Par Hall L. HIBBARD et Robert A. BAILEY

 Lockheed Aircraft Corporation – Burbank – Californie

La rédaction

Les opinions des ingénieurs de Convair, Boeing et Douglas au sujet de la formule probable des futurs avions de transport supersoniques et de l’exploitation des services supersoniques ont été présentées dans un numéro récent d’Interavia. A l’époque cependant les idées de Lockheed sur le sujet n’avaient pas été exprimées, en sorte que la rédaction a accueilli avec ferveur la possibilité de publier l’étude ci-après établie par MM. Hall L. Hibbard, premier vice-président de Lockheed et de Robert A. Bailey, ingénieur en chef de la division Lockheed de Californie.

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Pour Lockheed, de même que pour les autres constructeurs d’avions commerciaux des Etats-Unis, il semble certain que l’avion de transport supersonique fera son apparition sur les routes aériennes du monde entre 1965 et 1967.

Aux deux questions déterminantes, à savoir : la construction d’un tel avion est-elle possible ? Et les compagnies disposeront-elles des capitaux nécessaires pour leur achat ? On peut répondre par l’affirmative.

Le point principal qui reste à déterminer avec quelque exactitude, c’est l’époque à laquelle seront inaugurés les premiers services réguliers d’avions supersoniques. Selon nos propres estimations, il semble que la période suivant immédiatement 1965 soit la plus probable, à condition qu’une décision ferme soit prise dès cette année quant au lancement du projet.

Nous nous arrêtons à cette période pour deux raisons ! Une analyse du temps requis pour l’étude et la mise au point des principaux avions de transport mis en service au cours des 15 dernières années fait apparaître qu’un nouvel avion obtient son certificat de navigabilité 4 ans et 10 mois en moyenne après la mise au point des moteurs prévus. Une étude des plannings possibles démontre que la réalisation de l’avion de transport supersonique demandera un délai comparable. Il n’y a aucune raison pour que nous ne soyons pas en mesure de commencer en 1965 à livrer les avions de cette catégorie aux compagnies.

La question de savoir si celles-ci, de leur côté, seront financièrement en mesure de mettre les appareils en service à une époque aussi rapprochée est plus douteuse. Cependant nos études tendent à démontrer qu’elles en auront les possibilités. Une estimation des ressources dont pourront disposer les compagnies, faisant intervenir leurs actions, l’amortissement du matériel volant actuel et les bénéfices versés à la réserve établit que, si l’on fixe à 1965 la mise en service de l’avion de transport supersonique, le montant du financement requis de l’extérieur serait inférieur aux sommes qu’implique le financement des avions à réaction subsoniques d’aujourd’hui. En outre, nos études démontrent que l’accroissement présumé du trafic justifiera la mise en service d’un nouvel avion de transport entre 1965 et 1967.

Nous ne sommes pas seuls à partager cette conviction, M.T. Car Wedel, vice-président de la First National City Bank of New York, qui, sur le plan mondial, occupe une position prééminente en matière de financement des avions achetés par les compagnies de transport, a déclaré récemment que l’avion de transport supersonique fera son apparition bien avant 1970 et que si les premières années de l’âge de la réaction révèlent une réussite sur le plan des finances et sur celui de l’exploitation, il n’y a rien qui interdise de supposer que les préteurs ne soient pas au moins disposés à engager en dollars l’équivalent du capital des compagnies, en sorte qu’on peut admettre que la possibilité d’emprunter des capitaux supplémentaires existera très certainement après 1960.

Si l’on considère que l’avion de transport supersonique doit faire son apparition après 1965, il est  intéressant naturellement d’essayer de définir son apparence et son comportement. Lockheed a acquis une vaste expérience du supersonique avec le chasseur F-104 Starfighter de l’U.S.A.F détenteur de nombreux records de vitesse, d’altitude, de montée et d’accélération.

De plus, nous avons consacré une somme considérable d’études, d’analyses, d’expérience en soufflerie et en laboratoire à l’avion de transport supersonique. Sur la base de cette expérience et de ces études, nous avons abouti à une conception assez nette de ce que pourra être l’avion de transport supersonique.

Extérieurement il sera radicalement différent de l’avion à pistons comme de l’avion à turbines actuellement en service (Figure 1). Sans doute se distinguera-t-il surtout par sa formule : il s’agira d’un canard, c’est-à-dire d’un appareil dont le stabilisateur sera situé à l’avant du fuselage, qui portera à l’arrière la voilure trapézoïdale.

D’autres formules sont certainement possibles, mais l’intervention de la position classique de la voilure et de celle du stabilisateur offre un avantage manifeste, en particulier du fait de la réduction des inconvénients inhérents au couple équilibrage-traînée dans le cas du supersonique. Quant à l’envergure de l’aile, elle sera inférieure à celle des avions de transport actuels.

