Dans le numéro 12/1963, les lecteurs d’Interavia ont pu trouver un premier compte-rendu du congrès de l’IFALPA. Au cours de ces dernières semaines la question de l’avion de transport supersonique américain a fait un pas avec la soumission à la FAA d’avant-projets pour la cellule et les moteurs. Comme cet appareil constitue le sujet principal des discussions dans les milieux de l’aviation commerciale à Washington, nous avons pensé que la publication d’un compte-rendu détaillé du congrès par un des délégués ne serait pas superflue.

La Fédération Internationale des Associations de Pilotes de Lignes (IFALPA) a tenu un congrès de trois jours à Londres les 12, 13 et 14 novembre 1963 sur le sujet de l’avion de transport  supersonique. Près de 454 spécialistes représentant les organismes officiels, les constructeurs (avionneurs, motoristes, fabricants d’équipements) ; les instituts de recherche, les compagnies aériennes, les associations de pilotes, l’OACI, l’OMM, etc. ont discuté des divers aspects du problème. Au cours des séances placées sous la présidence de pilotes de ligne, des représentants autorisés de l’industrie ou des services gouvernementaux, exposaient brièvement le sujet et répondaient aux questions qui leur étaient posées. La sixième et dernière séance était consacrée à la présentation par les présidents des cinq premières séances d’un vol imaginaire à bord d’un avion de transport supersonique établi en prenant pour base les données fournies par les discussions précédentes.

Au cours de la première séance consacrée à la configuration générale de l’avion on entendit plusieurs exposés sur les différentes conceptions. Les discussions portèrent en particulier sur la géométrie variable. Sud-Aviation défendit sa solution qui doit permettre d’obtenir des performances acceptables aussi bien en subsonique qu’en supersonique sans avoir la complexité et par conséquent le prix de revient élevé des surfaces aérodynamiques, à géométrie variable. Le maintien de la stabilité longitudinale par transfert de carburant donna lieu à quelques questions des délégués. Les partisans de la géométrie variable firent remarquer qu’il n’y avait rien de vraiment nouveau dans cette solution et que celle-ci était appliquée sous diverses formes (gauchissement des premières ailes, trains rentrant, volets de courbure, etc.) depuis les débuts de l’aviation, que ce n’était qu’une question de degré. Les surfaces aérodynamiques à géométrie variable doivent être réalisées de façon très sûre pour éviter que des conditions d’asymétrie ne se produisent. Une panne du système de modification de l’aile survenant en configuration supersonique ne devrait pas non plus empêcher l’avion d’atterrir en toute sécurité, quoique naturellement sur une plus grande distance.

Un exposé de la British Aircraft Corporation montra la quantité énorme de recherches et d’essais effectués pour résoudre les problèmes de structure de l’avion supersonique et en particulier ceux posés par l’échauffement cinétique et les contraintes engendrées par les différences de températures rencontrées au cours du vol et atteignant près de 200°C. Quelques doutes furent exprimés dans l’assemblée quant à la valeur des expériences dans ce domaine mais les constructeurs estimèrent qu’il n’y avait aucune difficulté de ce côté-là.

Un porte-parole de Bristol Siddeley décrivit le moteur Olympus du Concorde. Celui-ci est déjà bien connu, mais une chose importante dévoilée au cours de ce congrès c’est que le Concorde aurait la même consommation kilométrique à la vitesse subsonique optimale qu’à la vitesse la vitesse supersonique optimale. Ceci ne veut malheureusement pas dire que le passage du vol supersonique au vol subsonique en cours de route n’entraînera pas une pénalisation du point de vue consommation de carburant. Le Concorde utilisera environ un tiers de carburant total prévu pour le vol rien que pour la phase de transition.

Au programme de la deuxième séance qui portait sur les caractéristiques et les commandes de vol on trouvait l’exposé des points de vue de trois pilotes d’essais renommés, d’un chercheur et de deux spécialistes des critères de performance. Les pilotes d’essais persuadèrent le congrès que le pilotage du transport supersonique ne présenterait pas de difficultés pour des pilotes expérimentés et que le contrôle de l’appareil pourrait même être meilleur que sur les appareils actuels. La seule difficulté se présenterait pendant la phase d’approche par suite de la variation inhabituelle de la traînée avec l’angle d’attaque qui se produit pour un appareil à aile mince delta. On pourrait remédier à cet inconvénient par une commande automatique de la puissance. Mais, de l’avis des pilotes d’essais, les nouvelles techniques ne seraient pas difficiles à assimiler et tout pilote moyen apprendrait facilement à contrôler manuellement l’appareil dans cette phase.

Le chercheur parla des commandes de vol électriques qui remplaceraient les systèmes mécaniques ou semi-mécaniques envisagés actuellement. Ses idées ne furent guère bien reçues. A l’heure actuelle le pilote de ligne n’est pas très disposé à accepter qu’un dispositif électronique remplisse cette fonction essentielle.

