les Hollandais) et un réacteur qui pourra être anglais, nous sortirons, nous Français, d’un gouffre financier pour aborder un vrai marché, et nous éviterons à l’Angleterre le vertige d’une abdication. Pour la première fois, nous ferons de l’Europe une réalité industrielle, technologique, commerciale – une vérité.