Le projet franco-anglais “Concorde”

L’accord franco-britannique sur le financement de l’avion de transport supersonique Concorde a été signé le 29 novembre 1962. C’est accord est, après trois ans, l’aboutissement de la phase préparatoire du projet européen le plus important qui ait vu le jour en matière d’aviation commerciale ; des deux côtés, les constructeurs coopéreront étroitement sous le contrôle de leurs gouvernements respectifs pour assurer la construction de deux versions à Mach 2,2 de 90 et 110 tonnes. Le Concorde doit entrer en service régulier au plus tard en 1970. Le réalisme de ces intentions est souligné par la nature et l’ampleur des arrangements prévus pour l’exécution du projet.

Le contrôle au niveau le plus élevé est assuré par un comité permanent composé de fonctionnaires français et britanniques. Deux comités des directeurs dirigeront l’ensemble du programme de mise au point et de production. On trouvera plus de détail à ce sujet dans le tableau qui accompagne ces lignes.

La Grande-Bretagne et la France partageront les frais de financement du programme qui s’élèveraient en première approximation à 1,85 milliards de NF (150 millions de livres sterling). Le programme de ventes serait également réparti entre les deux pays. La France (Sud-Aviation) assurerait soixante pour cent des travaux de mise au point de la cellule et la Grande-Bretagne (BAC) quarante pour cent. Pour ce qui est des moteurs, les proportions seraient en gros inversées.

Les détails sur la division du travail entre Sud-Aviation et British Aircraft Corporation n’ont pas encore été officiellement annoncés. Les motoristes par contre ont établi leur programme de travail il y a plusieurs mois. Le constructeur anglais Bristol Siddeley fournira les turboréacteurs et la firme française SNECMA sera responsable du système de post-combustion, de la tuyère d’éjection divergente-convergente, des inverseurs de poussée et des silencieux.

Le protocole signé le 27 novembre prévoit que la France et la Grande-Bretagne construiront chacune un prototype ; la France assurera ensuite la construction d’une présérie de la version moyen-courrier et la Grande-Bretagne une présérie de la version long-courrier. Dans la production finale des deux versions on emploiera les mêmes gabarits et outillages. Les fabricants d’ensembles principaux et de sous-ensembles seront pris dans les deux pays mais chaque sous-traitant livrera sa production – lorsqu’elle pourra servir aux deux versions – aux chaînes d’assemblage final en France et en Grande-Bretagne. En d’autres termes, bien que deux chaînes d’assemblage final soient prévues, les pièces communes aux deux versions seront fabriquées sur les mêmes gabarits. Bien entendu, chacun des deux maîtres d’œuvres principaux est responsable de l’assemblage final, des essais en vol et des essais d’homologation.

Quels sont les principes de base qui régissent  la construction du Concorde. Avant que la coopération franco-britannique ne fût entérinée par un accord officiel, les constructeurs des deux pays étaient arrivés séparément à la conclusion qu’une vitesse correspondant à Mach 2,2 était la vitesse recommandée pour un appareil supersonique de cette taille car elle permettrait de réduire au minimum les frais et la durée de mise au point. Il fallait augmenter de façon appréciable la vitesse par rapport à celle des avions à réaction actuels pour que le nouvel appareil constitue une offre alléchante aux yeux des acheteurs éventuels ; cette vitesse devrait être considérablement supérieure à la vitesse critique (régime transsonique) pour laquelle l’onde de choc réduit considérablement le rendement aérodynamique. Par ailleurs, les constructeurs n’ont pas voulu entrer dans le domaine des vitesses pour lesquelles les cellules n’ont pas toute la stabilité désirable à cause de l’échauffement cinétique, et pour lesquelles des matériaux entièrement nouveaux et chers et des procédés de fabrication nouveaux auraient dû être trouvés. Ainsi, le rendement aérodynamique total qui diminue très faiblement à une vitesse double de celle du son, l’augmentation progressive du rendement des moteurs au voisinage de ces vitesses et les problèmes de matériaux dont nous avons déjà parlé sont tous des facteurs qui ont influencé le choix d’une vitesse de croisière correspondant à Mach 2,2.