Les communications des spécialistes des performances montrèrent que les organismes officiels s’étaient efforcés d’établir pour le certificat de navigabilité des critères assurant le bon fonctionnement de l’appareil avec des marges de sécurité adéquates en exploitation normale. Ils se réjouirent de la collaboration qui s’est établie entre les autorités responsables de la délivrance des certificats de navigabilité et les pilotes de ligne et admirent que si cette collaboration avait existé dans le passé, des erreurs auraient pu être évitées. Les règlements pour l’obtention du certificat de navigabilité tiendraient compte des différences aérodynamiques entre les nouvelles configurations et les configurations actuelles. On s’est beaucoup occupé de la définition d’une vitesse de décrochage ayant une signification réelle. Des démonstrations sur des pistes mouillées et dans de la neige fondante seront nécessaires. Des conditions relativement sévères devront être imposées  au début pour l’exploitation de l’avion supersonique mais ces limitations pourraient être réduites au fur et à mesure que l’on acquerra de l’expérience en utilisation. L’emploi d’un système de contrôle de puissance automatique et de contrôleurs de décollage pourrait également apporter une modification. Ces dispositif et instruments devraient cependant posséder un très grand degré de sûreté de même que le système d’atterrissage automatique. Il faut ainsi assurer la possibilité de remettre les gaz en cas d’atterrissage manqué et de réallumer les réacteurs à n’importe quelle phase du vol. Parmi les diverses autres conditions mentionnées citons la possibilité de s’accommoder de vents de travers de 55 km/h. Il va sans dire que toutes ces dispositions furent accueillies avec enthousiasme par les pilotes.

La troisième séance était consacrée aux conditions ambiantes : bruit, radiations, ozone, conditions météorologiques, etc. Le porte-parole du Weather Bureau américain montra que les météorologistes étaient conscients des besoins de l’aviation commerciale supersonique dans le domaine de la météorologie mais il du admettre que l’on possédait très peu de renseignements sur la couche de l’atmosphère dans laquelle doit s’effectuer le vol de croisière des avions concernés. Les données recueillies il y a relativement peu de temps dans le cadre du programme de recherches de l’année géophysique internationale montraient des variations très importantes des valeurs aussi fondamentale que l’altitude de la tropopause et la température à une altitude donnée (plus de 70°C à l’altitude-pression de 100 mb). La prévision des turbulences en air clair est un problème très sérieux et qui nécessite des recherches urgentes à l’échelle du globe. Pour ce qui concerne le voisinage du sol on manque aussi de données sur les possibilités de rafales entre 0 et 60 mètres de hauteur ce qui est très important pour l’atterrissage automatique.

Le spécialiste de la question bruit expliqua à son tour très clairement la formation et la propagation du bang sonique. Il semble que les surpressions supportables au sol aient été correctement évaluées et si celles produites par l’avion ne dépassent pas les chiffres calculés, il n’y aurait pas d’ennui de ce côté-là. Il y a cependant un hic : en parlant du bruit au décollage l’expert envisagea le maintien des procédures employées pour réduire le bruit des avions à réaction. Le transport supersonique ne produirait ainsi pas plus de bruit qu’eux et peut-être légèrement moins. Cette annonce a été mal accueillie. Le pilote de ligne n’aime guère une procédure qui l’oblige à réduire considérablement la puissance et à changer l’assiette de son avion près du sol au cours du décollage et du début de la montée. Il considère que cette manœuvre l’amène trop près des limites de sécurité et il n’est pas convaincu qu’elle réduise les perturbations apportées au sol par le bruit de l’avion. Le niveau du bruit au-dessus de l’appareil de mesure peut rentrer dans les limites prescrites mais il se trouve produit plus longtemps au cours d’une trajectoire beaucoup plus longue et intéresse ainsi une zone beaucoup plus étendue. Une montée à l’angle maximal semble par conséquent une solution bien meilleure du point de vue du bruit tout en étant sans doute possible la solution la plus sûre.

Le spécialiste des radiations convainquit ensuite l’assemblée que l’ozone ne posait pas de problèmes car il se décompose en oxygène aux températures que l’on atteindrait presque par la compression. Le gros problème est celui des radiations. Des moyens de protection adéquate devraient être prévus pour l’équipage et peut-être même pour les habitués du transport supersonique pour leur éviter l’effet cumulatif. Il n’y aurait pas de danger dans le cas d’une exposition aux radiations de peu de durée, le niveau atteint au cours d’un vol restant généralement dans les limites acceptables sauf dans le cas de taches solaires importantes. Celles-ci se reproduisent tous les 11 ans à peu près suivant un cycle assez bien établi. Leur effet est plus prononcé aux altitudes et latitudes magnétiques élevées. Aux périodes prévues d’activité solaire intense il pourrait être nécessaire de dérouter les vols supersoniques et de les faire passer par les basses altitudes. Si cette activité solaire commençait à se manifester au cours d’un vol, le pilote devrait descendre rapidement à des altitudes plus faibles, ce qui signifierait que le vol serait continué en subsonique. Il n’y a aucune méthode connue permettant la prédiction à coup sûr des taches solaires et l’avion devrait être doté de compteurs de radiations avec dispositifs avertisseurs.

