Article de Pierre LEFORT

Voici comment volera ”Concorde ».

André Turcat, Directeur des Essais en Vol de Sud Aviation, s’exerce au pilotage de Concorde sur un simulateur de vol installé à Toulouse.

Concorde volera à 20.000 mètres, à plus de 2300 km/h, dans une atmosphère raréfié où prédominera l’ozone ; il ne devra pas être bruyant au sol, et les passagers n’auront à connaître que confort et silence. L’objet de cet article est de présenter les difficultés d’ordre matériel avec la façon dont elles peuvent peuvent-être surmontées.
Le 28 février 1968, M. André Turcat, directeur des essais en vol de Sud Aviation, décollera le prototype Concorde 001. Le « top” sera donné à ce gigantesque oiseau long de plus de 50 mètres qui, deux ans plus tard, pourra amener en toute sécurité 136 passagers à la vitesse de 2325 km/h, (Mach 2,2) à une altitude voisine de 20.000 mètres : il y aura alors dans les airs une masse de 154 tonnes dont 84 tonnes pourront n’être que du carburant !
Une telle performance ne se réalise pas en un jour ; déjà, M. André Turcat s’entraîne sur un simulateur de vol, c’est-à-dire sur un ensemble électronique très complexe permettant de connaître toutes les réactions possibles de l’avion.

A côté de l’appareil proprement dit, il y a des éléments extérieurs avec lesquels il faudra bien composer, à savoir l’échauffement cinétique, l’ozone, les radiations cosmiques et les éruptions solaires.
Et, au sol, aucun riverain, aucun visiteur, aucun promeneur n’admettrait d’être gêné par le bruit d’un quelconque bang sonique ou bien par celui des 60.000 daN (toutefois, on aurait écrit 60.000 kg ou bien 60 tonnes) de poussée de ses quatre turboréacteurs.

Pointe avant à 153°C.

Une paroi soumise au frottement de l’air à sa température qui s’élève, et cela d’autant plus que la vitesse est plus élevée. Sur Concorde, à Mach 2,2, le revêtement se trouve ainsi à une température variant entre 153°C
André Turcat, Directeur des Essais en Vol de Sud Aviation, s’exerce au pilotage de Concorde sur un simulateur de vol installé à Toulouse.
(pointe extrême avant) et 116°C (arrière du fuselage) a permis au constructeur de choisir l’alliage adéquat, avec prédominance de l’aluminium classique.

Radiations cosmiques, éruptions solaires, ozone.

Aux altitudes élevées du vol en croisière, Concorde évoluera dans une ambiance où diverses radiations sont susceptibles de se manifester de façon sensible.
Les radiations cosmiques, dont l’origine se trouve en-dehors du système solaire, ont des effets considérés comme négligeables et sur l’équipage ne semble pas devoir être prise en considération.
Par contre, les radiations provenant des éruptions solaires sont plus dangereuses ; elles sont assez rares, et on signale en moyenne une fois tous les trois ans des éruptions accompagnées pendant 24 heures de radiations intenses ou moyennes, et deux fois par an des incidents moins graves. Mais leur apparition est prévisible et il suffit au pilote de l’avion en plein vol de réduire son altitude à 15.000 mètres afin de pouvoir continuer son vol en toute sécurité.
Des concentrations importantes d’ozone, dépassant le minimum tolérable par l’organisme, sont présentées aux altitudes de croisière de Concorde. Mais l’ozone (formule classique : O) se dissocie en oxygène normal (formule chimique : Oe) vers 300°C, de sorte que l’ozone sera systématiquement décomposé en traversant les compresseurs destinés à fournir l’air de conditionnement ; si nécessaire, d’ailleurs, la purification de cet air sera complétée par des filtres catalytiques.
Ainsi, parmi ces trois éléments atmosphériques que l’effet des éruptions solaires ; et justement des appareils détecteurs seront installés sur l’avion lui-même de sorte que le pilote, normalement informé, aura immédiatement a possibilité de décider de l’altitude à laquelle il devra voler.