Les Américains sont convaincus que pour une exploitation en long-courrier – avec pleine utilisation du rendement des moteurs, lequel augmente avec la vitesse – un avion à Mach 3 serait beaucoup plus économique. Mais cet appareil, comme nous l’avons déjà dit, devrait avoir une cellule constituée principalement d’acier inoxydable et de titane.

British Aircraft Corporation et Sud-Aviation pensent que leur appareil à Mach 2,2 ne reviendra guère plus cher que les quadriréacteurs subsoniques en service à l’heure actuelle. Les frais de carburant et les frais d’exploitation directs qui dépendent du nombre d’heures d’utilisation seront considérablement plus élevés qu’aujourd’hui. La vitesse d’aérogare à aérogare, infiniment supérieure, permettra d’atteindre une productivité plus élevée si bien que le prix de revient par kilomètre de vol d’un avion de transport à Mach 2,2 sera en définitive inférieur à celui des avions de transport subsonique actuels. Ceci, bien entendu est l’argument avancé par les constructeurs.

La question est de savoir s’il est possible, et comment, de réduire le bruit ou de le supprimer complètement est actuellement à l’étude avec les représentants de l’administration des aéroports et des autorités de l’aviation civile. A l’heure actuelle, le moyen le plus efficace d’éviter l’excès de bruit consiste à faire appliquer une réglementation spéciale. Citons par exemple la règle qui consisterait à interdire les vols à vitesse supersonique au-dessous de certains niveaux d’altitude. Sur la piste, au moment du décollage, le bruit engendré par les réacteurs du Concorde serait légèrement plus élevé que celui provoqué par les quadriréacteurs actuels. La poussée plus élevée permettrait au Concorde de monter plus rapidement et selon une pente plus importante ; la montée devrait se faire, dans la mesure du possible, avec les réacteurs fonctionnant à puissance légèrement réduite pour que le bruit dans le voisinage immédiat de l’aéroport reste dans les limites tolérables.

Quelle sera la configuration du Concorde ? Les photographies de la maquette font ressortir la conception révolutionnaire de la voilure mince en delta ; l’appareil sera équipé de quatre turboréacteurs à post-combustion Bristol Siddeley Olympus 593 montés en double nacelle sous la voilure. Ces réacteurs sont la version civile du turboréacteur supersonique Olympus conçu par Bristol Siddeley pour équiper l’avion de combat et de reconnaissance BAC TSR 2. Dans la version qui équipera le Concorde, l’Olympus 593 développera 9000 kg de poussée.

Plan trois-vues du futur avion de ligne supersonique Concorde à aile delta très élégante. Un projet commun des industries aéronautiques de France et de Grande-Bretagne

Le fuselage, d’une longueur de 51,80 mètres, qui, contrairement à ce qui avait tout d’abord été décidé, comportera des hublots, permettra de loger de 90 à 110 passagers suivant la version. Volant à une vitesse de croisière de 2350 km/h à 15.000 mètres d’altitude, l’appareil couvrira la distance Londres-New York en trois heures environ. La cellule du Concorde sera en alliage d’aluminium ; les parties les plus exposées à l’échauffement cinétique seront en titane ou en acier inoxydable. L’appareil comportera une visière escamotable qui couvrira le pare-brise en vol supersonique pour réduire la traînée aérodynamique. En vol subsonique elle sera escamotée pour assurer la visibilité au décollage et à l’atterrissage. La navigation en vol supersonique se fera aux instruments et à l’aide d’un périscope.

Les poids en charge des versions long et moyen-courrier du Concorde sont respectivement 91.000 et 113.000 kg. La distance franchissable du moyen-courrier français serait comprise entre 1500 et 4500 kilomètres : le long-courrier britannique pourrait franchir une distance de 6000 kilomètres. La vitesse d’atterrissage, estimée à 145 nœuds, permettrait d’utiliser les pistes actuelles.

