Cet article est tiré d’une brochure rédigée par Pratt & Whitney et présentant les problèmes que pose au motoriste l’avion de transport supersonique. C’est là sans aucun doute le prochain stade dans l’évolution de l’avion de ligne. Le moteur jouera un rôle important car il appartiendra au motoriste, entre autres, de dire si cet avion doit être conçu pour croiser à Mach 2 ou à Mach 3.

La configuration exacte de l’avion de ligne supersonique est encore bien difficile à définir. Il faut, avant de pouvoir s’en faire une idée, résoudre une quantité de problèmes complexes et prendre certaines décisions fondamentales pour ce qui concerne en particulier les dimensions de l’avion et sa vitesse de croisière. Un petit point toutefois est absolument sûr : pour s’imposer en tant que moyen de transport régulier l’avion supersonique devra être capable d’affronter la concurrence des autres types d’avions sans aucune subvention gouvernementale.

Le problème des frais d’exploitation sera donc capital ; or on estime actuellement que le carburant représentera sensiblement la moitié du poids total au décollage d’un avion supersonique. A lui seul, le prix du carburant s’élèvera peut-être à plus de la moitié des frais directs d’exploitation et c’est pour cette raison que la consommation de carburant sera le premier critère à considérer dans le choix du groupe de propulsion. En outre, le potentiel du moteur ainsi que les frais d’entretien et de réparation (prix des pièces détachées et main-d’œuvre) sont aussi des éléments importants des frais d’exploitation.

Lorsque l’on parle d’un avion de transport supersonique, le premier point à définir est la vitesse de croisière. Il est généralement admis qu’il existe deux régimes, bisonique et trisonique, correspondant à deux types d’avions différents. L’avion bisonique présente l’avantage de permettre l’utilisation de cellules en alliages légers de construction classique, mais il ne se prêtera à aucune amélioration notable des performances. L’avion trisonique en revanche ouvre de larges perspectives d’avenir, mais soulève des problèmes de fabrication et de métallurgie. Il faut, dans ce cas, employer de l’acier ou des alliages résistant aux températures élevées ; la réalisation d’un avion trisonique serait donc plus longue que celle d’un avion bisonique.

Un avion bisonique pourrait être équipé d’un turboréacteur classique ou d’un turboréacteur à double flux comme ceux qui sont représentés schématiquement ici. On a dans les deux cas un moteur à deux arbres et une tuyère à section variable.

C’est la valeur de Mach 2,3 qui est généralement admise comme démarcation entre ces deux types d’avions. Supposons que le moins rapide soit choisi ; les travaux d’études et de réalisation dureraient moins longtemps et coûteraient moins cher. Certains principes généraux peuvent d’ores et déjà être dégagés pour ce qui concerne le choix du propulseur d’un avion bisonique. Le turboréacteur à postcombustion peut être éliminé d’emblée à cause de sa consommation de carburant élevée et de son bruit excessif. Le même turboréacteur sans postcombustion serait acceptable du point de vue du bruit, mais il ne fournirait pas une poussée suffisante pour le décollage et la montée. Seul pourrait convenir un turboréacteur doté d’un dispositif économique d’augmentation de poussée, par exemple postcombustion en bout de tuyère.

Il ne faut pas oublier qu’un avion supersonique ne vole pas toujours à son régime optimal et qu’en fait il consomme plus de 40% de son carburant à des vitesses subsoniques. Dans ces conditions, il peut être avantageux de sacrifier quelque peu sur la consommation en croisière au profit de la consommation en régime subsonique, du niveau de bruit et du poids. Dans ce cas, le turboréacteur à double flux avec réchauffe du flux secondaire semble prometteur.

Comparaison des caractéristiques du turboréacteur classique et du turboréacteur à double flux en croisière bisonique à 17.000 mètres d’altitude.

Le premier diagramme représente la consommation spécifique de carburant en fonction du taux de compression et montre que les moteurs à taux de compression élevé sont, dans ce cas, les plus économiques.

Les deux autres diagrammes représentent respectivement la consommation spécifique de carburant et le rapport poids/poussée en fonction de la température à l’entrée de la turbine. On constate que le turboréacteur classique consomme moins que le turboréacteur à double flux ; mais ce dernier a un rapport poids/poussée plus faible.

L’exploration du régime trisonique entreprise par Pratt & Whitney révèle qu’un turboréacteur à taux de compression moyen (par exemple 8 au niveau de la mer) constitue la solution la plus économique, donc la meilleure pour l’avion de transport supersonique. Ce moteur pourrait être un turboréacteur à double flux qui de toute façon serait doté d’un dispositif d’augmentation de la poussée. Un combiné turbo-statoréacteur pourrait également présenter quelque avantage à Mach 3 et au-delà, à condition que la sécurité de fonctionnement de  ce type de propulseur soit accrue ; c’est là une condition indispensable pour l’exploitation commerciale, mais cela supposerait de longues recherches dans des domaines encore mal connus.

Une étude comparative des performances du turboréacteur classique et du turboréacteur à double flux respectivement utilisés à Mach 2 et à Mach 3 met en évidence quelques caractéristiques intéressantes :

– La valeur du taux de compression correspondant à la plus faible consommation de carburant est élevée à Mach 2, mais nettement plus faible à Mach 3.

– A Mach 2 le turboréacteur classique consomme moins de carburant que le turboréacteur à double flux, mais à Mach 3 c’est ce dernier qui reprend l’avantage du point de vue de la consommation.