Le bruit, ennemi public numéro 1

Quand Concorde décollera, ce sera à partir d’un aéroport ; M. de la Palisse n’aurait pas dit le contraire. Et, sur cet aéroport, il y aura des usagers, des visiteurs et du personnel sédentaire ; le bruit devra donc se tenir à l’intérieur des limites fixées par les règlements en vigueur.
Conçu en fonctions des normes imposées par les aéroports, Concorde n’exigera pas de pistes plus longues ni plus résistantes que celles utilisées par les quadriréacteurs actuels, et il s’intégrera donc sans difficulté au trafic des avions subsoniques.
Les effets de l’augmentation de la puissance de ses quatre turboréacteurs se trouveront atténués du fait de leur disposition par paires, et grâce à l’emploi de silencieux efficaces, de sorte que le niveau du bruit sur la piste ne sera que légèrement augmenté.
Mais, après un roulement, relativement court, Concorde sera capable grâce à une forte pente de montée, d’atteindre rapidement une altitude telle que, compte-tenu de sa grande réserve de puissance, la vitesse ascensionnelle reste suffisante avec un bruit au sol relativement faible ; de même, les niveaux de bruit prévus pendant l’approche ou lors des remises de gaz n’auront pas à dépasser les limitations règlementaires

Bang sonique et superfocalisation

Le bang sonique, qui pose un des problèmes les plus délicats de l’exploitation d’un avion de transport supersonique, est produit par les sautes de pressions qui se manifestent lorsque les ondes de choc émanant de l’avion en vol supersonique atteignent le sol. Bien qu’instantané en chaque point le phénomène affecte une bande d’une certaine largeur sous le passage de l’avion ; son intensité est d’autant plus grande que l’avion est plus lourd et qu’il vole plus bas.
Le problème existe donc, et, à priori, on ne peut pas l’éviter ; mais, à la lumière de l’expérimentation actuelle, il apparait que les dégâts spectaculaires tels que les bris de vitres sont en réalité imputables à quelque phénomène de superfocalisation.
Et, d’abord, qu’est-ce que la focalisation ? C’est un phénomène qui apparait lors de la phase de d’accélération, c’est-à-dire au moment où la vitesse de l’avion s’accroît rapidement, dans un secteur bien défini, la variation de pression du bang sonique est doublée ; ce phénomène est inévitable, mais, par contre, il est localisable, de sorte que son intensité peut être nettement atténuée en choisissant une loi de montée adéquate.

Enfin, dans des cas bien particuliers, et notamment en onction de la valeur de l’accélération de l’avion au moment où la vitesse devient supersonique, il est possible de déclencher le fameux phénomène de superfocalisation susceptible de produire, dans un secteur parfaitement localisé, des variations de pression dix fois supérieures à celles du bang sonique ; c’est bien ce phénomène de superfocalisation qui, à cause de son ampleur, est capable de provoquer les importants dégâts matériels auxquels il a déjà été fait allusion. Mais, comme on connaît la loi d’accélération de l’avion qui est la cause de ce phénomène brutal, on peut heureusement prendre à coup sûr des dispositions afin de l’éviter.
Ainsi, le problème du bang sonique existe réellement, mais il est certain que l’on peut maintenant le maitriser. Là encore, la loi de montée de Concorde devra être établie en tenant compte de cette importante contingence.

Montée de croisière

L’accroissement des performances d’un avion nécessite généralement une plus grande complexité de sa mise en oeuvre, car il se présente, dans tous les domaines, un certain nombre de limites d’ordre technique ou économique entre lesquelles il s’agit de trouver un compromis satisfaisant.
Compte tenu de la vitesse élevée de croisière de Concorde, il est certain que l’équipage n’aurait absolument par le temps de lire son manuel de vol, ou bien de calculer ses paramètres et de les afficher. Il sera donc indispensable d’effectuer à l’avance une optimisation sur les calculatrices des services opérationnels de la compagnie exploitante, d’après les dernières prévisions météorologiques. Et c’est la calculatrice de bord seule, par des variations autour de points calculés à l’avance, pourra rectifier cette optimisation et fournir au pilote les informations correspondantes, d’ailleurs par le biais du pilote automatique.
L’altitude de croisière, c’est normalement 19.000 à 20.000 mètres. Il faut y arriver le plus vite possible, mais il faut consommer le moins possible de carburant, et, en même temps, éviter à tout prix que l’intensité du bang sonique affecte les territoires survolés à un niveau supérieur à celui des valeurs admissibles autorisées.