Maquette de l’avion de ligne supersonique Concorde. On remarquera la forme racée du fuselage dont la partie avant est étudiée tout spécifiquement pour offrir une bonne visibilité à l’atterrissage. Une visière escamotable masquera le pare-brise en vol supersonique afin de réduire la traînée aérodynamique et formera un écran de protection contre l’échauffement

Les quatre turboréacteurs Bristol Siddeley Olympus 593 (avec dispositif de post-combustion) développant une poussée totale de plus de 36.000 kg et installés dans deux nacelles accolées sous chaque demi-aile permettront au Concorde d’atteindre une vitesse de croisière d’environ 2350 km/h

Si tout va bien, le premier prototype du Concorde commencera ses essais en vol durant le second semestre de 1966 ; le premier vol du modèle de série est prévu pour la fin de 1968. L’appareil entrerait en service commercial vers la fin de 1969, début 1970. Comme l’ont relevé certains délégués travaillistes du Parlement tout de suite après la signature du protocole, le succès économique de l’entreprise dépend du respect des délais qui permettra aux deux partenaires européens de mettre un avion supersonique sur le marché avant les américains. Ce n’est un secret pour personne que les américains s’attachent à la mise au point d’un appareil à Mach 3 en plusieurs versions.

A la fin de 1962, on apprenait de Rome que le gouvernement italien était intéressé à une participation au projet Concorde. Au cours de sa dernière visite en Italie, le général Puget, président-directeur général de Sud-Aviation, a déclaré que la participation financière de l’Italie serait la bienvenue.

L’admission d’autres pays dépendra probablement des modalités de l’accord et en premier lieu de la question des délais.

La France et la Grande-Bretagne engageront leurs compagnies nationales en temps voulu, c’est-à-dire avant que les prototypes ne soient complétés. Air France et la BOAC pourront donner des avis judicieux en matière d’exploitation et aider au financement du projet. L’achat du Concorde par d’autres compagnies aériennes européennes dépendra naturellement des termes et conditions que les deux pays constructeurs pourront offrir. L’appareil devra bien entendu remplir les dix conditions imposées aux avions supersoniques par l’IATA. Il devra par exemple remplir toutes les conditions de sécurité qui sont de règle de nos jours, s’adapter au système actuel de contrôle de la circulation aérienne et, du point de vue commercial, il devra pouvoir concurrencer les nouveaux avions subsoniques qui auront atteint le stade de la production en série vers la fin des années soixante.

Les comités industriels responsables de la mise au point du Concorde.

Comme il a été précisé dans l’article ci-dessus, l’étude, la mise au point et la production de la cellule et du groupe propulseur seront dirigées par deux comités industriels dont les présidents sont à désigner alternativement tous les deux ans par l’industrie française et par l’industrie britannique.

La présidence du comité “cellule” a été confiée pour les deux premières années au général A. Puget, président de la société Sud-Aviation, tandis que les fonctions de vice-président seront assumées par Sir George R. Edwards, directeur général de la British Aircraft Corporation (qui sera président pendant la deuxième période de deux ans). Les autres membres de ce comité sont les suivants : MM. Pierre Sartre (Sud-Aviation) ; A. E. Russell (BAC) ; J. F. Harper (BAC) ; L. Giusta (Sud-Aviation) ; J. W.Jakimiuk (Sud-Aviation) ; A. H. C. Greenwood (BAC) ; B. C. Vallières (Sud-Aviation) ; G. E. Knight (BAC).

Pendant les deux premières années le président et le vice-président du comité “moteur” seront respectivement : Sir Arnold Hall, directeur général de Bristol Siddeley, et M. Henry Desbruères, directeur général de la SNECMA.

L’initiative franco-britannique.

Ainsi, les hommes d’Etat ont décidé. Il y a un peu plus d’un mois, le 29 novembre 1962, le gouvernement britannique représenté par son ministre de l’aviation et le gouvernement français représenté par son ambassadeur à Londres ont conclu un accord dont l’importance est considérable pour l’industrie aéronautique européenne et pour l’aviation civile dans le monde. Aux termes de cet accord, les gouvernements français et britannique assument en commun la responsabilité de la production d’un avion de transport supersonique. L’appareil sera étudié en étroite coopération par les constructeurs français et britanniques qui ont été désignés, tandis que les frais de mise au point et de production seront supportés par les deux gouvernements. C’est en 1966 que commenceront, selon le programme prévu, les essais en vol de ce transport supersonique à Mach 2 baptisé “Concorde” et c’est en 1970 que l’appareil pourrait entrer en service commercial.  La traversée de l’Atlantique Nord ne prendra alors pas plus de trois heures et, pour se rendre de Paris à Sidney, une demi-journée suffira. Le coût global du projet est estimé à 1.865.000.000 francs (avant le 1er janvier on aurait en France exprimait cette somme en NF). Cette somme, répartie également entre la France et la Grande-Bretagne, couvrira les études menées conjointement dans les deux pays, la construction de deux prototypes (l’un en France, l’autre en Grande-Bretagne), la réalisation de deux avions de présérie et l’équipement d’une chaîne de montage dans chacun des deux pays.