A Mach 2 comme à Mach 3 le turboréacteur à double flux offre un rapport poids/poussée plus faible que le turboréacteur classique, surtout dans les conditions de fonctionnement qui correspondent à des températures à l’entrée de la turbine compatibles avec l’exploitation commerciale.

Un avion trisonique pourrait être équipé de l’un de ces trois propulseurs. Qu’il s’agisse d’un turboréacteur classique à un seul arbre (en haut) ou d’un turboréacteur à double flux à deux arbres (au centre) le taux de compression n’est pas très élevé. Le turboréacteur à double flux avec réchauffe du flux secondaire en bout de tuyère (en bas) offre une troisième possibilité. On remarque que ce dernier propulseur fonctionne comme un turbo-statoréacteur

Comparaison des rendements thermiques de trois moteurs à réaction en régime supersonique. Les courbes représentent, de gauche à droite, un turboréacteur à taux de compression élevé, un turboréacteur à taux de compression moyen et un turbo-statoréacteur.

Si l’on ajoute à ces considérations celle de la souplesse d’utilisation, c’est encore le turboréacteur à double flux qui est le plus avantageux. Les frais directs d’exploitation et toute l’économie du vol sont profondément influencés par la proportion de carburant consommé dans les diverses configurations de vol autres que la croisière supersonique pour laquelle l’avion a été conçu (les Américains parlent de off-design operation). La consommation spécifique relativement peu élevée du turboréacteur à double flux tant en croisière subsonique qu’en attente à faible altitude constitue un argument de plus en faveur de ce type de moteur.

Quel que soit le moteur adopté pour l’avion de transport supersonique – turboréacteur classique ou turboréacteur à double flux – il faudra absolument réduire la consommation spécifique de carburant, ce qui obligera à augmenter la température à l’entrée de la turbine. Les techniciens devront en premier lieu réaliser des pièces capables de travailler longtemps à des températures élevées. Le motoriste aura non seulement à garantir comme toujours la sécurité de fonctionnement du moteur, ce qui est essentiel en matière d’exploitation civile, mais encore à limiter les dépenses imputables à des déposes du moteur ou à des remplacements de pièces imprévisibles. Ces problèmes ne peuvent être résolus que par la mise au point de nouveaux matériaux et par l’invention de procédés spéciaux pour refroidir les éléments soumis à des températures critiques, par exemple les aubes de turbine et de distributeur. La société Pratt & Whitney qui travaille depuis plusieurs années à la solution des problèmes posés par le fonctionnement à température élevée de turbines refroidies ou non vient de mettre en service un laboratoire consacré exclusivement aux recherches sur les matériaux réfractaires.

Comparaison des caractéristiques du turboréacteur classique et du turboréacteur à double flux en croisière trisonique à 20.000 mètres d’altitude. La consommation spécifique de carburant est tracée en fonction du taux de compression et de la température à l’entrée de la turbine.

Le troisième diagramme représente le rapport poids/poussée en fonction de la température à l’entrée de la turbine. Lorsque l’on tient compte de tous ces facteurs, on constate que le turboréacteur à double flux constitue, dans ce cas, la meilleure solution.

Il y a beaucoup à faire aussi dans le domaine des carburants. Dans un avion supersonique, le carburant devra remplir deux fonctions différentes puisqu’il servira à refroidir la structure de l’avion avant d’alimenter les moteurs. On conçoit que l’évacuation de la chaleur par un agent volatile et très inflammable pose de graves problèmes de sécurité. Le technicien aéronautique ne sera toutefois pas seul pour les résoudre et le chimiste de son côté, devra s’attacher à trouver des carburants et des lubrifiants compatibles avec les températures élevées engendrées sur un avion supersonique.

Les performances des moteurs d’un avion supersonique sont étroitement liées à l’efficacité des entrées d’air et des tuyères d’éjection. Lorsque la vitesse augmente, Le compresseur joue un rôle de moins en moins important à mesure que croît l’effet de compression dynamique dans l’entrée d’air. Plus de 4000 heures d’essais en soufflerie ont permis à Pratt & Whitney d’expérimenter quelque 220 configurations différentes d’entrées d’air. Dans le cadre du même programme de recherche, 415 types différents de tuyères à section variable ont été essayés au cours de 8500 heures d’essais en soufflerie. Grâce à ces recherches approfondies, Pratt & Whitney a pu définir une tuyère d’éjection dotée de soupapes aérodynamiques et de volets de bord de fuite. Cette configuration élimine la plupart des difficultés inhérentes aux tuyères convergentes-divergentes.

Il est évident que la conception d’un propulseur pour un avion supersonique sera longue et laborieuse. Pratt & Whitney estime cependant que l’on peut d’ores et déjà évaluer le temps nécessaire à cette réalisation. Si les cahiers des charges sont établis en collaboration avec tous les intéressés et si les crédits nécessaires sont alloués en temps voulu, l’avion supersonique pourra être mis en service en moins de dix ans. Cette période comprendra deux ans d’études, puis deux ans et demi de mise au point du moteur. En estimant à dix-huit mois le temps nécessaire aux essais des prototypes, on peut donc espérer avoir des moteurs de série au bout de six ans. Un tel programme permet d’envisager le premier vol d’un avion trisonique équipé de moteurs prototypes au cours de la sixième année, l’avion pouvant alors être mis en service huit ans après le début de l’étude. Si les autorités compétentes décidaient la construction d’un avion de transport bisonique avec des matériaux classiques, les délais ci-dessus seraient considérablement réduits.