La trajectoire de montée devra nécessairement tenir compte de l’effet de la détonation balistique au-dessus des territoires survolés, mais cette détonation est elle-même fonction de l’état de l’atmosphère, de sa température, de son degré d’humidité et de ses mouvements ; la consommation de carburant est aussi fonction
de la température et de la masse de l’appareil. Il faut donc faire une optimisation dans des temps extrêmement réduits, puisqu’elle peut être remise en cause à chaque instant, et cela n’est naturellement pas possible que par l’emploi de calculateurs fournissant automatiquement au pilote l’adaptation des entrées d’air, ainsi que la position des manettes de gaz et de celles des gouvernes.

Concorde à 650 M/S

La valeur du nombre de Mach et en principe limitée par la température des revêtements extérieurs, laquelle est fonction de la température ambiante. D’autre part, suivant par les instructions du contrôle de trafic série, on pourra, soit laisser monter l’avion à mesure qu’il se déleste du combustible brûlé en conservant le réglage optimal des entrées, soit resté à une altitude constante en modifiant ce réglage pour obtenir une poussée diminuant en fonction du délestage. Par ailleurs, au cours de la croisière, on risque de rencontrer des rafales ou des radiations trop intenses, pouvant conduire à diminuer la vitesse ou l’altitude (ou les deux à la fois) et à les adapter afin de conserver une consommation optimale de carburant. Cette optimisation serait plutôt incertaine si l’automatisme ne venait pas au secours du pilote pour lui calculer ses différents réglages.
Il est donc indispensable d’avoir une programmation automatique associée au pilotage automatique afin de permettre à Concorde de suivre une trajectoire dans les meilleures conditions possibles.

Comment faire le point ?

A 650 m/s et à près de 20.000 mètres, il faut prendre de sérieuses précautions pour faire le point, c’est-à-dire pour savoir exactement où se trouve placé géographiquement l’avion.
Concorde est prévu pour pouvoir naviguer en tous points du globe, avec ou sans aides extérieures ; et il doit le faire avec des moyens d’emploi facile et rapide, naturellement dans le cadre des règlements du contrôle de la circulation aérienne.
A cet effet, le pilote disposera d’un calculateur de navigation, à base numérique, qui devra être en mesure de donner à l’équipage, à chaque instant, sa position absolue en coordonnées géographiques et sa position relative par rapport à la route prédéterminée. Ce calculateur pourra être couplé directement avec le pilote automatique qui assurera les fonctions classiques, plus sans doute celles de l’atterrissage automatique, et qui sera évidemment doublé. La nécessité de l’automatisme résulte ici de la très grande précision requise (par exemple un dixième de degré pour le cap), ainsi que la complexité des calculs et de la rapidité nécessaire.

Confort des passagers

Là encore, les problèmes de navigation seront résolus grâce au recours à l’automatisme. Naturellement, les opérateurs au sol devront être en mesure d’adopter le même rythme de travail que les équipages, et devront être familiarisés avec les caractéristiques de performances des avions supersoniques avant de leur transmettre des ordres ; et les services météo devront avoir développé leurs informations sur les conditions à très haute altitude, ce qui sera facilité grâce aux nouveaux satellites artificiels qui ont été récemment lancés.
Le milieu ambiant dans lequel évoluera Concorde est certainement plus hostile, sur les plans physiologique et psychologique que les milieux rencontrés sur les quadriréacteurs actuels.
Un Jet subsonique vole aux maximum à une altitude de 10.000 mètres et, à l’extérieur de la cabine, la pression est de l’ordre de 1/4 d’atmosphère avec une température des parois de – 25°C ; pour Concorde, il faudra compter avec une pression extérieure de l’ordre de 1/15 d’atmosphère avec une température des parois de + 135°C, et, malgré ces conditions extérieures relativement sévères, il faudra maintenir à l’intérieur de la cabine une ambiance confortable, c’est-à-dire, une température voisine de + 22°C, et une pression de rétablissement de 8/10 d’atmosphère (correspondant à celle de l’air à 2000 mètres soit de Val d’Isère.
A cet effet, le poste d’équipage et la cabine seront alimenté en air conditionné par un ensemble de génération recevant de l’air à 580°C provenant du dernier étage des compresseur hautes pressions des réacteurs ; un tel ensemble est nettement plus important que sur un avion subsonique, mais il ne fait pas appel à aucune technique nouvelle.

