Une activité intense s’est manifestée ces derniers jours aux Etats-Unis au sujet de la question du transport supersonique. Les commandes de “Concorde” par des compagnies américaines ont semé l’alarme dans les milieux gouvernementaux et tout le monde est convaincu que des mesures urgentes doivent être prises si l’on veut que l’industrie américaine ne reste pas en arrière de ses concurrents européens. Quatre compagnies aux Etats-Unis se sont déjà plus ou moins engagées à commander 29 exemplaires d’un appareil supersonique américain tandis que la Federal Aviation Agency mettait sur pied un département spécial avec 100 employés pour s’occuper du programme du transport supersonique. Un pas important a été fait lorsque la Commission du budget du Congrès a approuvé l’octroi de 60 millions de dollars demandés par la FAA pour l’étude et la mise au point de l’appareil, non sans toutefois que le budget normal de la FAA ait été rogné d’une somme à peu près équivalente. Avec ces soixante millions auxquels s’ajoutent 17.394.000 dollars reportés de l’exercice précédent, la FAA entend financer les programmes suivants : mise en concours et étude de la cellule et des équipements de bord (43.750.000 dollars) ; travaux de recherches sur le groupe propulseur (15.750.000 dollars) ; autres travaux de recherche (5.494.000 dollars). Les crédits réservés à la direction générale du programme par la FAA s’élèvent à 2.650.000 dollars.

Le gouvernement américain ne veut pas fournir plus de 750 millions de dollars au total pour la construction d’un modèle de série d’un avion de transport supersonique. La participation gouvernementale étant établie sur la base de 75% cela signifie que le prix de revient de l’appareil ne doit pas dépasser un milliard de dollars. Il semble douteux que l’on arrive à s’en tenir à ce chiffre. Le financement de la phase 1 du programme (avant-projet) sera assuré par les firmes prenant part au concours. Pour la phase 2 (étude) les frais seront supportés à raison de 75% par le gouvernement et de 25% par l’adjudicataire sauf dans le cas où deux avant-projets de valeur égale seraient retenus et où les études seraient poursuivies dans deux directions et deux projets élaborés. Le perdant final du projet de cellule serait totalement remboursé de ses frais soit environ 25 millions, tandis que celui qui se verrait attribuer le marché de l’appareil ne serait remboursé qu’à 75%. La même méthode est prévue pour le projet du moteur. Les frais d’études du moteur sont estimés à environ 9 millions de dollars pour chaque type.

C’est la FAA qui garde la direction générale du programme d’études. Pour que celui-ci progresse le plus rapidement possible, la FAA a résumé les performances demandées à l’appareil comme suit : vitesse de croisière (qui était auparavant de Mach 2,2) de Mach 2,5 pour être au-dessus de l’appareil franco-britannique ; charge utile 11.850 kilos ce qui correspond à peu près à 125 passagers et leurs bagages, soit une capacité plus élevée que celle de Concorde ; distance franchissable entre 1850 et 5950 kilomètres à vitesse supersonique plus 370 à 1850 kilomètres en subsonique, ce qui est aussi plus élevé que le Concorde  distance de décollage et d’atterrissage de 2900 mètres et 2130 mètres respectivement. La surpression engendrée par les ondes sonores au sol ne doit pas dépasser 9,8 kg/m² pendant la montée à vitesse supersonique et 7,3 kg/m² en croisière. La vie en service de l’appareil doit être de 15 ans ce qui représente environ 30.000 à 50.000 heures de vol.

D’après M. Najeeb Halaby, administrateur de la FAA, la vitesse optimale à donner à l’appareil se situerait entre Mach 2,5 et Mach 3. La FAA aurait choisi Mach 2,5 pour des raisons purement économiques et non techniques. M. Gordon M. B administrateur-adjoint de la FAA chargé de la direction du programme du transport supersonique, a déclaré que l’exploitation de ce type d’avion serait la plus économique sur des étapes de plus de 1600 kilomètres, le coefficient de chargement correspondant au seuil de rentabilité étant de 50%.