Sitôt au courant de la décision franco-britannique, M. J. Halaby, administrateur de la FAA, a transmis au Président Kennedy un rapport circonstancié soulignant qu’il est urgent que les Etats-Unis réalisent un long-courrier supersonique à Mach 3. Selon les estimations de M. Halaby, le prix de cet appareil serait de l’ordre de 750 millions de dollars, soit environ 3,7 milliards de francs.

Il est évident que les compagnies aériennes auront à supporter des charges financières très élevées pour pouvoir permettre à leurs passagers de traverser l’Atlantique ou de survoler les continents à des vitesses deux ou trois fois supérieures à celle du son – sans parler des sommes considérables qu’elles devront consacrer à l’achat des avions réalisant de telles performances. Il serait donc utile que les compagnies exploitant un réseau international s’efforcent, malgré la période critique actuelle, de constituer quelques réserves financières afin d’éviter le pire au moment de l’avènement du transport aérien supersonique. Or, comme on sait, leur coefficient moyen de chargement est à l’heure actuelle de 55% seulement et avec les avions à réaction les compagnies aériennes descendent vite au-dessous de cette imite dangereuse que les constructeurs d’avions appellent communément point d’équilibre ou seuil de rentabilité.

Personne ne peut dire si la situation actuelle aurait pu être évitée par la mise en service d’un plus grand nombre d’avions à turbopropulseurs sur les étapes courtes et moyennes, car la cause du marasme réside avant tout dans la trop grande capacité offerte. On ne peut s’empêcher de penser que la situation du transport aérien serait peut-être meilleure si les compagnies aériennes disposaient d’avions leur permettant de transporter tous les passagers à des vitesses un peu moins élevées mais moyennant des frais d’exploitation considérablement réduits. Et qui sait si, à l’âge du transport supersonique, les compagnies aériennes n’évoqueront pas avec nostalgie le temps où elles perdaient leur argent un peu moins rapidement en utilisant des avions à réaction subsoniques.

A l’aube de cette nouvelle année, ces considérations peuvent sembler évidemment manquer d’enthousiasme, mais ne vaut-il pas mieux présenter le progrès technique d’une manière objective et avec un esprit critique ? D’ailleurs l’avion possède de nombreux domaines dans lesquels un principe de base, une fois retenu, est susceptible de connaître un développement constant et d’atteindre à une rentabilité de plus en plus grande ; c’est le cas par exemple du turbopropulseur.

Il est absolument certain que la turbine est sur le point de détrôner le moteur à pistons dans toute la gamme des puissances. Toutefois, du fait des succès très rapides du turboréacteur, on perd quelques fois de vue que la turbine à arbre sous ses différentes formes prend sur le marché une importance croissante. Ses versions deviennent toujours plus nombreuses et sa construction en série prend des proportions de plus en plus importantes. Ceci est vrai notamment pour les groupes moteurs de faible et moyenne puissances et surtout les turbomoteurs montés couramment sur les nouveaux types d’hélicoptères. D’ailleurs l’hélicoptère revient à la mode dans les forces armées de divers pays, notamment aux Etats-Unis où les constructeurs ont enregistré des commandes très importantes. Ceci est évidemment très encourageant pour les fabricants de turbines à gaz dont les différentes réalisations sont décrites brièvement dans ce numéro. De son côté, le turbopropulseur continuera vraisemblablement pendant longtemps à jouer un grand rôle dans les domaines des petits avions polyvalents et des avions de transport V/STOL. Quelques articles de ce numéro montrent que la mise au point de tels appareils ouvre également des perspectives intéressantes pour les fabricants d’hélices. K. R.