A titre de sécurité, Concorde sera équipé de quatre ensembles de génération d’air conditionné entièrement distincts, alimentés chacun par un des quatre réacteurs. Des équipements de protection sont en outre incorporés dans les circuits pour éliminer automatiquement tout élément défaillant et en avertir le pilote.
En cas de panne totale du circuit de conditionnement l’air, panne grave dont la probabilité est la plus faible, l’arrêt de la circulation d’air frais dans la cabine entraînerait une élévation de la température, à la fois par le dégagement de chaleur des passagers et par la conduction à travers l’isolement des parois du fuselage soumis extérieurement à une température voisine de + 120°C. Mais l’élévation de température ne serait que de 11°C un quart d’heure après la panne, amenant la cabine vers 32-35°C. Le pilote aurait donc le temps nécessaire pour interrompre son vol supersonique, de sorte que, même en prenant le cas le plus critique, la sécurité des passagers reste toujours assurée.

Cabine silencieuse

Le silence de la cabine est un élément de confort pour les passagers. Théoriquement, le bruit aérodynamique augmente en fonction du nombre de Mach ; mais par ailleurs l’insonorisation de Concorde sera très efficace, car elle bénéficiera de toutes les précautions déjà rendues nécessaires pour la protection thermique ; en particulier, la double paroi du fuselage constituera en elle-même un excellent écran acoustique contre le bruit. Dans ces conditions, le niveau de bruit intérieur devrait-être pour Concorde du même ordre de grandeur que pour Caravelle. On peut ajouter que le bruit produit à l’intérieur de la cabine par le fonctionnement des réacteurs sera plus faible encore que Caravelle, ceux-ci étant en effet plus éloignés du fuselage et en étant séparés par une structure d’aile qui, de par sa conception même, aura un effet d’amortissement sur la transmissions du bruit.

Sécurité des passagers

Les conditions de vol de Concorde amènent à considérer la sécurité de ses occupants sous l’angle de leur protection contre les dangers d’une décompression, ainsi que contre les effets nocifs du milieu ambiant.
La meilleure protection possible contre la décompression brutale cabine est bien sûr de dessiner et de réaliser la structure de l’appareil avec le maximum de précautions pour éviter toute chance de rupture des hublots. Il est bien certain que la rupture d’un hublot, suivie d’une descente ”emergency », entrainerait dans la cabine des conditions telles que les masques à oxygène seraient à sa limite de leur efficacité et qu’il deviendrait nécessaire de prévoir, au moins pour l’équipage, des équipements spéciaux dont l’utilisation serait incompatible avec les impératifs de l’aviation commerciale, laquelle est devenue aujourd’hui une entreprise de transport en commun.
Mais les méthodes modernes de fabrication, et en particulier le fraisage dans la masse qui permet la réalisation de pièces sculptées longue de 15 mètres, conduisent à un facteur de sécurité considérable. C’est ce procédé qui a été utilisé pour la réalisation des panneaux d’encadrement des hublots, et en outre un programme d’essais de fatigue et de résistance est en cours de réalisation.

Tout est essayé

On ne veut rien laisser au hasard dans le domaine aéronautique, au moins tant qu’on a la possibilité de tout expérimenter.
A cet effet, dans les laboratoires de Toulouse-Blagnac, Sud Aviation a reproduit avec une fidélité totale une cabine de pilotage comportant tous les éléments de commande et de contrôle de Concorde ; à l’intérieur de cette cabine, dont ont été montés des appareils de précision permettant d’enregistrer et de transmettre les ordres reçus. Cette cabine est ainsi « suspendue” à l’intérieur du laboratoire grâce à un dispositif de vérins hydrauliques obéissant aux ordres enregistrés, ce qui permet à l’équipage de se trouver placé dans des conditions semblables à celle d’un vol réel.
Ces essais ne constituent qu’une infime partie de tous ceux qui sont régulièrement effectués tant en Angleterre qu’en France, et en particulier au CEAT (Centre d’Essais Aéronautique de Toulouse) où sont soumis à la torture, un à un, tous les éléments de l’avion.