La direction des travaux sur le transport supersonique ayant été confiée à la FAA qui déploie des efforts énergiques pour aboutir à des résultats pratiques, la NASA qui effectue depuis près de huit ans des recherches dans ces domaines doit jouer le rôle de conseiller technique. En janvier 1963 le Langley Research Center de la NASA a attribué à Boeing et à Lockheed des marchés s’élevant au total à un demi-million de dollars pour effectuer pendant neuf mois des études sur la valeur des formules SCAT (Supersonic Commercial Air Transport) 4, 15, 16 et 17 comme bases de construction d’un transport supersonique. Vers la mi-septembre les résultats de ces travaux ont été annoncés au Langley Research Center au cours d’une conférence à laquelle participaient les représentants des différents organismes officiels, de firmes aéronautiques et de compagnies aériennes. Ces dernières comprenaient American Airlines, Continental, Delta, Braniff, Eastern, Northwest, Pan American, TWA et United Airlines. Chez les avionneurs on trouvait Boeing, Douglas, General Dynamics, Grumman, Ling-Temco-Vougth Lockheed, McDonnell, Northrop et Republic (Boeing, Lockheed et North American doivent tous trois, soumissionner pour le marché principal de la cellule). Les motoristes étaient Curtiss-Wright, General Electric et Pratt & Whitney, tous les trois devant participer au concours pour le projet du moteur. Les organismes officiels représentés à côté de la NASA, le Département de la Défense, le National Aeronautics & Space Council, l’Office of Science & Technology du Président des Etats-Unis et le Civil Aeronautics Board.

Maquette de soufflerie du SCAT 15 dont la formule a été étudiée par la NASA.

Le Langley Research Center de la NASA a effectué ces dernières années de nombreuses recherches aérodynamiques dont certaines ont abouti aux projets que l’on voit ici. Les études effectuées par Boeing et Lockheed montrent que les formules du SCAT 16 et du SCAT 17 sont toutes les deux valables pour un avion

Sur les quatre formules étudiées, Boeing et Lockheed recommandent le SCAT 16 et le SCAT 17 tandis que la FAA considère ceux-ci comme irréalisables du point de vue pratique. Le SCAT 16 est une formule élaborée par le Langley Research Center. Il comporte une aile à flèche variable d’allongement compris entre 1,4 et 9,3 et quatre réacteurs montés par paires, une sous le fuselage et l’autre sur le fuselage au départ de la dérive. Une variante prévoit un seul réacteur sur le dessus du fuselage. Le SACT 17 présenté par le Ames Research Center est une formule canard à aile delta avec quatre réacteurs placés sous les ailes. L’empennage horizontal peut prendre un dièdre négatif pour assurer la stabilité longitudinale en vol supersonique à haute altitude. L’allure générale ressemble fortement à celle du North American B-70. Les deux formules permettent la croisière à Mach 3 et acier inoxydable ou titane sont prévus comme matériaux de base pour la structure. Les résultats des travaux effectués par Boeing et Lockheed sur ces formules sont à la disposition de tous les intéressés.

Sans entrer dans les détails du projet on peut déjà dire que l’avion de transport supersonique américain sera probablement d’un tiers plus lourd que les avions de transport à réaction actuels. Le poids maximal de décollage est limité par la nécessité de maintenir en dessous du maximum admissible les surpressions engendrées par les ondes de choc supersoniques. Au décollage et à l’atterrissage le bruit ne doit pas être plus fort que celui des avions existants puisque la puissance disponible permettra un angle de montée plus prononcé. Les techniques de construction posent des problèmes spéciaux. Un avion à Mach 2,5 construit entièrement en aluminium serait plus lourd qu’un avion à Mach 3 construit en titane. Le nid d’abeilles en acier ne peut pas être utilisé pour un avion de transport comme il a été pour la structure du B-70. Une aile en nid d’abeilles en acier serait non seulement plus lourde qu’une aile raidie classique mais serait de plus sensible à l’humidité et les vérifications indispensables d’entretien à l’intérieur seraient difficiles à faire.

