Les secrets de Concorde
Voici pourquoi l’Amérique s’est laissé battre de vitesse par les Français et les Anglais.
Pendant mon séjour en France, je ne veux voir aucun journaliste. C’est Charles Lindberg qui parle. Il a perdu le sourire juvénile du héros, ce fameux sourire qui conquit si bien les foules accourues au Bourget au matin du 20 mai 1927. A bord de « Spirit of Saint-Louis“. Il venait alors de franchir l’Atlantique pour la première fois. En trente-trois heures trente minutes de vol.
Aujourd’hui, c’est un gentleman grisonnant. De sa jeunesse il ne conserve que la démarche des gars du Middle-west. Il est devenu un homme important, un homme d’affaires : le conseiller technique de la Pan American Airways, la plus grande compagnie au monde.
Il s’engouffre dans un immeuble du boulevard de Montmorency. Il n’y a pas de journaliste. Sans doute pour ne pas étaler au grand jour la plus surprenante des défaites américaines. Les Etats-Unis viennent de perdre une bataille dans un domaine où ils régnaient jusqu’ici sans rivaux : la construction aéronautique. Et Charles Lindberg amène avec lui la rançon de cette défaite : un chèque de près d’un milliard d’anciens francs. Telle est la garantie exigée pour la commande de six Concorde, six avions supersoniques construits en commun par les Français et les Anglais.
A Toulouse, un homme, aux cheveux grisonnants lui aussi, sourit de toutes ses dents. C’est Lucien Servanty, l’homme d’une seule passion. Depuis aussi longtemps qu’il se souvienne, il passe ses jours et ses nuits à dessiner des modèles d’avion, tous plus révolutionnaires les uns que les autres.
Le dernier, le Trident, a remporté le record du monde de vitesse ascensionnelle. A 2000 km/h, il grimpait en chandelle jusqu’à 20.000 mètres d’altitude. Mais le Trident, le meilleur intercepteur du monde, a été envoyé à la ferraille par un ministre de la Guerre chargé des affaires courantes pendant une crise ministérielle…. Servanty continue cependant à dessiner. Pour les clients civils de Sud Aviation cette fois, il arrive à Toulouse au moment où les compagnies aériennes s’équipent en jets Boeing 707, Douglas DC-8, Caravelle. Déjà, il voit plus loin, au-delà du mur du son et, dès 1960, il donne le jour aux premières maquettes de Concorde qui s’appelait alors Super-Caravelle.
Les Américains n’y croient pas.
C’est beaucoup trop tôt, disent-ils. Les compagnies ne sont pas sur le point de changer leur matériel. Les Français sont trop pressés. Présomptueux aussi car les problèmes à résoudre sont immenses. L’avion supersonique n’est pas pour demain. Il y a encore trop d’obstacles. Laissons donc les Français essuyer les plâtres.
Ces obstacles, quels sont-ils.
Vaincre le mur du son, dépasser Mach 1, il y plus de quinze ans que cet exploit a été réalisé par Charles Yeager, à bord d’un « Bell XI”. Depuis, les avions de chasse le franchissent chaque jour sans problème. C’est vrai, mais les avions de ligne ne sont pas des avions de chasse.
Plus un appareil va vite, plus grand est l’échauffement provoqué sur les parois du fuselage par le frottement de l’air. Caravelle vole à 850 km/h. L’échauffement n’est que de 25°C, ce qui est négligeable. Mais à Mach 2,2 l’échauffement sera de 132°C. Il serait de 293°C à Mach 3. C’est donc dans un véritable four qu’il faudra faire vivre une centaine de passagers, qu’il faudra stocker aussi les milliers de litre de carburant nécessaires aux longs courriers.
Surtout, pour résister à cette chaleur, il faudra des matériaux nouveaux. On sait déjà que les alliages actuels ne résistent pas à plus de 150°C. C’est qu’au cours des vols supersoniques les alternatives de chaud et de froid entraînent d’importantes dilatations du métal.
Sur les appareils militaires – les seuls qui puissent nous donner des indications – ce n’est pas très grave. Les avions militaires sont réformés après 2500 heures de vol et ils ne volent pas en une seule fois plus de trente minutes aux vitesses supersoniques.