Nous pensons que l’avion de transport supersonique devrait croiser entre 3200 et 3500 km/h, ce qu’il fera d’ailleurs. Les frais d’exploitation directs plus bas, la vitesse commerciale accrue et la longue période pendant laquelle un avion volant à cette vitesse de croisière se maintiendra en service apparaissent comme des avantages tellement positifs qu’il n’est guère fondé d’envisager une vitesse nominale plus faible.

Les études actuelles (Figure 2) font apparaître que le rendement d’un avion en vol exprimé par la distance parcourue par unité volumétrique de carburant atteint son maximum en subsonique entre Mach 0,8 et Mach 0,9 tombe à un niveau peu intéressant entre Mach 1 et Mach 2, pour remonter à des valeurs plus favorables que celles du subsonique entre Mach 3 et Mach 3,5. Volant entre 20.000 et 23.000 mètres, l’avion de transport supersonique croisant à une vitesse de cet ordre parcourra par unité volumétrique de carburant une plus grande distance que les avions subsoniques actuels quatre fois moins rapides.

Des vitesses encore plus élevées sont-elles possibles ? Du point de vue technique, ces vitesses sont certainement intéressantes, mais en raison des difficultés auxquelles donne lieu la propulsion, on peut avancer qu’il ne sera possible d’obtenir des vitesses de croisière plus élevées qu’après 1970. Pour le moment aucun système de propulsion tributaire de l’air atmosphérique n’existe qui permette le vol en hypersonique.

Quoi qu’il en soit l’avion supersonique volant à Mach 3 marquera un progrès immense sur les appareils actuels. Il laissera le soleil derrière lui sur les routes est-ouest. Un passager quittant Londres à 11h00 arrivera à New York à 8h20 dans la matinée du même jour. Un passager quittant New York à midi arrivera à Los Angeles à 10h50. La durée d’un voyage New York-Los Angeles sera de 75 minutes environ.

Figure 2 : rendement de croisière et nombre de Mach : sur la base de la formule Breguet de détermination de la distance franchissable, selon laquelle la distance maximum que peut franchir un avion est directement proportionnelle au produit du nombre de Mach de croisière (M) et de la finesse optimum L/D, mais inversement proportionnelle à la consommation spécifique (s.f.c.) un paramètre calculé à partir de ces variables est figuré en ordonnées en fonction du nombre de Mach.

Ce paramètre atteint son premier maximum pour Mach 0,8 environ, décroît dans le domaine transsonique pour croître à nouveau en même temps que le nombre de Mach jusqu’à atteindre une valeur supérieure au maximum subsonique. Les turboréacteurs sont recommandés jusqu’à Mach 3,4 environ, puis des statoréacteurs sont plus favorable.

L’avion de transport supersonique sera construit en acier inoxydable et en alliages de titane. La température de l’air léchant le revêtement de l’avion sera comprise, entre 250 et 300°C, c’est-à-dire plus de deux fois la température d’ébullition de l’eau. Les alliages d’aluminium qui servent à la construction des avions subsoniques actuels n’y résisteraient pas. En ce qui concerne les techniques de fabrication, nous estimons que la construction, relativement classique, en panneaux faisant intervenir revêtement et raidisseur, pourra être adoptée pour la plupart des éléments importants de la cellule. Pour les entrées d’air, les gaines et le bord d’attaque de la voilure, la construction en sandwich nid d’abeilles pourra être utilisée avantageusement.

Les moteurs pourront être soit des turboréacteurs, soit des statoréacteurs brûlant un carburant de la famille kérosène. Cependant, sur la base des informations actuelles, on peut prévoir que les turbo-réacteurs seront retenus, car en plus de leur mise en œuvre classique, ils disposeront de l’acquis provenant de leur utilisation intensive par l’aviation militaire. Des turboréacteurs supersoniques sont en cours d’études depuis plusieurs années ; il en est qui tournent déjà sur banc et dont les essais en vol pourront intervenir prochainement.

Nos études démontrent que le turboréacteur sans postcombustion sera plus avantageux, mais, de toute manière, le choix à faire entre le moteur à P.C et le moteur sans P.C pourra être dicté par le tonnage de l’avion et la préférence des compagnies de transport.

De nombreuses recherches ont été effectuées en vue de définir la disposition à choisir pour les moteurs (Figure 4). Toutes choses égales d’ailleurs, il semble que la meilleure formule soit celle des moteurs jumelés en fuseaux extérieurs.

En ce qui concerne les dimensions, nous avons la conviction que l’avion supersonique sera moins important qu’on ne le pensait précédemment, à vrai dire son tonnage sera même inférieur à celui des avions de transport subsoniques d’aujourd’hui, ce qui se traduira par un arrêt, au moins temporaire, dans la tendance historique à l’augmentation des dimensions et du poids des avions de transport.

Figure 4 : Des expériences en soufflerie faisant intervenir quatre dispositions différentes pour les moteurs ont fourni des indications sur les pertes probables de finesses (portance/traînée) en vol supersonique. Bien que la troisième disposition (moteurs jumelés en fuseaux extérieurs) soit moins favorable aérodynamiquement que les deux premières, elle a été retenue pour des raisons relevant de la construction et de l’exploitation.