Un autre problème abordé fut celui de la cabine pressurisée. Il serait très difficile de protéger les gens en cas de décompression accidentelle survenant au-dessus de 12.000 mètres (rappelons que le sang bout aux pressions rencontrées à l’altitude de 19.500 mètres).

On passa ensuite au contrôle de l’avion. Un technicien de North American Aviation produisit des arguments valables montrant que l’homme à bord de l’avion supersonique devrait garder le pas sur les appareils automatiques. Il faudra plus d’instruments et ceux-ci devront être perfectionnés. Le contrôle de l’altitude et du cap sera beaucoup plus difficile aux vitesses supersoniques et la transition montée-vol de croisière constituera une manœuvre délicate de même que les changements de cap. Pour effectuer un changement de cap de 20° au-dessus d’un point sans imposer des accélérations trop fortes, il faudra commencer le virage à 32 kilomètres du point prévu. Une panne du système de variation des entrées d’air des moteurs aura un effet important sur l’efficacité des gouvernes. Il faudra sur les trois axes des auto-commandes ayant une grande sûreté de fonctionnement et l’avion devra être doté d’instruments permettant de prévoir les conditions que l’on va rencontrer.

Au cours de la 4ème séance sur les plans de vol et les opérations en général, les problèmes très importants dus au manque de souplesse d’exploitation du transport supersonique furent mis en lumière. La consommation de carburant par unité de temps qui sera très élevée empêchera la rentabilité des opérations si les conditions optimales ne peuvent pas être garanties. Des prévisions météorologiques beaucoup plus sûres et beaucoup plus précises seront nécessaires si l’on veut éviter l‘emport de réserves de carburant excessives. Il faudra un système de navigation très perfectionné couplé au pilote automatique. D’autre part la possibilité pour l’avion d’atterrir par tous les temps se justifiera économiquement. Enfin il devra y avoir au sol un centre électronique de direction des opérations et, à bord, un calculateur aidant le pilote à calculer très rapidement les modifications nécessaires et à comparer sa progression avec le plan de vol.

La cinquième séance était consacrée principalement aux questions de trafic. Un porte-parole de l’IFALPA demanda que l’on prévoie les installations nécessaires et que l’on adapte les conditions actuelles à l’exploitation du supersonique. Il fut suivi par un représentant du Ministère britannique de l’aviation qui assura que le transport supersonique aurait à s’intégrer au système de contrôle de la circulation aérienne actuel. Peut-être pour susciter des réactions de l’assemblée et sans paraître informé des expériences faites dans le Royaume-Uni et ailleurs pour l’amélioration du contrôle de la circulation, il soutint que la coordination du trafic pour éviter les écarts du plan de vol ne serait pas réalisée et il donna même l’impression qu’elle ne devait pas être recherchée. Il voulait en fait que le transport supersonique soit exploité dans des conditions que les pilotes considèrent déjà comme mal adaptées aux avions à réaction actuels et s’il admit la nécessité d’un contrôle permanent de l’avion  supersonique, il n’expliqua pas comment concilier cela avec la présence d’un trafic non identifié dans l’espace aérien contrôlé. Il convint par ailleurs que des dispositions spéciales devaient être prises pour la transition transsonique pendant laquelle le transport supersonique doit être considéré comme incontrôlable du point de vue de la circulation aérienne. En dehors de ça aucune modification. Les délégués reçurent cette communication dans un silence stupéfait.

La présentation par certains fabricants de leurs matériels électroniques, de leurs équipements de télécommunications et de navigation et de leurs instruments termina cette séance.

C’est au cours de la dernière séance où étaient présentées successivement par divers pilotes les différentes phases d’un vol hypothétique à bord de l’avion de transport supersonique que se révélèrent le mieux les sentiments des pilotes de ligne. Il semble que l’apparition du transport supersonique sur les lignes aériennes peu après 1970 soit maintenant admise. La conception aérodynamique et la structure de l’appareil donneront satisfaction et les moteurs seront sûrs. L’avion aura été homologué d’après des critères valables et ses caractéristiques de vol seront acceptables bien qu’elles puissent imposer un certain effort d’adaptation aux pilotes. Les problèmes d’exploitation seront nombreux et l’on sait encore peu de choses de l’espace aérien où il devra opérer. Les domaines dans lesquels des recherches doivent être effectuées sont cependant suffisamment délimités et l’on doit espérer maintenant que ces recherches seront effectuées avec suffisamment de célérité. Il faut espérer aussi que les vues exprimées par le spécialiste britannique du contrôle aérien ne représentent pas l’opinion des autorités. Il est possible que dans sept ans un avion de transport supersonique soit mis en service avec des passagers payants à bord. Serait-ce trop que de vouloir leur offrir une sécurité encore plus grande que celle qui est courante aujourd’hui dans l’industrie du transport aérien ?