Au contraire, pour être rentable, un appareil commercial doit durer de 30.000 à 50.000 heures de vol. Il doit aussi voler au-dessus de la vitesse du son pendant plusieurs heures.
Comment les matériaux vieillissent-ils ?
La première des chercheurs fut de le découvrir. On peut dire qu’aujourd’hui les Français et les Anglais y sont parvenus. Les Français et les Anglais car, dès 1962, Sud Aviation s’unissait à la British Aircraft Corporation. La France et la Grande-Bretagne décidaient ainsi de mettre en commun leurs capitaux et leurs connaissances. Super-Caravelle devenait Concorde.
Depuis, des deux côtés de la Manche, les deux équipes travaillent. Les querelles à propos de l’admission de l’Angleterre au Marché Commun n’ont pas une seconde refroidi leur enthousiasme. Lorsqu’on leur en parle, les ingénieurs anglais répondent ”Cela ne me regarde pas“.
Déjà, 3 000 heures de vol fictif ont été effectuées dans les souffleries de Suresnes, de Modane, de Cannes, de Chatillon et de Farnborough. Pendant 25.000 heures, les pièces du futur avion ont été soumises à des alternatives de chaud et de froid pour vérifier la résistance des alliages.
Certaines pièces ont même été taillées dans la masse.
Dès maintenant on peut faire le bilan, savoir ce qui est acquis définitivement et les problèmes qui restent encore à résoudre.
– Acquis définitivement : le profil, le fuselage, la voilure, la climatisation, le choix des alliages, le type de réacteurs.
– Problèmes non encore résolus : la forme définitive du nez, l’entrée d’air dans les réacteurs, la postcombustion.
– Les étapes même sont fixées : en 1966, décollera le premier prototype. En 1970, les appareils commenceront à être livrés aux compagnies.
Alors Paris sera à 2h56mn de New York, à 1h30mn de Moscou, à 5h30mn de Rio de Janeiro, à 10h25mn de Tokyo. Soumises comme elles le sont à la dure loi de la concurrence. Il faudra bien que les compagnies s’équipent en avion supersoniques à partir de 1970.
D’ici là, les Américains auront-ils eux aussi des appareils supersoniques sur le marché ? Pour y parvenirn ils ont eu, l’année dernière, un sursaut désespérer.
Ils venaient d’apprendre que les Russes envisageaient de mettre au point une version commerciale de leur bombardier ”Touchino“ qui volerait à Mach 2,2 et emmènerait 200 passagers. Ils ressortirent en vitesse de leurs cartons le « Walkyrie », un futur puissant avion de reconnaissance volant à trois fois la vitesse du son avec six réacteurs. Ils ont dû abandonner ce projet. Le problème du mur de la chaleur aurait coûté trop cher à résoudre. L’avion n’aurait pas été rentable.
Tout cela, disent les Américains, vient de ce que le budget de la recherche aéronautique est dérisoire. La NASA qui le distribue consacre 5696 millions de dollars à la recherche spatiale, aux projets Gemini, Apollo, Saturne : aux problèmes de la propulsion nucléaire et chimique. Pour l’aéronautique, il ne reste que 16 millions de dollars. Pris de court, les Américains hésitent. Ils ne sont pas d’accord sur l’avion à construire. North America et Convair voudraient qu’il vole à Mach 3. Boeing répond plus raisonnablement qu’un appareil sensiblement identique à Concorde permettrait de vendre quelques-uns des trois cents avions supersoniques dont le monde aura besoin à partir de 1970.
Oui, affirme l’ingénieur Lucien Servanty, nous mettrons tout le paquet pour gagner la bataille.
La construction des avions obéit aujourd’hui à des règles très précises. En partant du point zéro, on sait qu’il fait d’abord deux à trois ans de recherches, qu’il faut ensuite dix-huit moi pour construire le premier prototype, deux ans d’essais en vol ou au sol, quinze mois encore avant que les premiers appareils soient livrés au public.
Calculez. Même si les Américains partent aujourd’hui – et ils ne sont pas encore partis – ils ne seront jamais prêts en 1970. Nous, si. Mais l’aviation, ce n’est pas le Tour de France. Lorsqu’un coureur a réussi à s’échapper, il est sûr de n’être jamais rattrapé.