En ce qui concerne les frais d’exploitation directs par siège/km, l’avantage appartient aux gros tonnages, mais une analyse approfondie des conditions d’exploitation du transport aérien faisant intervenir trois modèles d’avions supersoniques de la capacité s’échelonnant de 80 à 220 passagers, nous permet de penser que la rentabilité de l’avion de transport supersonique ne repose pas seulement sur les frais par siège/km (Fig. 3). Il apparaît manifestement que la fréquence des services, la souplesse des possibilités d’emploi et d’utilisation quotidienne que permettent d’obtenir les avions de 80-90 passagers, militent en faveur du moins grand des véhicules considérés.

Certes le transport commercial supersonique pose des problèmes spéciaux, mais il n’en est aucun qui ne puisse donner lieu à une solution. Par exemple, en dépit des chaleurs superficielles élevées, il est possible de maintenir dans la cabine une température confortable sans que les solutions requises soient rédhibitoires du point de vue du poids et de la complication. Nous avons expérimenté en vraie grandeur un élément important d’une paroi de cabine de conception spéciale, comprenant un revêtement extérieur en acier, un matelas calorifuge de fibres de verre et une garniture intérieure de plastique moulé à double paroi conçue pour permettre une circulation continue d’air de refroidissement. Avec ce système, la paroi de la garniture intérieure de la cabine peut être maintenue à la température de 20°C alors que la température superficielle du revêtement atteint 250°C. Pour les hublots, le refroidissement pourra être obtenu avec des glaces multiples entre lesquelles de l’air froid circulerait. Ce système de refroidissement ne sera pas plus lourd, par rapport au poids total de l’avion supersonique, que celui du Lockheed Electra. Sa tenue en service promet d’être favorable, son entretien aisé ; il ne posera aucun problème sortant de l’usuel.

Fig. 3 : Les frais d’exploitation directs (en cents par siège/mille) en fonction du nombre de passagers pour trois types différents d’avions supersoniques, les étapes commerciales étant de 3300 milles marins et l’utilisation annuelle de 3000 heures. Les frais d’exploitation d’un avion subsonique à 132 passagers sont indiqués à titre de comparaison. Lockheed accorde la préférence au quadriréacteur conçu pour un maximum de 90 passagers qu’il tient comme l’appareil pouvant s’adapter dans les meilleures conditions aux longueurs d’étapes et fréquences différentes.

Le problème du bruit sur les aéroports, embarrassant dans le cas des avions à réaction subsoniques, pourrait fort bien donner lieu à de moindres inconvénients avec l’appareil supersonique. Au sol, l’avion à réaction supersonique produira pendant le décollage un bruit plus intense en raison surtout de sa poussée plus forte, mais dès qu’il aura pris l’air, il grimpera plus rapidement, en sorte que les niveaux sonores affectant les riverains des aéroports seront plus faibles, même sans silencieux. Il n’est pas impossible que l’on aboutisse à la suppression pure et simple des silencieux, ce qui se traduira par une amélioration importante des performances. La possibilité de supprimer les silencieux dépend de l’acceptation par le public du son normal du turboréacteur, au même titre qu’il a accepté le sifflet de la locomotive.

Un autre problème se pose : celui du bang sonique qui se manifeste au sol alors que l’avion supersonique croise en altitude. Ce problème interviendra surtout pendant la montée et la descente, car lorsque l’avion supersonique aura atteint son altitude de croisière, il survolera des régions où les bangs soniques cessent d’être une gêne. Des travaux restent à poursuivre sur ce problème, mais nos études démontrent qu’il sera possible de le maintenir dans des limites raisonnables en imposant des vitesses modérées pendant la montée et la descente.

On peut considérer comme un élément favorable le fait qu’en dehors de ses applications commerciales, l’avion de transport supersonique pourra répondre à des besoins militaires, chaque fois que les opérations exigeront des interventions extrêmement rapide. En particulier, sa vitesse et ses frais de mise en œuvre économiques permettent de l’envisager sous la forme d’un transporteur logistique aux possibilités très étendues ; de même il pourra se prêter à la reconnaissance et aux missions spéciales. Dans ces conditions, on peut admettre que le programme de l’avion supersonique sera soutenu financièrement par les militaires, ce qui soulagerait d’autant les compagnies de transport.

En résumé, nous sommes convaincus que l’avion de transport supersonique est parfaitement réalisable en ce sens que tous les éléments relevant de la technique et de l’exploitation peuvent être abordés d’ores et déjà en se fondant sur des connaissances actuelles. Nous savons que nous pourrions respecter les délais permettant la délivrance du certificat de navigabilité en 1965. Nous pensons que cette limite est particulièrement opportune pour deux raisons, la première étant que l’avion apparaîtra au moment propice pour absorber le trafic accru, la deuxième, d’ordre pratique, étant que la situation des compagnies sera sans doute favorable ; d’autre part en 1965 les moteurs requis seront au point.