Parmi les problèmes importants à résoudre il faut citer par exemple la question des réserves de carburant demandées par la réglementation actuelle dans ses rapports avec l’économie d’exploitation. Une amélioration des procédures de contrôle de la circulation aérienne pourrait apporter une contribution majeure à la solution de ce problème. Il y a également le risque que le carburant prenne feu à la vitesse de croisière de l’avion par suite de l’échauffement du revêtement. Certaines questions concernant les caractéristiques de vol ne sont pas encore résolues non plus et les pilotes devront s’habituer à être assis très loin du centre de gravité.

L’industrie ne semble pas très satisfaite de la condition de Mach 2,5 posée par la FAA. Presque tous les constructeurs ont préconisé une vitesse de croisière plus élevée, se situant généralement autour de  Mach 3. North American a été la première compagnie à annoncer qu’elle proposerait à la FAA le projet d’un appareil de configuration canard dont les éléments principaux seraient en titane. La vitesse de croisière de cet appareil serait d’abord limitée à Mach 2,5 puis elle serait portée à Mach 3. Il est fort improbable que la FAA soit d’accord avec ce programme, l’avion à Mach 3 devant à son avis faire l’objet d’un projet séparé à traiter plus tard. Rappelons que North American exposait au Salon de Paris deux maquettes de transport supersoniques.

Aucun moteur existant ne fournit la poussée minimale exigée soit 18.000 kilos. Le General Electric  J-93 utilisé sur le B-70 et le Pratt & Whitney J-58 ont seulement une poussée de 13.600 kilos. On ignore la poussée nominale du Curtiss-Wright. General Electric propose le J-93 avec un étage de compresseur supplémentaire ou une soufflante arrière. Le supplément de puissance nécessaire pourrait éventuellement être fourni par la post-combustion. Les moteurs militaires existant actuellement présentent l’inconvénient d’avoir une consommation spécifique trop élevée pour l’exploitation civile et il semble qu’on ne gagnerait guère à les modifier.

En dehors des questions relatives à la cellule et aux moteurs proprement dits, de nombreuses recherches doivent être faites sur les techniques de fabrications à employer pour les matériaux tels que le titane et l’acier inoxydable et sur le comportement de ces métaux sous charge aux températures élevées, de même que dans le domaine des carburants et des lubrifiants ou des ondes de pression supersoniques. Il faut étudier également la question de la simulation des conditions d’exploitation, l’aérodynamique générale de l’appareil, la stabilité aux basses vitesses, etc…

Le calendrier du programme d’études est le suivant : le 15 novembre 1963 les motoristes devraient avoir remis les premiers chiffres de performances aux avionneurs. De leur côté, les compagnies aériennes intéressées désirant obtenir les propositions des constructeurs de cellules et de moteurs pour donner leur appréciation devaient se signaler avant le 13 décembre à la FAA. Cette dernière communiquera une semaine plus tard leurs noms aux avionneurs et aux motoristes qui enverront à ces compagnies leurs propositions avant le 15 janvier.

A partir du 20 janvier les constructeurs pourront présenter leurs propositions  verbalement à la FAA ainsi qu’aux représentants des compagnies et à tous les intéressés et répondre aux questions qui leur seraient posées. Les résultats de l’examen des propositions par les compagnies doivent être soumis avant le 18 mars à la FAA qui les étudiera pendant une semaine.

Au début mai les décisions prises pour l’attribution des marchés seront annoncées. La deuxième phase du programme c’est-à-dire l’étude de la cellule, des moteurs et des équipements demanderait un an environ. La phase n° 3 comportera ensuite la construction, l’essai et la mise au point des deux prototypes.

Même en réussissant à appliquer ce programme point par point il semble difficile qu’on arrive à réduire l’avance d’une année et demie prise par le projet européen, la construction du “Concorde” devant commencer vers le milieu de 1964.